« Liberté de conscience, égalité de traitement de tous les cultes, dévolution de la sphère publique à l’intérêt commun » : le triptyque de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat a suffi pendant longtemps à définir la laïcité. Mais ces dernières années auront été celles de sa fragilisation. Jeunes filles stigmatisées dans certains quartiers lorsqu’elles ne portent pas de voile, prosélytisme de plus en plus agressif des prédicateurs de toutes confessions, revendications vestimentaires, alimentaires, éducatives, sanitaires en lien avec la religion : la multiplication des contournements de la loi a ébranlé le pacte établi depuis des décennies entre la société civile et la religion.
Secteur particulièrement exposé : le travail social, non seulement en raison de sa mission d’intérêt général, mais également en raison de son histoire. « La laïcité et l’action sanitaire et sociale sont deux notions qui se sont croisées et rencontrées en permanence », expliquait Jean-Paul Scot, historien spécialiste de la laïcité, le 29 mars dernier, lors d’une journée sur la laïcité dans l’action sociale et le sanitaire organisée par l’IREIS (Institut régional et européen des métiers de l’intervention sociale) (1). En témoigne la création du droit à l’assistance et au secours mutuel en 1792 au lendemain de la Révolution française et le début de l’affranchissement des professions sociales de leurs racines religieuses. Et le XIXe siècle ne sera qu’une succession d’étapes vers la séparation de l’organisation sanitaire et sociale de la toute-puissance de l’Eglise.
La situation est d’autant plus rude que le principe laïque semble lui-même soumis à de multiples interprétations. « Certains, au nom de la laïcité positive, de la laïcité moderne, ou des accommodements raisonnables, proposent d’adapter la laïcité. Certains encore la réduisent à l’autonomie des pouvoirs spirituels et temporels. De même, beaucoup d’hommes politiques, à droite comme à gauche, confondent et emploient le terme de tolérance à la place de laïcité en définissant la laïcité comme le traitement équitable de toutes les religions. Ce faisant, ils réservent la laïcité aux croyants et oublient les agnostiques et les athées », dénonce Jean-Paul Scot. De son côté, Henri Peña-Ruiz, philosophe de la laïcité, n’hésite pas à parler de climat « nauséabond », dont le débat sur l’identité nationale, lancé en 2009 par l’ancien ministre de l’Immigration Eric Besson, et celui sur la laïcité et la place de l’islam en France, en avril 2011 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, ne sont qu’une illustration. « Aujourd’hui, nous sommes face à la tentation d’un modèle politique réduisant l’Etat à ses fonctions minimales, un Etat asocial soucieux de ne plus assumer par l’impôt la solidarité redistributive, et qui, comme au XIXe siècle, attribuerait aux religions un rôle de substitut de justice sociale. » Ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République, Henri Peña-Ruiz ne décolère pas devant l’affaiblissement continu de l’école publique, « pour parer de privilèges l’école privée et religieuse », ou la réduction de l’offre de soins et des hôpitaux de proximité, « pour désimpliquer l’Etat de ses fonctions sociales. Ce sont des signes qui ne trompent pas. Après avoir asphyxié les services publics par manque de crédit, on s’apprête, dans certains milieux, à réécrire la loi de 1905 pour refinancer le culte sur fonds publics ! »
Inséparable de la question de l’immigration en France, la montée du sentiment religieux a pris chacun à contre-pied sur le terrain. « Le prisme antérieur à travers lequel on considérait l’immigration était celui de la culture différente. Il se disait, se percevait, s’analysait que les jeunes issus de l’immigration étaient entre deux cultures et on référait leurs problèmes à cette double appartenance. C’est pourquoi cette expression du fait religieux chez des jeunes socialisés en France de longue date était inattendue, donc si violente », avance Faïza Guelamine, sociologue et responsable de formation à l’Andesi (Association nationale des cadres du social) (2). Dans