La fermeture, en décembre 2010, de deux structures toulousaines, à l’Hôtel-Dieu et à la Fourcade, qui disposaient en centre-ville de places destinées aux grands précaires, puis le déplacement de ce public vers un lieu excentré ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase chez les travailleurs sociaux chargés de l’urgence sociale. « Pour les collègues de l’équipe mobile sociale, le travail de plusieurs années pour stabiliser ces grands précaires était réduit à néant, raconte Annabelle Quillet, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) à la Veille sociale31 et membre du Groupement pour la défense du travail social (GPS) (1). Ils ont comptabilisé 22 morts dans la rue entre avril 2010 et mars 2011. Ils assistaient parfois à deux enterrements par semaine. Cela devenait insupportable ! Des personnes étaient en danger vital. Nous ne pouvions pas les laisser ainsi. Face à un Etat qui ne respecte pas la loi, nous n’avions plus le choix. Nous avons décidé de trouver une solution pragmatique pour les mettre à l’abri : réquisitionner un bâtiment. » C’est ainsi que, depuis le 26 avril dernier, les travailleurs sociaux du GPS, qui compte une cinquantaine de membres, squattent à Toulouse les anciens locaux de l’AFPA, rue Goudouli, où ils prennent soin d’une dizaine de grands précaires. Propriétaire des lieux, le ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale tente de son côté de les en déloger… Sans succès à ce jour puisque, le 10 mai, le tribunal administratif a débouté l’Etat de sa demande d’expulsion en urgence (2). Le juge des référés a en effet jugé « irrecevable » la demande de la préfecture, estimant que les locaux occupés ne sont ni insalubres ni vétustes et ne représentent pas de danger, contrairement à ce qu’avaient avancé les services de l’Etat.
Dans le grand squat de la rue Goudouli, près du pont des Demoiselles, la situation est inhabituelle, voire exceptionnelle : plusieurs dizaines de travailleurs sociaux toulousains se relaient sur leur temps libre pour mettre en œuvre, bénévolement, un travail social professionnel. Dans la grande pièce de vie qui sert aussi de salle à manger, des plannings sont affichés : un pour les travailleurs sociaux, un autre pour les sympathisants. « Chacun s’inscrit sur le planning affiché, sur la base du volontariat, selon ses disponibilités, explique Fatima Oumari, assistante sociale en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Quand on manque de monde, on s’envoie des textos. » Un minimum de deux encadrants est requis en journée et de quatre le soir, pour s’assurer du bien-être et de la sécurité d’une dizaine de personnes en grande précarité, avec des équipes obligatoirement mixtes de travailleurs sociaux et de sympathisants. Ces derniers sont eux-mêmes parfois des travailleurs sociaux sans être spécialistes du public « grand précaire ». C’est le cas de Dominique, éducatrice dans une structure pour adolescents, qui s’est jointe au mouvement il y a quelques jours. Elle fait une belote avec trois hébergés et une éducatrice en formation, entrée dans le mouvement grâce à ses collègues de stage à l’Amicale du Nid. « Cela fait 35ans que je travaille dans le social et je n’avais jamais participé à une occupation illégale, affirme-t-elle. Je fais ça en tant que citoyenne, parce que je trouve insupportable de voir des gens à la rue, pas soignés. »
Les travailleurs sociaux impliqués dans l’action ont tous les âges. Certains sont expérimentés, d’autres commencent leur vie professionnelle. A la suite du passage des membres du GPS dans les centres de formation, de nombreux élèves éducateurs participent aux assemblées générales qui ont lieu presque chaque soir. « La détermination de tous les travailleurs sociaux a entraîné le ralliement de plein de sympathisants à la cause, se réjouit Annabelle Quillet. Les soutiens que nous recevons sont très impressionnants. Et plus on est nombreux, plus on est forts ! » Sur les 25 salariés – travailleurs sociaux et infirmiers – de la Veille sociale 31, une grande majorité est impliquée, précise la CESF : « Seuls deux ne sont jamais venus ici et deux sont passés, mais ne participent pas au roulement. Tous les autres se sont investis, dont certains qui étaient réticents au début. » Informés par une commission créée à cette fin, les voisins se sont montrés pour la plupart solidaires. Certains ont même produit devant le tribunal des attestations assurant que l’occupation ne générait aucune nuisance sonore. Côté intendance, la nourriture provient de dons divers, des Restos du cœur ou de sources plus originales comme les pompiers d’une ville de la banlieue toulousaine, ou encore le supermarché voisin. Trois repas sont servis par jour et l’entretien du linge est pris en charge par l’équipe. Une chambre est réservée aux éducateurs, une autre aux sympathisants, et chaque hébergé a la sienne. Tous les bénévoles s’efforcent de faire de ce lieu un endroit chaleureux, où l’on se sent en sécurité. « Une personne qui n’avait jamais tenu dans un hébergement d’urgence a réussi à passer quatre jours ici », se félicite Annabelle.
