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« Le système sécuritaire est fondé sur la peur »

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Peines planchers, plaider-coupable, jurés populaires… L’exercice du métier de juge est de plus en plus encadré par des réformes inspirées par les concepts sécuritaires importés des Etats-Unis. Dans son nouvel ouvrage « Juger », Serge Portelli, vice-président du tribunal de grande instance de Paris, rappelle que les magistrats ont pourtant les moyens de continuer à défendre une justice réellement démocratique et respectueuse des libertés.

Les juges doivent faire face à un nouveau péril que vous qualifiez de « doctrine sécuritaire ». Quelle en est la nature ?

Il s’agit d’un mouvement mondial très inspiré de ce qui se passe aux Etats-Unis. Le sécuritarisme repose sur quelques idées fortes, en particulier le principe de précaution. Celui-ci a été initié dans les domaines de la santé et de l’environnement. Tant que l’on n’est pas certain de la nocivité ou de l’innocuité d’un produit, on l’interdit. Le problème est lorsqu’on entend l’appliquer aux hommes, et plus seulement aux choses. Pour vivre en sécurité, ce qui est une aspiration légitime, il faut prendre un maximum de précautions contre les hommes eux-mêmes. Jusqu’alors, pour se protéger des criminels, la loi définissait précisément ce qui était interdit. Le corollaire étant que tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé. Ce qui est la base même de la démocratie. Mais à partir du moment où l’on estime qu’il faut se protéger non seulement des gens qui commettent des infractions, mais aussi de ceux qui pourraient devenir des délinquants ou des criminels, on sort du cadre de la loi. On voit alors surgir toute une armée d’experts et d’hommes politiques qui s’arrogent le droit de désigner ceux qui peuvent être dangereux : les fous, les récidivistes, les étrangers, les jeunes… Certains croient que si l’on arrive à déceler assez précocement des signes de violence, on évitera le passage à l’acte. On est dans le fantasme de la sécurité absolue. Malheureusement, ce sécuritarisme a encore de beaux jours devant lui car il est présent de façon diffuse dans toute la société. Il nous conduit à une société du contrôle et de l’enfermement dont les Etats-Unis, qui sont pourtant une démocratie, donnent l’exemple le plus terrible qui soit.

En quoi les réformes actuelles de la justice participent-elles à ce sécuritarisme ?

Quelque chose m’a frappé dans l’affaire DSK, c’est le fait que la majeure partie des affaires criminelles aux Etats-Unis n’arrive jamais jusqu’au tribunal. Il n’y a en réalité que très peu de jugements. Tout passe par des négociations entre les parties, le procureur, la défense, la victime. Cela constitue une terrible machine archaïque à produire des aveux que l’on échange contre des réductions de peine. C’est le système du plaider-coupable, que l’on veut étendre en France aux affaires criminelles. La première étape de la politique sécuritaire consiste à juger le plus vite possible. C’est ce que j’appelle le « juge minimum » que l’on a vu émerger avec la mise en œuvre des peines planchers. Mais avec l’extension du plaider-coupable, la dernière étape pourrait être : plus de juge du tout.

Pour quelle raison le « discours victimaire », selon votre expression, renforce-t-il le sécuritarisme ?

Beaucoup de proches ou d’associations de victimes souhaitent éviter que des souffrances subies se reproduisent. C’est légitime. Mais quelles conséquences en tirer ? Pour être certain d’éviter toute récidive, celui qui a commis un crime devrait être exclu de toute vie sociale. On retrouve donc dans le discours victimaire beaucoup d’appels à l’enfermement ainsi que des mises en accusation de la justice et de l’Etat. Les gens estiment que si l’un de leurs proches a été victime, c’est que l’on n’a pas pris assez de précautions. Mais en examinant n’importe quelle vie, on peut trouver des signaux d’alerte. Des millions d’enfants ont un jour arraché les ailes des mouches sans pour autant devenir plus tard des criminels. Et de grands criminels n’ont jamais manifesté de comportements inquiétants avant de passer à l’acte.

Le respect des droits de l’Homme et des libertés est, selon vous, la colonne vertébrale du métier de juger. C’est-à-dire ?

Durant la Seconde Guerre mondiale, la justice a véritablement atteint le fond. Elle est tombée dans une dépendance absolue au pouvoir. Et à la Libération, on s’est rendu compte que, pour que l’homme puisse exister, il devait jouir d’un certain nombre de droits fondamentaux supérieurs à toutes les lois. Par exemple, on n’a absolument pas le droit de torturer quelqu’un. Il n’y a pas d’exception possible. Cette référence aux droits de l’Homme et aux libertés fondamentales est d’autant plus importante que l’on connaît une inflation législative et qu’il devient très difficile de s’y retrouver dans des textes parfois contradictoires. La loi perd de son sens et de sa force. D’où la nécessité de pouvoir se référer à des valeurs supérieures, même si celles-ci peuvent aussi évoluer.