tous les secteurs exposés – écoles, prévention spécialisée, foyers, prisons –, des travailleurs sociaux se retrouvent seuls face à leur propre relation au religieux. Certains adoptent des stratégies d’évitement, d’autres acquièrent une méfiance généralisée envers tout pratiquant, proche de la discrimination. Faïza Guelamine se souvient d’éducatrices tétanisées par les revendications de jeunes filles qui leur affirmaient tout à coup qu’elles voulaient un mari, se voiler et rester chez elles. Peur liée à la méconnaissance de ce qui se joue sous de telles demandes ? En tous cas, estime la sociologue, rares sont les professionnels qui s’autorisent à saisir ces situations dans le cadre d’une relation éducative : « Les acteurs du travail social ne savent pas nommer ces problématiques, car cela pose des problèmes éthiques. Est-ce que je viole la liberté de conscience de la personne si je lui renvoie que nous sommes dans un cadre laïque et que telle ou telle attitude n’est pas acceptable ? Si cela pose tant de problèmes éthiques et déontologiques, c’est parce que, qu’on le veuille ou non, les travailleurs sociaux se retrouvent au centre de ces fameuses tensions qui traversent la société. »
Une responsabilité bien lourde. D’autant que la réflexion théorique tarde elle aussi. Alors que de nombreux travaux de recherche ont été conduits sur des domaines d’actualité comme l’exclusion ou l’insertion, la prise en compte du fait religieux reste encore faiblement théorisée dans le champ social, explique Manuel Pélissié, directeur général de l’IREIS : « Il existe, certes, des réponses élaborées par certains services, mais il est difficile de les évaluer en raison d’une certaine prudence. D’une part, cela reste très médiatique et très vite confisqué par le politique et, d’autre part, dès qu’on essaye de les objectiver, on ne décrit plus les mêmes situations car elles sont la plupart du temps indétachables de leur contexte. »
Les réponses institutionnelles sont au diapason. La simple organisation d’un camp de vacances durant le ramadan est devenu une hantise pour nombre de municipalités. Son maintien durant cette période suppose en effet de réfléchir à la gestion des repas et des activités, au risque sinon d’imposer le rythme de l’islam aux non-pratiquants. Au point, rapporte Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux (3), qu’une ville comme Roubaix a fait circuler des directives en 2010 recommandant de ne pas inscrire aux centres de loisirs les jeunes faisant le ramadan. « Un texte discriminatoire, car on n’a pas le droit de refuser un service à quelqu’un sur le critère d’une religion. » De même, pour concilier la liberté religieuse des travailleurs sociaux avec le bon fonctionnement de l’activité, certaines structures privées ont appliqué la circulaire du 31 décembre 2009 sur les autorisations d’absence des fonctionnaires, qui prévoit que les agents juifs, bouddhistes, orthodoxes et musulmans peuvent bénéficier de trois jours pour fête religieuse, sauf nécessité de service. Conséquences : les autres salariés disposent de trois jours fériés en moins que leurs collègues croyants… Et que dire de cette circulaire de la protection judiciaire de la jeunesse du 2 novembre 2006 qui recommandait aux foyers de retirer le porc des tables dans l’objectif de pacifier les revendications alimentaires d’une partie des usagers ? Le résultat ne s’est pas fait attendre. Considérant cette mesure comme une première victoire, les jeunes musulmans placés dans ces institutions ont multiplié les demandes de viande halal… Aujourd’hui, certains foyers ne servent plus que de la viande halal. « Comme personne ne connaît les balises légales de la gestion des conflits, c’est le rapport de force qui l’emporte », commente Dounia Bouzar. Selon l’anthropologue, le traitement de la diversité religieuse dans le respect de la laïcité pose aujourd’hui plus de questions qu’il ne trouve de réponses. « Nous sommes à chaque fois dans le tâtonnement, à la recherche du plus petit dénominateur commun pour ne pas provoquer de séparation et, en même temps, ne pas imposer une norme. »