Ce qui frappe les observateurs de cette action illégale est, paradoxalement, un professionnalisme perceptible d’abord dans l’organisation du lieu de vie. Dès l’ouverture a été établi un règlement intérieur élaboré par une commission de trois personnes très averties sur les particularités de ce public : un infirmier et deux éducateurs salariés d’un CHRS urgence et de la Veille sociale 31. Voté point par point en assemblée générale, ce règlement est volontairement minimal et plus souple que celui d’un foyer classique. Ainsi la consommation d’alcool (non fort) est autorisée pour les accueillis, dans la limite des besoins thérapeutiques. Cette règle, issue de l’expérience des équipes de terrain, correspond à ce qui serait souhaité pour le lieu de vie que le GPS appelle de ses vœux. « Ici, on peut leur donner un verre d’alcool, bière ou vin, pour éviter le manque, alors que, dans les hébergements classiques, les personnes doivent s’alcooliser massivement avant de rentrer ou ressortir très tôt pour boire », explique Eléonore Bandery, éducatrice spécialisée et ancienne salariée des foyers d’accueil qui ont été fermés fin décembre, à présent en congé de reclassement. Le règlement précise que ne peuvent être reçues ici que les 25 personnes recensées sur une liste établie par l’équipe mobile sociale (EMS). « Dès l’ouverture du lieu, les équipes de rue de l’EMS ont recherché les personnes, et les ont retrouvées dans un état lamentable, certaines entre la vie et la mort », témoigne Eric Bonnet, moniteur-éducateur en centre d’hébergement d’urgence. Or, sur les 25 sans-abri, certains n’ont pas été retrouvés, d’autres étaient hospitalisés, ce qui explique la moyenne d’une dizaine de personnes hébergées. « Nous avons cependant dû refuser des personnes qui ne sont pas en grande précarité, même si elles sont sans domicile, sinon nous aurions été débordés », précise l’éducatrice. « Nous limitons le nombre de personnes accueillies pour permettre un accueil digne », complète Fatima Oumari. Comment les personnes précaires arrivent-elles jusqu’aux locaux de l’AFPA ? Une question délicate pour les équipes de la Veille sociale, qui ne peuvent pas amener sur leur temps de travail des usagers dans ce lieu occupé illégalement, mais qui les orientent tout de même ici et peuvent ensuite les y retrouver sur leur temps libre… Comme dans des structures classiques, l’équipe veille à sécuriser le lieu. Les portes du squat restent toujours fermées, mais les clés sont disponibles dans la salle de vie où au moins une personne est présente en permanence. « Les entrées et sorties sont possibles à tout moment de la journée, sauf entre minuit et 6 heures du matin », précise le règlement. Les hébergés ont mis du temps à s’habituer à cette souplesse de fonctionnement, tant ils sont conditionnés à quitter les foyers tôt le matin pour n’y revenir que le soir. « Au début, ils n’arrivaient pas à intégrer qu’ils n’étaient pas obligés de repartir le matin ou qu’ils pouvaient rentrer manger le midi, raconte Annabelle Quillet. Et après, on a vu une personne passer trois jours à dormir ! »
Cette occupation illégale est la dernière action en date de ce groupe de travailleurs sociaux issus majoritairement du secteur de l’hébergement d’urgence et de la veille sociale, qui se disent « en souffrance de ne plus pouvoir faire correctement leur travail ». Début 2009, ils ont décidé de se regrouper pour réfléchir à l’avenir de leur métier et mener des actions pacifiques mais concrètes et efficaces en vue de lutter contre la détérioration de la situation. « En mars 2009, nous avons fait une grève du zèle et fermé un centre d’accueil d’urgence, puis nous sommes allés servir une soupe populaire et dormir au Capitole, où se trouve la mairie, pour dire que nous n’arrivions plus à mener à bien notre mission », témoigne David Fourcade, éducateur spécialisé en CHRS urgence et membre du GPS. Nous avons gagné des petites rallonges financières, mais la politique actuelle, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques ainsi que de la convergence tarifaire, tend à faire baisser le prix de la place. »
