« Les dispositifs relevant de l’Education nationale d’un côté, et de l’autre ceux relevant du ministère chargé des personnes handicapées constituent une double filière d’enseignement aux jeunes sourds. Malgré tous les discours de principe sur la nécessaire complémentarité des dispositifs, on peut s’interroger sur la légitimité de cette dernière au regard des évolutions législatives, notamment de la loi du 11 février 2005.
Depuis l’origine de leur “prise en charge” ou de leur éducation, les jeunes sourds – comme les jeunes aveugles – ont fait l’objet d’une éducation spécialisée, mise en œuvre par des enseignants qui leur étaient dédiés, et qui ont constitué un corps professionnel spécifique. Depuis l’origine également, ces professionnels n’ont pas relevé du ministère de l’Education nationale (ou de l’Instruction publique auparavant), mais des différents ministères qui ont géré successivement cette population : Intérieur, Hygiène, Santé, Affaires sociales, Personnes handicapées, Cohésion sociale.
Peu à peu, au rythme des évolutions sociétales, et en particulier après la loi d’orientation de 1975, les enseignants intervenant auprès des populations handicapées ont été rattachés au ministère de l’Education nationale. Excepté dans le champ de la déficience sensorielle.
Pour les enfants ayant une déficience auditive, on trouve aujourd’hui d’un côté des enseignants spécialisés “Education nationale”, de l’autre côté des enseignants spécialisés “Personnes handicapées”. Les premiers sont titulaires du CAPA-SH ou du CCA-SH (1), option déficience auditive et interviennent dans les CLIS ou les ULIS (2), ou comme enseignants itinérants, ou mis à disposition dans les services (SSEFIS [3]) ou en établissement spécialisé. Les seconds sont titulaires de CAPEJS (4) et interviennent en unité d’enseignement des établissements médico-sociaux pour déficients auditifs ou dans les services (SSEFIS).
La loi du 11 février 2005 pouvait laisser penser que ces enseignants allaient relever naturellement du ministère chargé de l’éducation de tous, sur la base du droit à la scolarisation. Mais là encore, des dérogations sont survenues avec les dispositifs de constitution des unités d’enseignement et de coopération entre l’Education nationale et le secteur médico-social (5), qui maintiennent les jeunes sourds hors de l’égalité du droit commun (6) : une partie des enseignants spécialisés intervenant auprès des jeunes sourds reste du ressort du ministère chargé des personnes handicapées (formation, qualification, inspection).
Le maintien de cette situation est issu de convergences paradoxales alliant d’un côté la non-reconnaissance par l’Education nationale de la formation et de la qualification de ces enseignants, de l’autre côté la volonté de nombreux acteurs du secteur de la déficience sensorielle (responsables d’établissement, administrations, professionnels et leurs représentants) de maintenir les enseignants spécialisés hors du champ de l’Education nationale.
Nombre de ces acteurs se plaisent à penser que cette double filière va pouvoir et devoir se maintenir encore longtemps. A l’appui de cette idée, l’observation de l’insuffisance des réponses actuelles de l’Education nationale (compétences, formations, variété des dispositifs, quantité des moyens) par rapport à celle des dispositifs relevant du ministère chargé des personnes handicapées.
Pourtant, d’autres évolutions, majeures, plaident en faveur d’un pronostic inverse, celui de l’inexorable déclin de la double filière. Le courant de pensée contemporain (international et national), en effet, n’est pas à une éducation spécialisée mise en œuvre par des enseignants spécialisés dans des dispositifs spécialisés contrôlés par une administration spécialisée. De la “Déclaration de Salamanque” (7) à la loi du 11 février 2005, on s’achemine vers une scolarisation dans le droit commun, ce qui ne veut pas dire sans réponses à des besoins particuliers, mais au sein des dispositifs relevant avant tout du droit commun.
En outre, les enseignants spécialisés relevant du ministère chargé des personnes handicapées sont dans leur majorité (8) financés sur les fonds de l’assurance maladie, par les prix de journée des établissements ou par les dotations globales des services. A l’heure où le secteur médico-social s’engage dans une rationalisation pilotée par les agences régionales de santé, ces coûts se rapportant à de l’enseignement ne manqueront pas d’être identifiés comme indus dans le financement de l’assurance maladie.
Enfin, on voit aujourd’hui se profiler une véritable préoccupation de l’Education nationale à l’égard de la scolarisation des enfants de ce secteur. Le nombre de CLIS et d’ULIS a régulièrement crû, et récemment les pôles surdité, puis les pôles d’accompagnement de la scolarisation des sourds se mettent en place. Les critiques, pas toujours injustifiées (manque de moyens, orientation unilatérale sur le choix du mode de communication) n’empêcheront pas l’Education nationale de mettre en œuvre progressivement la réalisation de la mission qui lui a été confiée, celle de l’éducation de tous les enfants. Les choix des familles vont d’ailleurs bien souvent en ce sens.