Sans compter que le débat dans le champ social doit composer avec la présence historique de nombreuses institutions confessionnelles, à 95 % catholiques. Si la plupart d’entre elles ont su laïciser leur missions auprès des usagers, certaines continuent d’affirmer haut et fort leur identité religieuse. A l’image de la fondation Apprentis d’Auteuil, gestionnaire d’environ 200 structures financées au titre de la protection de l’enfance, qui « accueillent, éduquent, forment et insèrent en lien avec l’Eglise, les collectivités territoriales, l’enseignement catholique ». Beaucoup d’acteurs sociaux peuvent aussi témoigner de l’existence dans leur région d’un intégrisme qui n’a rien à envier à celui de l’islam. Comme ces deux associations confessionnelles rhônalpines récemment accusées par leur propre évêché de « dérive sectaire » auprès de toxicomanes ou de personnes en rupture sociale. « C’est un peu une question masquée sous le travail social », regrette Bernard Paemelaere, responsable pédagogique de la filière « moniteur-éducateur » à l’IREIS (antenne de la Loire). Dans le module de formation « travail social, religion et laïcité », mis en place dans cet institut, des garde-fous ont été posés pour rétablir une parité entre les différentes religions. Notamment, un diacre responsable d’un lieu de vie et un imam ont pu y intervenir. Pourtant, ce formateur ne peut que constater la difficulté de sensibiliser les étudiants à leur nécessaire neutralité, condition première d’un exercice laïque. Très critiques envers le « moralisme chrétien », ceux-ci manifestent en revanche une « grande ouverture pour l’aspect cultuel et pratique de l’islam », devenu la principale référence dans les quartiers. « La difficulté se double du fait qu’on a beaucoup développé le respect des différences dans le travail social. Si bien que, pour les étudiants, leur pratique ne s’inscrit pas dans une logique laïque classique. Le droit à la différence passe avant le devoir d’égalité. Nous payons les conséquences d’un positionnement finalement très communautariste ? », observe Bernard Paemelaere.
Un point de vue partagé par Rachid Guecham, éducateur spécialisé à l’Association départementale de sauvegarde de l’enfant à l’adulte de Saint-Etienne, qui redoute l’arrivée « d’une nouvelle génération de travailleurs sociaux ayant cessé d’interroger cette culture laïque ». Alarmé par la montée du radicalisme religieux dans les villes ouvrières du bassin minier stéphanois, ce professionnel a multiplié les initiatives pour convaincre des risques de la situation… dans une indifférence assez générale des acteurs et des partenaires sociaux. « Le travail social a un temps de décalage, il peine à comprendre que quelque chose a changé dans la société française. C’est cette hésitation qui fait la force des mouvements islamistes dans les quartiers », estime-t-il. Dernièrement, il a convaincu des adolescents issus de familles immigrées de retracer le parcours de leurs grands-parents, dont beaucoup ont combattu pour la libération de la France en 1945. Les témoignages recueillis auprès des familles et de personnalités de la Résistance, de l’armée, d’historiens ont fait l’objet d’un film diffusé dans des cités, reposant à chaque fois le rapport à l’histoire d’un jeune public en mal de reconnaissance (4). « Nous l’avons projeté à Vaulx-en-Velin : plus personne dans la salle ne disait qu’il n’était pas français. Le fait de restituer cette histoire occultée cassait tout le discours communautariste. » Pour Rachid Guecham, l’enjeu est clair. « Se retrancher derrière la simple réaffirmation de la loi de 1905 ne suffit plus, il faut aussi se demander s’il n’y a pas d’autres façons d’interpeller les populations pour faire point commun. Mais pour cela, il faut être sûr de son bon droit laïque, sinon la laïcité ne cessera de perdre du terrain. »