Avant de fermer les deux centres d’accueil de l’HôtelDieu et de la Fourcade, l’Etat avait déjà réduit les budgets pendant deux ans, poussant le prestataire Adoma à diminuer l’encadrement, la qualification des équipes et les horaires d’ouverture. « Tous les hivers, lors des appels d’offres pour l’hébergement d’urgence, le prestataire est choisi sur le prix de journée le plus bas et non sur la qualité de l’accueil », dénonce Eric Bonnet. Le sentiment partagé par les associations et les travailleurs sociaux est que l’Etat applique une logique purement comptable qui rend de plus en plus difficile le travail des équipes, au lieu de répondre à des besoins réels avec des budgets adaptés. « Associations et Etat étaient pourtant tombés d’accord sur le manque de 20 places pour grands précaires à Toulouse, rappelle Cécile Thimoreau, déléguée régionale de la FNARS Midi-Pyrénées, qui n’est pas membre du GPS. Mais au lieu de créer ces 20 places supplémentaires, l’Etat a délocalisé 36 places existantes dans une zone périphérique très difficilement accessible pour les grands précaires. Avec leurs problèmes psychiatriques et de santé, ils ne peuvent pas prendre le bus pour aller à plusieurs kilomètres. Cela revient à mettre un lieu pour handicapés en chaise roulante au 10e étage sans ascenseur ! »
Les revendications du GPS sont partagées par la FNARS et par le collectif Inter-Associations de Toulouse (3). Elles portent sur le retour des places d’urgence dans le centre de Toulouse et sur la création d’un habitat adapté aux grands précaires en centre-ville, stable, en semi-collectif de 20 à 25 personnes, avec une présence 24 heures sur 24 assurée par une équipe mixte (travailleurs sociaux, maîtresse de maison et infirmiers). En revanche, les avis divergent sur le mode d’action. La FNARS et le collectif Inter-Associations refusent en effet de prendre part à toute action illégale. « La FNARS comme le GPS ont été très actifs dans les discussions qui ont eu lieu avec la préfecture depuis septembre 2010, témoigne Cécile Thimoreau. Mais comme rien n’a bougé, le GPS a durci sa position et lancé une action illégale d’ouverture d’un squat. Nous ne les suivons pas là-dedans car nous voulons privilégier un dialogue, mais nous comprenons leur exaspération. »
A la fin mars, les membres du GPS ont donc investi la cathédrale Saint-Etienne pour tenter de faire entendre leur cri d’alarme. Ils s’en sont fait aussitôt expulser par les CRS, mais ont tout de même été reçus à la préfecture… dont la réponse ne varie pas : pas question de débloquer des budgets. La seule possibilité est de prendre des places pour grands précaires sur d’autres structures, comme les CHRS. Une solution jugée inacceptable. L’épisode de la cathédrale a néanmoins permis au GPS de compter ses forces et ses soutiens : des associations comme les Enfants de Don Quichotte, Jeudi noir ou Actup, et même la mairie de Toulouse (cofinanceur avec l’Etat de la Veille sociale 31). « Nous en avions ras-le-bol de faire des manifestations et qu’il ne se passe rien après, affirme Eléonore Bandery. Cette fois-ci, nous avons voulu montrer qu’avec nos compétences nous pouvions nous organiser par nous-mêmes pour répondre aux besoins de ce public. » Cette action réussie est une fierté pour le groupe : « Après deux ans de mobilisation sur une réflexion et des actions ponctuelles, je suis très contente que cela ait pu déboucher sur une action qui apporte au public concerné une aide concrète et dans la durée, se félicite l’assistante sociale Fatima Oumari. Cela fait longtemps que nous avions repéré ces besoins, et je trouve cela énorme que nous parvenions à y répondre ! »
