« Dans sa récente tribune, Jean-Marc Lhuillier pose des questions essentielles pour chaque travailleur social. Il interroge l’importance donnée selon lui par les professionnels à l’éthique par rapport au droit, semblant regretter et craindre en même temps une position qui pourrait mener les professionnels dans un mur. Afin d’illustrer une partie de son argumentation, il cite quelques phrases extraites de mon intervention en 2007 lors des IIes assises nationales de la protection de l’enfance. Or les conclusions qu’il en tire ne résistent pas à l’étude. De plus, elles déconsidèrent l’analyse et la position de l’ANAS, position dont il affirme que “naturellement [elle] ne peut qu’être critiquée”.
Mon intervention lors de ces assises consistait en une analyse critique de la loi du 5 mars 2007 quant à l’automaticité de la transmission d’une information préoccupante prévue à l’article L. 226-2-1 du code de l’action sociale et des familles. Nous affirmons en effet qu’une telle transmission est et ne peut être qu’un acte éthique. Cela signifie, comme le précise l’ANESM, l’aboutissement “d’une réflexion qui vise à déterminer le bien agir en tenant compte des contraintes relatives à des situations déterminées”. Donc, si la transmission de l’information préoccupante risque de se révéler contraire à l’objectif d’aide et de protection de l’enfant, la question de la pertinence de cette transmission ne peut être éludée du fait de la seule référence à un texte, fût-il de loi. Voilà la question discutée lors des assises.
A partir de deux passages de mon propos, Jean-Marc Lhuillier dénonce avec force ce qu’il semble y avoir lu : “Le droit ne peut être considéré comme un élément à prendre en compte parmi d’autres […], le respect des procédures ne peut sans cesse être remis en cause par chaque salarié sans appeler à des sanctions justifiées […], l’appel à ne pas appliquer le droit ne peut que se révéler dangereux, […] on ne peut à la fois dénoncer la non-application du droit par les autorités et se dispenser de l’appliquer quand un professionnel estime, selon sa seule appréciation, qu’il n’est pas favorable à l’usager, […] sentiment de défiance des institutions […], d’autonomie totale et de toute-puissance.” Il conclut cette lourde charge en sous-entendant que nous inviterions les professionnels à subir une condamnation pénale pour… en attendre un titre de gloire. Et d’ajouter, sûr de son propos, que l’exemple donné via mon intervention montre que la “place que prend le droit suscite des oppositions radicales”!
Cependant, la simple lecture de l’intégralité de mon intervention (2) permet de mesurer l’écart avec la description qui en est faite. Ainsi, je concluais mon intervention par ces mots : “Enfin, il est possible qu’en débutant mon intervention par une relativisation du cadre légal, j’ai choqué certains d’entre vous. Je finirai donc en les rassurant et en rappelant l’article L. 112-4 créé par la loi du 5 mars 2007 : ‘L’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant’ Cet article me semble suffire à justifier légalement la non-transmission automatique d’informations à la cellule départementale.”
Je montrais ainsi que l’acte éthique relatif au choix de transmettre ou pas était compatible avec la loi. On peut évidemment discuter cette position et notre lecture du L. 112-4. Mais on ne peut me reprocher d’avoir laissé la loi de côté. C’est bien une lecture simple de la loi (information préoccupante = transmission) qui était contestée. J’ajoute que l’analyse faite depuis par les juristes Laure Dourgnon et Pierre Verdier sur l’articulation des articles L. 226-2-1 et L. 226-2-2 les amène à conclure que pour les professionnels concernés par le L. 226-2-2, “contrairement à une lecture rapide ou tronquée, la transmission au président du conseil général n’est pas obligatoire” (3). Notre position défendue aux assises s’en trouve donc renforcée… sur le plan légal.
Le reste des critiques ne résiste pas plus à la lecture. Nulle part nous n’appelions à “sans cesse remettre en cause les procédures”, mais nous avons souligné de façon certes rapide un risque contenu dans la procédure, à savoir l’appauvrissement et la perte du sens de l’intervention. Avons-nous invité les professionnels à choisir selon leur seule appréciation d’appliquer ou pas le droit ? Certainement pas. A plusieurs reprises, j’appelais les professionnels à confronter leur évaluation avec celles de professionnels-ressources, parmi lesquels j’intégrais les pairs et les cadres…
Alors, pour ce qui est de la toute-puissance et de la défiance envers les institutions, il faudra chercher ailleurs. Enfin, l’incitation à aller vers une condamnation et la gloire (quelle gloire ?) qu’elle amènerait, ne tient pas la route. Nous invitons toujours les professionnels à construire un positionnement qu’ils peuvent argumenter et dont ils pourront répondre, que ce soit devant les personnes bénéficiaires ou devant une autorité.