Dans le courant de l’“éducation inclusive”, on peut raisonnablement penser que l’instruction, l’éducation, l’enseignement des enfants handicapés, et donc des enfants sourds, sont ou seront de manière imminente de l’attribution du ministère chargé de l’éducation. Pour autant, les évolutions concrètes ne laissent pas d’inquiéter. Pour mener à bien et rapidement une politique qualitative d’éducation des jeunes ayant une déficience sensorielle, l’Education nationale ne dispose à l’heure actuelle, en nombre suffisant, ni des compétences nécessaires ni de l’expertise professionnelle capitalisée. Celles-ci existent, mais en dehors de l’Education nationale et non reconnues par elle. On la voit ainsi préférer, en maintes occasions, mettre en responsabilité de classes ou de dispositifs pour enfants sourds ses propres enseignants, fussent-ils non spécialisés, plutôt que de faire appel à des enseignants spécialisés de l’autre ministère.
Par ailleurs, et malgré une priorité affichée pour la scolarisation des jeunes handicapés, l’Education nationale est aussi dans une problématique générale de réduction des moyens, qui a des impacts sur la pertinence et la qualité des accompagnements des jeunes ayant une déficience auditive : manque de formation à l’accueil d’enfants à besoins spéciaux, accompagnement parfois inadapté par des auxiliaires de vie scolaire, nombre d’enfants par classe…
Dans une telle situation, deux perspectives, opposées et complémentaires, peuvent se présenter (à l’exclusion du maintien en l’état, même amendé par des aménagements de surface): une première perspective, politique, d’un “transfert” des compétences à l’Education nationale ; et une seconde, technique, d’utilisation des compétences des enseignants spécialisés dans des domaines de compensation des apprentissages au sein du secteur médico-social.
Dans la première de ces perspectives, l’un des choix à faire aujourd’hui est un choix politique, car les administrations des ministères concernés sont attachées à des prérogatives, des certitudes idéologiques, des intérêts particuliers. Sortant de ces problématiques, la véritable question serait aujourd’hui de s’interroger sur la manière qu’aurait le système éducatif de se doter d’une expertise professionnelle, qu’il n’a que très partiellement, et qui existe aujourd’hui en dehors de lui. Une solution serait l’intégration de ces enseignants spécialisés dans le corps des professeurs des écoles de l’Education nationale. Cette solution aurait pour avantage de ne pas perdre l’expertise professionnelle par eux possédée ; de diffuser, de l’intérieur, cette expertise auprès de l’ensemble des enseignants ; de maintenir la qualité des interventions en attendant que l’Education nationale puisse former de manière suffisante ses propres enseignants. Ce serait un véritable gâchis (humain autant qu’économique) de préférer le respect et le maintien de statuts figés à la mise en œuvre auprès des jeunes élèves des compétences professionnelles attestées.
La deuxième perspective passe par une transformation du métier et des missions pour penser des interventions qui complètent celles relevant de l’enseignement général, celui-ci incluant dorénavant l’adaptation scolaire à des publics spécifiques. Elle relèverait de ce qu’on pourrait qualifier d’“orthopédagogie”, terme et concept peu usités en France, mais qui décrivent les théories et les pratiques de l’évaluation et de l’intervention auprès des personnes qui ont des difficultés d’apprentissage en raison de leurs incapacités, liées ici à une déficience auditive ou du langage. Il ne s’agit plus ici d’une simple adaptation scolaire, qui est du champ de l’accessibilité de la scolarisation des jeunes handicapés, mais du champ des compensations nécessaires, utilisant des méthodes, des procédés, des techniques visant à l’efficacité des apprentissages, en situations contextualisées.
Ce n’est qu’en se préoccupant simultanément de ces deux perspectives que l’on peut espérer que les populations cibles pourront réellement bénéficier des expertises nécessaires dans un avenir proche ou plus lointain. »
Contact :
(1) Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap et certificat complémentaire pour les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap.
(2) Classes d’inclusion scolaire et unités localisées pour l’inclusion scolaire.
(3) Service de soutien à l’éducation familiale et à l’intégration scolaire.
(4) Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement des jeunes sourds.
(6) Voir la précédente tribune libre de Jean-Yves Le Capitaine dans les ASH n° 2617 du 10-07-10, p. 31.
(7) Déclaration de Salamanque et cadre d’action pour l’éducation et les besoins spéciaux adoptés par la Conférence mondiale sur l’éducation et les besoins éducatifs spéciaux en juin 1994 (en particulier l’article 2).
(8) Sauf pour les instituts nationaux, dont le financement des enseignants est assuré directement par l’Etat.