Avec cette occupation, la frontière entre travail social et militantisme n’a-t-elle cependant pas été franchie ? Pour les travailleurs sociaux interrogés sur place par les ASH, la question ne se pose pas vraiment. Cette action, estiment-ils, s’inscrit dans la continuité de leur mission habituelle. N’existe-t-il pourtant pas de différence entre ce lieu de vie occupé illégalement et le cadre professionnel normal ? « C’est la même chose que dans mon travail, sauf qu’il n’y a pas d’accompagnement social », répond Aurélie, éducatrice spécialisée dans une association où elle accompagne des sans-abri vers une réinsertion par le logement. « Nous restons professionnels, avec un règlement de base, mais il est vrai que nous avons un autre cadre de relations, répond Annabelle Quillet. Nous vivons avec eux, nous mangeons avec eux. C’est plus familial que dans un foyer. Nous essayons de mettre en pratique le projet que nous aimerions voir exister. »
L’autre différence avec une structure normale est que la possibilité de l’expulsion plane à tout instant. « Ne pas savoir jusqu’à quand on restera est une angoisse pour ceux que nous accueillons, admet Eléonore Bandery. Mais c’était ça ou la rue. » Dès le départ, les grands précaires pressentis pour bénéficier de l’accueil de la rue Goudouli ont été prévenus qu’il s’agissait d’un lieu non pérenne et d’une occupation illégale. Quelques-uns ont refusé de venir, peu nombreux. « Nous leur avons expliqué que c’était un squat, mais ça leur passe un peu au-dessus de la tête, ils nous font confiance, témoigne Aurélie. Nous savons que nous serons expulsés mais le public ne sera pas mis en danger. » Cette situation n’est de toute façon pas destinée à durer. Un tel investissement bénévole est difficile à tenir sur la durée. « Cette réquisition et l’ouverture du lieu 24 heures sur 24 demandent beaucoup d’énergie, de manière concentrée et collective », reconnaît l’éducatrice. « Ils travaillent bénévolement nuits, jours, week-ends, vacances, et je leur tire mon chapeau, commente pour sa part Cécile Thimoreau. Or leur but n’est pas de rester bénévoles mais que l’Etat prenne ses responsabilités. » Convaincre les services de l’Etat de l’intérêt de créer un habitat adapté pour les grands précaires en centre-ville afin qu’il débloque des financements, tel est l’objectif de tous ces professionnels qui, le 18 mai, ont déposé à la préfecture un projet en ce sens.
De son côté, le député-maire de Toulouse a assuré le GPS de son soutien, estimant « ses revendications totalement légitimes, malgré la nature illégale de cette occupation ». Pierre Cohen s’est également dit prêt à mettre à disposition des locaux de la ville de Toulouse, « à condition que le fonctionnement des lieux soit financé par l’Etat, dont c’est la compétence ». Le 12 mai, pour mieux se faire entendre, le collectif Inter-Associations Toulouse, la FNARS Midi-Pyrénées, le GPS, le Collectif des morts de la rue, la Ligue des droits de l’Homme, la Case de santé, la Cimade et des élus se réunissaient place du Capitole pour rappeler des chiffres inquiétants : 139 personnes en demande d’hébergement sont sans solution et vivent à la rue à Toulouse, dont des enfants. Une situation d’autant plus absurde, affirment-ils, que la prise en charge des personnes à la rue par les urgences hospitalières et les pompiers revient finalement plus cher aux contribuables qu’un accueil digne en foyer.« Face à un Etat sourd, avec des œillères, cloisonné ligne par ligne, budget par budget, un Etat qui ne prend pas ses responsabilités, ces travailleurs sociaux prennent les leurs, pour ne pas laisser quelqu’un à la rue, a conclu la déléguée régionale de la FNARS. C’est plein d’humanité et d’espoir. » Un message apparemment entendu. La préfecture aurait annoncé le 20 mai qu’elle renonçait à évacuer le bâtiment. Une réunion devrait avoir lieu le 31 mai, avec les collectivités, pour réfléchir à la mise en œuvre d’un projet d’accueil.
(1)
(2) Voir
(3) Le collectif Inter-Associations rassemble Médecins du Monde, Emmaüs, le Secours catholique, l’Entraide protestante, la Croix-Rouge, le Groupe amitié fraternité, le BAIL, le Comité d’action sociale israélite de Toulouse, Icart, les Equipes Saint-Vincent, Soleil, l’ACSC, Cap Centre, les Petits Frères des pauvres, les Restos du cœur, l’UCJG Robert-Monnier.