Recevoir la newsletter

« Les monnaies sociales locales permettent de lutter contre l’exclusion »

Article réservé aux abonnés

« Sol violette »… C’est le joli nom de la monnaie locale et solidaire lancée début mai par la ville de Toulouse. Objectif : développer une économie alternative et éthique. Depuis le début des années 1980, de telles monnaies se multiplient. Comment sont-elles nées ? Permettent-elles de lutter contre la pauvreté ? Les réponses de l’économiste Jérôme Blanc, qui a organisé début 2011 un colloque international sur le sujet.

Seul l’Etat a le droit de battre monnaie. Quel est donc le statut des monnaies sociales locales ?

Au sens économique du terme, ce sont bien des monnaies. La monnaie n’est en effet rien d’autre qu’un système de comptabilisation et de règlement reconnu au sein d’une communauté donnée sous une forme conventionnelle. Ces systèmes ne sont pas en concurrence avec la monnaie nationale. Ils visent simplement à apporter quelque chose de différent. Toutefois, au début des années 1980, lors de la création des premières monnaies sociales, on pouvait craindre des interdictions de la part des Etats. Puis on s’est rendu compte qu’il était possible d’émettre une monnaie sans contrevenir à la loi. En général, quand ces monnaies prennent une forme matérielle, elles ne doivent pas se présenter comme des billets de banque. Elles prennent plutôt la forme de bons plus ou moins convertibles, comme les Ticket-Restaurant ou les chèques-vacances. Une autre contrainte fréquente est que, lorsque la structure qui pilote le système encaisse de la monnaie classique en échange de ces bons, elle doit conserver une réserve correspondante de sorte qu’elle puisse faire face à des demandes de remboursement, car il ne doit pas y avoir d’émission monétaire nette.

Comment ces monnaies sont-elles nées ?

On en trouve des antécédents avec le Gallois Robert Owen, l’un des pères fondateurs du mouvement coopératif, dans les années 1830. Cent ans plus tard, lors de la grande crise économique, des expériences ont été menées en Europe et aux Etats-Unis, mais en 1945 il n’en restait quasiment rien. Le seul exemple pérenne est celui de la banque Wir, créée en Suisse en 1934 et dont la monnaie est utilisée aujourd’hui par plus de 60 000 PME. Le véritable point de départ des monnaies locales est la création en 1983 du premier LETS (Local Exchange Trading System), avec son « green dollar » sur l’île de Vancouver. Je vois trois explications à l’engouement actuel pour ces monnaies. La première est que leur apparition correspond à une période de crise. Les gens sont en quête de solutions et chaque période de ralentissement de l’activité se traduit par l’émergence de nouveaux projets. La deuxième explication est liée à des interrogations profondes sur ce qu’est le tissu social, le vivre-ensemble, la richesse… Enfin, la troisième raison réside dans l’approfondissement de la démocratie. Ces systèmes sont généralement portés par des acteurs de la société civile, qui s’emparent de l’outil qu’est la monnaie pour trouver des solutions à des problèmes locaux. Ce qui était inenvisageable il y a quelques décennies.

Complémentaires, sociales, communautaires, locales… les appellations sont nombreuses. Recouvrent-elles les mêmes réalités ?

La monnaie locale met l’accent sur son ancrage territorial, la monnaie complémentaire privilégie davantage la dimension économique et la monnaie sociale s’attache à développer l’utilité sociale. La première génération de ces monnaies, celle des LETS, a pris en France la forme des systèmes d’échange local, ou SEL. Ce sont des monnaies non convertibles fonctionnant sous forme de crédits mutuels. On crée des comptes qui, au fur et à mesure des échanges, sont crédités ou débités. Dans ce système, on échange aussi bien des services que des biens. Il n’y a quasiment pas d’impact économique mais une utilité sociale par le développement de la convivialité et du lien social au sein de quartiers ou de groupes. La deuxième génération, celle des banques de temps, a émergé aux Etats-Unis en 1987 avec la création du Time-Dollar. Cette initiative s’est ensuite répandue en Europe mais, jusqu’ici, presque pas en France. Il s’agit là aussi d’un système de crédit mutuel, mais on y échange uniquement des services, comptabilisés sous forme horaire. Le principe étant qu’une heure vaut une heure. L’objectif consiste là aussi à créer du lien social, de la convivialité et de l’entraide. La troisième génération date du début des années 1990. Il s’agit de monnaies conçues pour agir économiquement sur un territoire. En France, on peut citer l’Occitan, créé en 2010 à Pézenas afin de favoriser le commerce local. Le premier système de ce type a été crééaux Etats-Unis, dans l’Etat de New York. Sa monnaie, l’Ithaca hour, valait 10 dollars en 1991, soit environ une heure du salaire moyen local. A la différence des monnaies des deux premières générations, celles-ci sont largement convertibles dans la monnaie nationale.

