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Le droit, allié du soin

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A Paris, l’association Droits d’urgence entend faciliter l’accès au droit aux personnes très vulnérables suivies pour troubles mentaux. Pour ce faire, elle intervient depuis la mi-2009 dans trois établissements hospitaliers parisiens, au sein d’un pôle juridique intégré, en lien avec les soignants et les travailleurs sociaux.

« La maladie mentale est inégalement répartie au sein de la population, et moins les personnes sont dotées (socialement, économiquement, culturellement), plus la prévalence des troubles est élevée », rappelait, en 2009, l’enquête Samenta (1) sur la santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel en Ile-de-France. Après avoir rencontré 840personnes sans domicile fixe, les chercheurs estimaient qu’un tiers de cette population souffrait de troubles psychiatriques sévères, avec « un risque élevé de rupture sociale ».

Malgré la diversification des dispositifs de droit commun, l’accès au droit de ces publics en marge ou présentant une grande vulnérabilité reste problématique. Difficulté des personnes à se mobiliser, déperdition des informations, irrégularité des prises en charge, professionnels déroutés par un public parfois étrange, refus d’aide, etc. « La loi de 1990 sur la protection des personnes hospitalisées pour troubles mentaux autorise le patient à prendre conseil auprès d’un avocat dès son admission. Mais quel est le SDF qui va demander un avocat ? », résume de façon volontairement abrupte le psychiatre Alain Mercuel, chef du service d’appui santé mentale et exclusion sociale (SMES) du centre hospitalier Sainte-Anne (CHSA) (XIVe arrondissement).

Depuis l’été 2009, l’association Droits d’urgence (2) s’est saisie de cette problématique épineuse, en partenariat avec trois établissements hospitaliers parisiens : le CHSA, le Groupe public de santé Perray-Vaucluse (GPSPV) et l’unité de psychiatrie « Urgence, psychotraumatologie, addictologie » de l’hôpital Tenon (XXe arrondissement). Retenu par le Haut Commissariat aux solidarités actives contre la pauvreté, aujourd’hui disparu, le dispositif expérimental « Accès au droit et santé mentale », financé pour trois ans par la direction générale de la cohésion sociale, développe une méthodologie originale. Dans chaque établissement, un pôle juridique spécifique a été constitué, composé de deux juristes salariées de l’association Droits d’urgence. Pleinement intégré au fonctionnement des services, ce pôle prend en charge les situations présentées par les soignants et les travailleurs sociaux. Patients et usagers reçoivent des informations ou, le cas échéant, bénéficient d’un accompagnement. En décembre 2010, après quinze mois de fonctionnement, les juristes avaient accueilli 144 personnes au fil de 270 entretiens et cumulé, en moyenne, trois à sept heures de démarches par situation. Selon le rapport annuel de l’association, cette montée en charge est le signe que le dispositif « gagne indéniablement en légitimité et en ampleur ».

Dans le cadre protecteur de l’hôpital

L’idée d’un pôle juridique intégré et articulé avec les prises en charge médicale et sociale est née de plusieurs mouvements convergents, autour de 2006. « En tant que juriste au point d’accès au droit du XXe arrondissement, géré par Droits d’urgence, je recevais beaucoup de personnes présentant des troubles psychiatriques, retrace Marianne Yvon, aujourd’hui coordinatrice du dispositif. Nous ne parvenions pas à saisir leurs demandes juridiques, et même quand une accroche se créait avec un professionnel, la personne disparaissait souvent dans la nature. » A la demande de Louis Jehel, chef de l’unité de psychiatrie de l’hôpital Tenon, les juristes tentent alors de formaliser un relais entre eux et les soignants, sans grand succès. « Le lien manquait de fluidité, explique le médecin. Le service de psychotraumatologie prend en charge des personnes victimes d’événements traumatiques, fréquemment des agressions dans le cadre familial. L’hôpital revêt pour elles un aspect rassurant, celui d’un endroit où elles se sentent protégées. Rencontrer un juriste ou un avocat dans une structure extérieure suppose d’aller vers un lieu et une personne inconnus : nous observions beaucoup de déperdition. »

Plus au sud, à Sainte-Anne, les professionnels du pôle médico-social rencontrent d’importantes diffi­cultés concernant le droit des étrangers. « La question revenait souvent en analyse des pratiques, se souvient Marie-Claude Assouline, assistante sociale (AS) de formation, conseillère technique et responsable du service social aux patients. Les démarches menées devant les préfectures aboutissaient rarement, et même en s’appuyant sur les consultants d’accès aux droits, il manquait l’articulation entre suivi social et suivi juridique pour obtenir des papiers d’identité ou des régularisations de séjour. »