Pour parvenir à sa construction, Jean-Marc Lhuillier a vu dans quelques phrases ce qui n’existe pas dans nos propos. Alors que signifie cette représentation d’une opposition entre des professionnels d’un côté et le droit et les institutions de l’autre ? Qu’est-ce qui gêne avec l’éthique et quel rapport avec la question du risque ?
Entre le légal (ce que dit le droit) et le légitime (ce qui donne le droit de…), il peut y avoir antagonisme. Et nous pouvons constater que, parfois, le non-respect du droit est bien supporté par tous les acteurs (travailleurs sociaux, directions, procureurs et juges), voire qu’il est encouragé…
De nombreux exemples historiques ou actuels démontrent qu’heureusement, parfois, les professionnels n’ont pas une lecture rigide et dogmatique du droit, et même, ne s’en sont pas tenus du tout au droit. Avec la tolérance de la justice dans la plupart des cas. Nous n’avons pas attendu l’autorisation donnée dans la loi du 5 mars 2007 de partager certaines informations quand ce partage était la condition essentielle de la protection d’un enfant ; nous ne pratiquons pas la délation auprès du préfet quand nous rencontrons une femme victime de violences conjugales alors même que la loi sur la prévention de la délinquance nous y oblige, nous accompagnons les familles en situation irrégulière, de nombreux professionnels ont accompagné des femmes lors d’interruptions volontaires de grossesse quand elles étaient illégales…
Nous avons appris lors de nos études que si la loi organise parfois de nouvelles pratiques en impulsant des changements sociétaux, elle vient aussi en légaliser certaines déjà en vigueur, épousant le changement sociétal déjà existant. Nous avons été formés à la vie d’une loi : entre l’esprit de la loi, la loi et l’application de la loi, des écarts importants existent. Des contradictions entre le droit et les choix fondés sur l’éthique peuvent exister. Cependant, ces situations sont en nombre limité car l’éthique et le droit se conjuguent généralement fort bien.
Le droit offre une série de textes dont l’harmonie ou la cohérence ne sautent pas toujours aux yeux. Ces incohérences se font encore plus importantes lorsque nous comparons les textes du droit français, le cadre européen et des textes fondateurs tel que les conventions des droits de l’Homme ou des droits de l’Enfant. Et quand le droit devient, dans un contexte politique donné, totalitaire, doit-on s’y soumettre et l’appliquer ? Et quand l’application de la loi nuit à la mission, elle aussi légale, qui nous est confiée, que fait-on ?
Si, pour reprendre l’exemple sur les informations préoccupantes, je lis l’article L. 226-6-1 seul, les choses paraissent simples. Si je lis ensuite le L. 112-4, je trouve une confrontation entre deux idées : la transmission de l’information préoccupante d’un côté, et l’intérêt de l’enfant qui doit guider tous choix en matière d’intervention du professionnel. La marge d’interprétation, donc de manœuvre, apparaît à partir de ces deux injonctions, qui dans certaines situations seront compatibles. La première étape pour les professionnels consiste bel et bien à se plonger dans les textes de loi, à les analyser finement et y trouver toutes les pistes possibles qui en émergent. Ainsi, à plusieurs occasions (4), cette méthode a été mise en œuvre par nos soins afin de maintenir des pratiques respectueuses des valeurs du travail social et des personnes.
Mieux encore, nous sommes souvent des acteurs du respect du droit (5) par les institutions. J’ajouterai une nuance entre deux types de non-respect du droit, celui de certains professionnels et celui de certaines institutions. Pour les premiers, c’est le plus souvent pour obtenir une réponse mieux adaptée aux besoins de la personne reçue. Pour les secondes, c’est le plus souvent pour le priver d’un droit et adapter la réponse aux besoins… de l’institution. Il y a clairement une différence de nature entre les deux positions. Et je précise que ce travail de rappel ou interpellation des décideurs est un acte fréquent chez les travailleurs sociaux. En tant qu’association professionnelle, nous avons très majoritairement affaire à des collègues qui œuvrent justement à faire respecter le droit, et notamment face à l’adoption de protocoles ou procédures comportant des atteintes aux droits des personnes.
Cela constitue pour eux une confrontation à des autorités (hiérarchique, administrative, judiciaire, médicale). Cette confrontation, quelle qu’en soit la forme, est toujours marquée par la dimension du conflit. Le champ de l’éthique ne se confond en effet pas avec celui de la neutralité, mais bel et bien avec celui du conflit.
Dans ces conditions, il est aisé de comprendre que le positionnement professionnel, construit à partir du droit, de l’éthique et des demandes de l’institution et de l’usager ouvre sur au moins deux situations de conflits : quand l’institution ne respecte pas la loi d’une part, et d’autre part lorsqu’elle en demande une application contradictoire avec l’intérêt de la personne.