Et aujourd’hui, où en est-on ?

La quatrième génération, actuellement en émergence, vise plusieurs objectifs simultanément. En France, le projet SOL, créé en 2006 et fonctionnant dans plusieurs villes, est assez emblématique. A l’origine, il comportait trois volets. Le « SOL coopération » vise à encourager la consommation responsable dans un cercle de prestataires définis avec une dimension commerciale. Le « SOL engagement » est plutôt destiné à organiser des échanges de temps et à valoriser le bénévolat. Enfin, le « SOL affecté » permet à des collectivités locales d’allouer à des personnes ciblées des aides pour des usages spécifiques. Ce projet, qui s’enracine dans les travaux du philosophe Patrick Viveret, est unique par sa complexité mais aussi par sa lourdeur. Il a fallu, pour le monter, des financements européens et l’appui de collectivités locales et de grands opérateurs de l’économie sociale. Sa technicité aussi est assez nouvelle, avec la création d’un système de cartes à puce et de lecteurs chez les commerçants participant au projet. L’Accorderie, lancée au Québec en 2001, est un autre projet d’envergure en cours d’essaimage, notamment à Paris et à Chambéry. Il s’agit d’abord d’une banque de temps dont le but est de fournir des moyens d’entraide et de socialisation à des populations en difficulté, mais dans un cadre de mixité sociale. Deux autres activités s’y sont ensuite greffées : du microcrédit destiné aux adhérents et un système d’achats groupés permettant d’accéder à des biens à des prix avantageux. Du point de vue du travail social, cette initiative me semble très prometteuse.

Pourquoi ces monnaies sont-elles souvent qualifiées de « fondantes » ?

Elles sont conçues pour circuler, pas pour être thésaurisées ou épargnées. Et l’une des manières de faire en sorte que la monnaie soit utilisée rapidement consiste à faire baisser sa valeur avec le temps ou à imposer des frais à échéances fixes, d’où le terme de « monnaie fondante ». Une monnaie locale sert à échanger, à réaliser des transactions, à acheter des biens ou des services auprès de producteurs locaux.

A-t-on une idée du nombre de ces monnaies à travers le monde ?

Les chiffres dont on dispose sont assez vagues. Ne serait-ce que parce qu’il est difficile de comparer les générations les unes avec les autres. Un SEL peut fonctionner avec 70 personnes alors que le SOL, pour être pérenne, a sans doute besoin de quelques milliers d’utilisateurs. Néanmoins, on estime qu’il existe à peu près 5 000 systèmes de ce type sur la planète pour un peu plus de 500 000 utilisateurs. Ce n’est rien au regard de la population mondiale, mais l’exemple argentin est, de ce point de vue, instructif. Au début des années 2000, l’Argentine a connu une crise terrible. Les monnaies complémentaires, qui existaient déjà depuis quelques années, ont alors été prises d’assaut. En 2002, au pire de la crise, entre trois et sept millions d’Argentins bénéficiaient de ces systèmes dits de troc fondés sur une unité de compte, le « credito ». Cela montre que ces dispositifs ne sont pas nécessairement destinés à rester marginaux, même si l’exemple argentin a aussi souligné les risques d’un développement massif. En effet, en 2002, ces réseaux se sont effondrés, victimes d’émissions de fausse monnaie mais aussi de leur incapacité à répondre aux attentes de ces millions de personnes. Ce système de première génération ne peut fonctionner que si les gens sont « prosommateurs », c’est-à-dire à la fois producteurs et consommateurs. Mais à cette époque, en Argentine, les gens étaient surtout en demande.

Les monnaies sociales locales permettent-elles de lutter contre le chômage et la pauvreté ?

Jusqu’ici, ces dispositifs ne créent pratiquement pas d’emplois, du moins pas directement. En revanche, ils permettent de lutter contre l’exclusion, en particulier ceux qui sont de première et de deuxième génération de type LETS, Trueque, SEL et banque de temps. Ils aident les gens à prendre conscience qu’ils ont des capacités et des compétences valorisantes. Cela peut être très positif dans la perspective d’un travail sur le lien social et sur la confiance en soi chez des personnes qui, pour certaines, sont en difficulté en matière d’emploi. Enfin, ils fournissent des compléments de revenus parfois significatifs.

REPÈRES

Jérôme Blanc est économiste. Il enseigne à l’université Lumière-Lyon 2 et est membre du laboratoire Triangle. En février 2011, à Lyon, il a codirigé le colloque international « Trente années de monnaies sociales et complémentaires – et après ? ». Il a publié Exclusion et liens financiers : monnaies sociales. Rapport 2005-2006 (Ed. Economica, 2006) et Les monnaies parallèles. Unité et diversité du fait monétaire (Ed. L’Harmattan, 2000).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur