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Le dilemme de l’objectivation de la subjectivité

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Comment articuler objectivité et subjectivité dans l’accompagnement social ? La question est familière aux professionnels du secteur. Mohammed Mechkar, formateur à l’Ecole santé social Sud-Est à Lyon, s’en saisit.

« Dans une contribution intitulée “Eloge de la subjectivité” (1), notre collègue formatrice Muriel Junique a donné une importance cruciale aux “émotions” dans l’accompagnement social. Leur réhabilitation me paraît en efffet indispensable dans la formation, comme dans la pratique, de nos futurs travailleurs sociaux. La démesure scientifique (le scientisme) et intellectuelle dans le travail social (ainsi que dans le champ des sciences sociales en général) a conduit à sous-estimer leur importance, ce qui a eu pour conséquence de brouiller les repères dans l’action sociale.

Je souhaite cependant apporter quelques précisions pour éviter d’opposer objectivation et subjectivité, ce qui est un contresens. Bien que l’article en question s’attaque farouchement à l’“objectivation”, il contient, à maintes reprises, des développements qui vont directement dans le sens de l’objectivation. “Nous savons bien, nous autres professionnels de la rencontre, qu’à tout moment nos émotions peuvent prendre le pas sur notre raisonnement. […] Notre professionnalisme consiste à reconnaître le dérapage qui est le nôtre et à nous donner les moyens, essentiellement par la parole échangée avec d’autres, de retourner à une posture professionnelle ajustée” : ce passage est un parfait exemple de l’objectivation. C’est en cheminant avec l’autre, au-delà de la subjectivité, que nous pouvons nous diriger vers ce qui est appelé communément l’intersubjectivité.

Que signifie au juste le terme “objectiver” ? Il s’agit en quelque sorte de quitter notre subjectivité momentanément pour la partager, la mettre en commun, voire en tension, avec le premier concerné : l’usager-citoyen(ne), la personne bénéficiaire, bref l’“autre”. Il s’agit avant tout de la retravailler (professionnellement) sur le fondement éclairé d’une éthique de la rencontre et de la reconnaissance de l’autre. Tout cela dans l’objectif de transformer ce vécu en une connaissance et un support favorisant l’intersubjectivité, condition sine qua non pour contribuer (très modestement) à l’élaboration du projet de vie de l’autre…

Ainsi nous évitons les écueils, les excès et le fondamentalisme qui peuvent ériger l’objectivation en un tyran invalidant le rôle de la subjectivité. En fait, “l’objectivation est un ensemble de méthodes propres à faire de la subjectivité un objet de connaissance” (2). Si et seulement si nous respectons cette limite et celles qu’impose la distinction entre le vécu et la connaissance du vécu, nous serons en mesure de cultiver la tension engendrée par le couple subjectivité-objectivation et capables de dépasser deux illusions qui font obstacle à la valorisation du travail social. La première consiste à sacraliser le vécu de l’usager, à le rendre immuable, intemporel, voire intouchable et par conséquent non objectivable. La seconde, à l’opposé, consiste à le traiter comme on le ferait de données simples, parfois chiffrées, à le couper de l’histoire personnelle, à le dissocier de sa valeur humaine et par conséquent sur-objectivable.

Depuis Platon, le mythe de la caverne n’a cessé de questionner la relation de la subjectivité à l’objectivité, et continue aujourd’hui encore, malgré les avancés indéniables notamment scientifiques. Comme le souligne Francis Alföldi, “il importe de distinguer objectivation et objectivité. […] La première tend vers la seconde, elle ne peut pas l’atteindre” (3).

C’est pourquoi il est préférable aujourd’hui de parler d’évaluation diagnostique du vécu de l’usager-citoyen au lieu de parler du “diagnostic” renvoyant à la dimension médicale, longtemps considérée comme objective et seule crédible scientifiquement. L’intégration de l’approche de la complexité dans le travail social nous sert énormément pour modérer notre “maîtrise” du vécu de l’autre en réhabilitant non seulement notre subjectivité mais aussi celle de la personne concernée. Mais en l’absence d’une démarche d’objectivation, les effets de la subjectivité (les émotions) sont nuls, voire, dans certains cas, pervers.

Cependant la question du vécu et du vrai statut de la subjectivité semble d’actualité et son partage reste problématique dans une société de plus en plus égocentrique. Comme le remarquent Alain Berthoz et Jean-Luc Petit (4), “nous n’avons actuellement en physiologie aucun moyen de bien comprendre ce qu’est un vécu. On trouve une difficulté semblable dans le domaine des émotions avec le sentiment qui est une combinaison complexe de perçu et de vécu.” »

Contact : mechkar@essse.fr

Notes

(1) Voir ASH n° 2660 du 21-05-10, p. 27.

(2) Anne-Marie Favard, L’évaluation clinique en action sociale – Ed. érès, 1991.

(3) L’évaluation en protection de l’enfance – Théorie et méthode – Ed. Dunod, 1999.

(4) In Phénoménologie et physiologie de l’action – Ed. Odile Jacob, 2006.

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