Ces deux cas amènent donc le professionnel à prendre des risques :
vis-à-vis de la personne reçue : n’oublions pas que c’est elle qui se trouve au centre de l’intervention et de ses objectifs. Quelle prise de risque est nécessaire pour que sa situation s’améliore ? Voilà le premier lieu d’exposition au risque : pour cet autre, situé dans un autre espace que le nôtre ;
vis-à-vis de l’institution : avoir un désaccord sur le rapport à la loi pratiqué dans une institution est un acte qui expose le professionnel. Il peut vivre en retour des conséquences négatives directes et indirectes de ce conflit, des pressions importantes de la part de sa hiérarchie ;
vis-à-vis de la justice : quels sont les arguments que je peux avancer qui justifient professionnellement le choix que je fais de prendre une voie semblant, au regard d’une évaluation croisée, moins risquée que celle que préconise la stricte application du droit ?
C’est en cela que nous avons une culture du risque à développer. Pour nous situer dans nos choix et les risques connexes qu’ils engendrent, nous avons à articuler éthique de conviction et éthique de responsabilité, à nous mettre au service d’une fin tout en prenant en compte ce qui est réalisable dans un contexte donné.
L’autonomie du professionnel engendre dans les institutions la crainte d’une perte de sa maîtrise. Cela fait peur. Les établissements vivent de plus en plus au rythme de guides de bonnes pratiques, de procédures et de dispositifs, répondant à des normes et permettant d’obtenir des labels. Autant d’outils qui peuvent être intéressants quand ils ne se substituent pas à l’objectif. Actuellement, s’appliquer à les respecter semble garantir à la fois le respect de la personne et lui fournir l’aide appropriée dont elle a besoin. Une belle histoire qui relève du conte de fées… Les témoignages sont nombreux qui nous disent aujourd’hui que ces outils deviennent une fin en soi, que les institutions se servent de ces moyens pour d’abord parvenir à leurs propres fins, et trop souvent au détriment de l’accompagnement des personnes. Nous avons donc théoriquement de plus en plus de conflits possibles. Et pourtant…
La culture bureaucratique s’installe et gagne du terrain. Les professionnels sont pris dans ces logiques et ont souvent la plus grande difficulté à passer du constat d’un fonctionnement qui pose problème dans son rapport avec le droit, à un acte assumé visant à contester une pratique ou à en défendre une autre. Ce qui est à craindre aujourd’hui, ce n’est pas le travailleur social autonome et critique. Mais bel et bien celui que produisent nombre d’institutions : un travailleur social bureaucrate, invité à faire confiance à sa hiérarchie et à se contenter d’appliquer des consignes et des lois, voire des procédures et protocoles illégaux : fichage des populations pauvres par le remplissage de fichiers informatiques illégaux, échanges non justifiés sur des situations nominatives, conditions abusives conditionnant l’obtention d’aides financières, l’accueil ou l’expulsion de centres d’hébergement, l’attribution de prestations légales, etc. Celui-là quitte la position tierce, essentielle en travail social, qui le distancie de l’institution et de la personne. Il devient un agent d’exécution de l’une sur l’autre.
Finalement, je partage l’essentiel de la partie finale de la tribune de Jean-Marc Lhuillier, radicalement différente, voire contradictoire, avec le début de ses propos. Son argumentation n’était pas tenable au regard des nombreuses situations où l’éthique peut et doit guider des actes en contradiction avec le droit. Il nous invite sous une forme tortueuse à une “transgression en douceur” doublée d’une contestation collective se situant dans le débat politique. Le voilà qui valide finalement, après l’avoir fortement mis en cause, notre position associative et mon intervention aux assises de la protection de l’enfance. Et il encourage avec nous les professionnels à permettre qu’éclosent des conflits de valeurs et de références dans le secteur du travail social, ces conflits qui sont autant d’atouts pour que naissent un nouveau droit et de nouvelles règles toujours plus adaptés aux personnes. »
Contact :
(1) Son texte s’intitulait « Droit, éthique et travail social : le retour d’Antigone ! » – Voir ASH n° 2710 du 20-05-11, p. 30.
(2) Consultable dans le numéro de décembre 2007 du Journal de l’action sociale et mise en ligne sur le site de l’ANAS
(3) Voir « Le secret professionnel est-il opposable au maire et au président du conseil général ? Guide de l’accès aux informations sur la vie privée des personnes à l’usage des élus et des chefs de services » – Journal du droit des jeunes – Revue d’action juridique et sociale n° 284, avril 2009.
(4) Par exemple, la loi sur la prévention de la délinquance du 5 mars 2007 et la transmission d’informations aux maires, les contrats de responsabilité parentale ou la question des informations préoccupantes.
(5) Sur le dossier des données de l’Observatoire national de l’enfance en danger, sur les obligations des conseils généraux au regard de l’aide aux familles prévues par les textes et pourtant trop souvent non respectées, sur les logiciels utilisés sans autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés en matière d’accompagnement, etc.