Les appels à une réaction du travail social commencent néanmoins à affluer. Du côté des représentants de l’éducation populaire, on monte au créneau en dénonçant l’instrumentalisation politique des débats et leur focalisation sur l’islam. « Le grand pari fait en 1905 dans un contexte d’affrontements, c’était d’aboutir à une loi de pacification qui permette à chacun de trouver sa place dans la République. C’est ce qu’il faut faire avec l’islam aujourd’hui. Il n’existe pas plus de danger avec cette religion qu’il en existait en 1905 avec l’Eglise catholique. Au contraire même, celle-ci avait une toute autre puissance sociale », assure Pierre Tournemire, membre de la Ligue de l’enseignement, qui regroupe 30 000 associations d’éducation populaire et laïque. En partenariat avec deux autres mouvements nationaux, les CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active) et les Francas (Fédération nationale laïque de structures et d’activités éducatives, sociales et culturelles), cette confédération a lancé, dès 2007, le site Internet « La laïcité à l’usage des éducateurs » (5), première tentative de doter les professionnels de repères objectifs. Jeu de questions-réponses sur des situations concrètes, rappel du droit, analyses de grandes problématiques telles que la liberté de conscience ou les dérives communautaires : « La volonté est à la fois d’éclairer les difficultés rencontrées par les éducateurs et de montrer que, bien souvent, une position laïque mal comprise peut cacher une position idéologique », explique Pierre Tournemire, à l’origine de cette initiative. La rigueur est plus que jamais nécessaire, estime-t-il. « La façon d’engager le débat en stigmatisant des populations est la plus mauvaise des solutions. Il faut faire, au contraire, le pari de la discussion sereine sur le fond et respectueuse des positions de chacun. »
La formation occupe une place centrale. La sociologue et formatrice Faïza Guelamine constate que des demandes de travail sur la prise en compte du fait religieux, tant auprès des usagers que dans les équipes, émanent progressivement des collectivités territoriales et des associations. « Ce qui prouve que l’on peut aborder ces questions comme des objets ordinaires, exactement comme on réfléchit à la relation éducative par rapport à la violence, au racisme ou aux discriminations. » Mais le besoin d’information des professionnels reste manifeste. « Quand, par exemple, on rappelle aux éducateurs que la loi de 1905 défend la liberté de croyance et la liberté religieuse pourvu qu’elles n’entravent pas l’ordre public, certains tombent des nues, car, pour eux, laïcité voulait dire évacuation du fait religieux. »
Signe d’une évolution rapide des mentalités, il y a peu encore les situations pratiques abordées dans les formations tournaient autour de la prise en compte du voile islamique, première demande des collectivités. Deux ou trois ans après, nombre de services sociaux ont banalisé ce symbole et cherchent désormais à réfléchir sur leur positionnement institutionnel.
A cela s’ajoute une évolution de fond que perçoit Dounia Bouzar sur le terrain : « Les professionnels de l’éducation ont été nourris par le débat public autour de l’islam de France, soulignant que cette religion n’était plus celle des immigrés de passage, mais bien celle de jeunes citoyens français, nés en France et socialisés à l’école de la République. Les plus avisés ont compris que la revendication de liberté de religion correspond, pour certains jeunes, à une preuve d’intégration. »
Un questionnement éducatif dépassionné est-il finalement possible ? Dounia Bouzar cite le cas d’école d’une jeune fille suivie depuis longtemps par un éducateur, qui arrive un jour revêtue d’une burqa. « Que faire ? L’éducateur n’a pas à se demander si c’est l’islam qui impose ce choix vestimentaire, mais pourquoi cette jeune fille a cru comprendre tout à coup que la religion lui demandait de s’auto-exclure. Le problème n’est pas de croire ou de ne pas croire, mais de croire tout en restant avec les autres. »
La séparation des Eglises et de l’Etat, telle qu’elle est conçue en France, se révèle unique en Europe.
Un survol de la laïcité au sein de l’Union européenne montre une grande variété de situations, depuis des Etats qui maintiennent certains privilèges constitutionnels à l’Eglise jusqu’à des Etats purement confessionnels.