Les juges se sont-ils départis de la culture de la soumission qui, dites-vous, a longtemps été la leur ?

Oui, mais très progressivement, et ils n’en sont pas encore tout à fait sortis. Le juge se situe dans une sorte de révolution darwinienne en se détachant progressivement du pouvoir tout en subissant la tentation permanente de revenir à ce que j’appelle sa « position fœtale ». Car le rôle du juge est totalement inconfortable, et il risque à tout moment de s’en remettre, par facilité, aux exigences du pouvoir et de l’idéologie du moment. Le problème est particulièrement complexe en France avec, d’un côté, les procureurs, qui sont soumis statutairement à leur hiérarchie. Ils ne sont évidemment pas sans conscience mais ils doivent mettre en œuvre les décisions des politiques. Et, de l’autre, les juges, qui sont normalement indépendants du pouvoir. On sait cependant qu’il existe entre les deux des passerelles, des zones d’ombre… Le fait de juger, tout comme le maintien de la démocratie, est un combat permanent.

En quoi la question de la garde à vue vous paraît-elle emblématique de cette évolution ?

La garde à vue telle qu’elle était pratiquée jusque-là était un héritage lointain mais réel de la torture. L’idée qui la sous-tend est que la vérité vient de la contrainte exercée sur les personnes. La Cour européenne des droits de l’Homme avait rappelé à plusieurs reprises que dans une démocratie, lorsque l’on est arrêté par la police, on doit pouvoir exercer un certain nombre de droits. Les juges français ont mis plus de temps à réagir mais ils ont été aidés, paradoxalement, par Nicolas Sarkozy, qui a fait de l’arrestation, de la garde de vue et de l’enfermement l’un de ses chevaux de bataille. Le nombre de gardes à vue a explosé et les juges ont fini par se dire : stop ! Petit à petit, il y a eu une prise de conscience du fait qu’il existait des règles et des valeurs qui devaient aussi s’appliquer à l’atteinte la plus forte qui soit, la restriction de la liberté d’aller et venir. Nous étions quelques juges à estimer que les gardes à vue prononcées dans un certain nombre de cas étaient juridiquement nulles. Nous avons donc rendu des décisions en ce sens.

Vous plaidez pour que la justice prenne en compte l’homme dans sa complexité. Est-ce audible par les défenseurs d’une justice sécuritaire ?

Certains d’entre eux affirment que vouloir comprendre le criminel, c’est déjà chercher à excuser le crime. C’est une folie absolue ! Comment condamner quelqu’un simplement après avoir parcouru son casier judiciaire et son dossier ? En outre, on a parfois tendance à croire que pour comprendre un criminel ou un délinquant, il faut mettre en place toute une batterie de tests et d’expertises. Pour ma part, je pense que comprendre, c’est déjà simplement accepter de consacrer cinq minutes à l’individu que l’on juge. C’est créer un lien de parole avec celui qui est en face de soi. C’est la volonté d’assumer l’autre comme un être humain, et pas simplement comme un numéro dans un flux que l’on a à gérer.

Comment les juges peuvent-ils aller vers cette justice plus humaine que vous appelez de vos vœux ?

Je pense que l’évolution entamée après la Seconde Guerre mondiale reste vivace. Les droits de l’Homme constituent des valeurs propres à l’humanité à redécouvrir sans cesse. En outre, il me semble que le système sécuritaire a ses limites car il est fondé sur la peur. Il actionne ainsi un ressort qui le conduit à sa perte. L’espérance que je porte c’est que, en France ou ailleurs, se produise au sein de la société civile un rejet de cette politique. Du côté de la justice, si les jeunes magistrats sont assez en phase avec ces interrogations, on ne peut pas imaginer que du jour au lendemain tous les magistrats prennent conscience de ce qu’est devenu leur métier et du rôle qu’ils doivent jouer dans une démocratie. Sans compter que dans les années à venir, l’Etat continuera à vouloir minimiser le rôle des juges, l’exemple le plus récent étant l’instauration des jurés populaires en correctionnelle. Mais il y aura aussi une montée en puissance de ce que j’essaie de promouvoir dans ce livre et que je partage avec beaucoup de juges, même si nous sommes encore minoritaires.

REPÈRES

Serge Portelli est vice-président du tribunal de grande instance de Paris. Juge d’instruction durant vingt-cinqans, il est membre du Syndicat de la magistrature. Auteur de nombreux ouvrages, il publie Juger (Ed. de l’Atelier, 2011). Il est également l’auteur de Récidivistes. Chroniques de l’humanité ordinaire (Ed. Grasset, 2008) et de Le sarkozysme sans Sarkozy (Ed. Grasset & Fasquelle, 2009).

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