En Belgique, l’église est reconnue comme un des « piliers de l’Etat » et la laïcité est considérée comme « un courant » de pensée. Les deux tiers des institutions scolaires et la moitié des hôpitaux font l’objet d’un co-financement Etat-Eglise.
Aux Pays-Bas, toute l’organisation sociale est structurée autour de trois piliers (protestant, catholique et « général ») auxquels se rattachent les individus en fonction de leur croyance. A chacun de ces piliers correspond une organisation propre avec ses hôpitaux, écoles, clubs sportifs, journaux, syndicats.
Le travers des deux systèmes (Belgique et Pays-Bas) est que les populations immigrées n’ont pu trouver leur place qu’en développant leurs organisations communautaires. Dès le début des années 2000, le gouvernement néerlandais qualifiait lui-même de « préoccupante » la situation de l’intégration à l’issue de plusieurs rapports d’évaluation.
Au Luxembourg, sur le fondement juridique du Concordat napoléonien, les quatre religions – catholique, protestante, orthodoxe et juive – sont reconnues.
En Allemagne, la Constitution proclame la neutralité de l’Etat fédéral tout en reconnaissant les anciennes Eglises historiques comme des corporations de droit public. Une partie des services publics sous tutelle des Länder est ainsi laissée aux Eglises dans des domaines aussi divers que les crèches, l’éducation, la santé ou le social. Sur les 16 Länder allemands, seul le Land de Hambourg applique une séparation claire.
En Italie, la Constitution indique que la République et le Saint-Siège collaborent « pour la promotion de l’Homme et le bien du pays ». Si bien qu’on trouve systématiquement, dans les écoles et les hôpitaux, du personnel religieux.
En Espagne, la séparation de l’Eglise catholique et de l’Etat est reconnue, mais un concordat systématise l’enseignement religieux dans les écoles publiques et autorise le financement par l’Etat des écoles privées et de l’Eglise.
Enfin, un large ensemble de nations n’établissent qu’une distinction très relative entre sphère civile et religion.
Au Royaume-Uni, la reine est « défenseur de la foi » et les pasteurs sont des magistrats.
En Finlande, les Eglises luthérienne et orthodoxe sont des auxiliaires de l’Etat civil.
Au Danemark, l’Eglise luthérienne est subventionnée pour ses activités d’état civil, de santé et d’enseignement.
En Grèce, l’Eglise orthodoxe est religion d’Etat et émet des actes administratifs.
Pour autant, confrontés à de graves tensions et au développement du communautarisme, la plupart de ces pays sont conduits à interroger leur relations aux différents cultes présents sur leur territoire. « Une tendance au rapprochement des régimes européens s’esquisse dans le sens d’une séparation entre les Eglises et l’Etat », estimait à ce propos la commission Stasi, en 2003. Il s’agit de « faire leur place à de nouvelles religions […], [de] favoriser l’intégration, et [de] combattre les tendances politico-religieuses extrémistes porteuses de projets communautaristes ? ».
« La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat est toujours d’actualité et répond encore aux problèmes contemporains », martèle l’historien de la laïcité, Jean-Paul Scot. Et de citer ses deux articles fondateurs.
Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous la seule restriction de l’ordre public. »
Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Traduction de l’historien : « L’Etat ne peut intervenir en matière religieuse que pour faire respecter la liberté de culte, et les religions ne peuvent prétendre imposer leurs normes. »
De fait, force est de constater que la déclinaison du principe de laïcité dans l’espace public est devenue de plus en plus obscure pour les citoyens. Pour preuve, la levée de boucliers qui continue, ici ou là, contre la construction de mosquées. Or, rappelle Jean-Paul Scot, l’article 22 de la loi de 1905 autorise la création de réserves d’Etat pour l’achat et la construction de lieux de culte, à condition que ces fonds, même venant de l’étranger, soient déposés à la Caisse des dépôts. « Inutile donc d’en passer par le législateur pour permettre la construction de lieux de culte. Les municipalités qui veulent s’opposer à la construction de mosquées ou de temples sont en contradiction avec la loi. »
Autre exemple : les prières de rues avec l’article 27 de la loi réglementant par voie municipale les manifestations extérieures du culte. Un imam « qui fait déborder sciemment le culte sur la voie publique est donc en infraction », explique Jean-Paul Scot. « Autant dire, ajoute-t-il, que cette loi est toujours efficace à condition qu’on veuille l’appliquer. »
Comment expliquer alors l’extraordinaire confusion qui entoure aujourd’hui l’application d’un principe aussi simple ? Pour François Vialla, directeur du Centre d’études et de recherche droit & santé (CEERDS) de l’université Montpellier-I, un long processus fait de « précisions juridiques » et de « coups de canif passés inaperçus » en est la cause. Celui-ci commence, dès 1959, avec la loi Debré « sur les rapports entre l’Etat et les établissements scolaires privés », qui autorise le financement par l’Etat des établissements confessionnels du primaire et du secondaire. Puis, dans la foulée de la loi Veil sur l’avortement de 1975, le code de la santé publique va reconnaître à un professionnel le droit de ne pas participer à un avortement en raison de ses convictions. Plusieurs années après, un autre degré est franchi avec la reconnaissance juridique du refus de soins d’un médecin, « pour des raisons personnelles ou professionnelles qu’il apprécie en conscience ». En 1983, la loi Ralite sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes confirme que tout fonctionnaire dispose d’une liberté de croyance et, par conséquent, peut bénéficier de journées pour se rendre à des fêtes religieuses.
La loi 2002-2 et la loi sur le droit des malades du 4 mars 2002 vont rajouter un autre niveau, a priori positif, en insistant sur le respect de la vie privée et des croyances des usagers. « Une ambivalence s’installe alors entre droit des usagers et droit du citoyen. Partant de là, une instrumentalisation va pouvoir naître au détriment de la laïcité », explique François Vialla.
Sur fond de revendications religieuses de plus en plus pressantes, la question de la neutralité commune à tous les agents du service public va être reposée face aux manifestations ostensibles de croyance, notamment vestimentaires. En 2003, la commission Stasi, installée à la demande de Jacques Chirac, rend un rapport qui, face aux difficultés constatées, plaide pour un « réapprentissage de la laïcité » et met l’accent sur la lutte contre les discriminations sociales et urbaines, « terreau sur lequel se développent les extrémismes communautaires ». Le législateur ne retiendra, avec la loi du 15 mars 2004, que l’obligation d’encadrer le port de signes ou de tenues « manifestant une appartenance religieuse » dans les écoles, collèges et lycées publics, puis, avec la loi du 11 octobre 2010, l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public (6).
Preuve de la complexité que revêt désormais le respect de la neutralité laïque, en mars 2011, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) a déclaré ne pas pouvoir se prononcer sur le cas d’une employée d’une crèche privée, licenciée pour avoir refusé de retirer son voile (7), faute d’une clarification suffisante des textes.
(1) IREIS : 185, rue Jean-Voillot – 69627 Villeurbanne – Tél. 04 78 65 15 70 –
(2) Faïza Guelamine est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’immigration et l’interculturalité, dont Action sociale et immigration en France – Repères pour l’intervention – Ed. Dunod, 2008.
(3) Ancienne éducatrice à la PJJ, Dounia Bouzar est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la défense de la laïcité : La République ou la burqa, (avec Lylia Bouzar) – Ed. Albin Michel, 2010 ; Laïcité, mode d’emploi – Ed. Eyrolles, 2010.
(4) Une association a été créée pour la diffusion du film – Les enfants de la mémoire : 24, rue de la République – 42500 Le Chambon-Feugerolles –
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