Trois ans de réflexion

D’un intérêt évident pour tous les intervenants, la création d’un dispositif ad hoc met pourtant plusieurs années à se concrétiser. Conscients de la difficulté de l’exercice, rien dans les pratiques de travail des médecins, des travailleurs sociaux et des juristes ne les ayant habitués à collaborer si étroitement, les partenaires prennent le temps de la réflexion. « Il a fallu montrer que nous n’avions pas l’intention de déposséder les travailleurs sociaux, ni de les disqualifier, mais bien d’intervenir en soutien et en complé­mentarité », se souvient Marianne Yvon. En 2009, « Accès au droit et santé mentale » voit enfin le jour. Issue d’une association d’aide aux victimes, Marion Casanova, la juriste recrutée pour le dispositif, se forme aux problématiques psychiatriques, rencontre les équipes et s’imprègne des pratiques des différents services. Les réunions de cadrage débouchent sur un fonctionnement en deux temps, formalisé par une convention signée avec chaque établissement. Une fois par mois, une commission technique réunissant au minimum un médecin, un travailleur social et un juriste fait d’abord le point sur les situations rapportées par les professionnels et tranche leur orientation : vers les permanences du dispositif ou vers les structures de droit commun. Seconde étape : tous les quinze jours, les juristes reçoivent les patients et usagers, le plus souvent accompagnés de leur travailleur social, pour décider avec eux des démarches à effectuer.

Ce mercredi, la commission technique du GPSPV réunit trois travailleurs sociaux, deux juristes et une psychiatre à l’hôpital Henri-Ey (XIIIe arrondissement). Regroupement familial, situation irrégulière sur le territoire, hésitations autour d’une action en justice pour maltraitance… Ce jour-là, c’est Céline Le Quemeneur, assistante sociale, qui soumet le plus de situations. Récemment arrivée dans l’établissement, cette jeune professionnelle, officiellement « assistante socio-­éducative, spécialité AS », recourt régulièrement aux juristes. « Les collègues les plus implantés se sont bâti un réseau de partenaires, avec lesquels ils ont pris l’habitude de travailler, ce qui n’est pas encore mon cas, explique-t-elle. Le dispositif existant déjà quand j’ai pris mon poste, je l’ai intégré naturellement dans ma pratique. En dehors des réunions, il m’arrive même d’appeler directement les juristes de Droits d’urgence. » Identifiées comme des personnes ressources très disponibles, Marion Casanova et Marianne Yvon répondent fréquemment à des demandes ponctuelles. Une réactivité qui, parfois, permet aussi de dédramatiser des situations vécues comme urgentes par les patients et pour lesquelles, juridiquement, le temps est moins compté qu’il n’y paraît.

Cas le plus complexe du jour, celui d’un patient de 53 ans, sans domicile et hospitalisé depuis deux ans. « Il se dit originaire de la Guadeloupe. Il est sous tutelle et a perdu ses papiers, annonce Céline Le Quemeneur. L’AS précédente a mené des démarches pour les récupérer, à partir de son extrait d’acte de naissance. Mais elle s’est rendu compte qu’une autre personne, en Guadeloupe, portait le même nom et le même numéro de sécurité sociale. Il semble qu’il usurpe l’identité de quelqu’un, mais je ne peux pas l’affirmer, et quand j’évoque le sujet, il se montre très peu loquace. » Pour Marion Casanova, le dossier mérite réflexion : « Il faudrait savoir si son homonyme envisage de porter plainte et si oui, lui parler des risques qu’il encourt. En tant que juriste, je peux porter ce message-là, et cela pourrait peut-être débloquer quelque chose », suggère-t-elle. D’une rare complexité, le cas illustre néanmoins le type de situations présentées à Droits d’urgence. « Le dispositif n’est pas dimensionné pour la masse, précise Marianne Yvon. Nous faisons vraiment de la dentelle, et nous recevons les demandes qui arrivent à la marge. » A Sainte-Anne, Marie Joigneaux, l’assistante sociale du SMES, rappelle régulièrement à ses collègues les critères de saisine : « Des situations lourdes du point de vue pathologique, avec des problématiques juridiques complexes que les partenariats habituels ne suffisent pas à accompagner, une demande en adéquation avec le projet de soin, et un lien de confiance déjà tissé avec le travailleur social. » Sur les deux hôpitaux psychiatriques, à mi-parcours de l’expérimentation, les premières statistiques (3) dessinent une population en très grande situation d’exclusion : des hommes surtout, sans domicile, hébergés chez des proches, en foyer ou en hôtel, souvent isolés, étrangers, empêtrés dans des problématiques juridiques persistantes mal prises en charge par les dispositifs de droit commun, relevant principalement du droit des étrangers, de l’état civil et du droit au logement.

A l’hôpital Tenon en revanche, compte tenu de l’orientation du service, les femmes sont à la fois surreprésentées, plus jeunes et mieux insérées. « Elles n’en présentent pas moins des risques d’exclusion, voire ont amorcé une série de ruptures, sur le plan social, administratif et juridique », notent les juristes. Assez logiquement, les questions relatives au droit pénal, au droit de la famille et au droit du logement y sont prédominantes. Illustration, un autre jour d’avril, avec une patiente d’une trentaine d’années, intégrée en urgence à la demande de son psychologue. Deux jours plus tôt, après cinq heures de violente dispute, son compagnon l’a jetée à la porte. « Il a juré de faire de ma vie un enfer, et comme c’est déjà le cas depuis neuf ans, j’ai voulu en finir », résume-t-elle. Pendant presque une heure, elle raconte l’isolement progressif, la surveillance permanente, les menaces, la manipulation et la peur. Grâce au soutien de l’équipe soignante, elle est parvenue à porter plainte et s’inquiète de pouvoir récupérer ses affaires. « Vous pouvez demander à la police de vous accompagner, lui suggère Marion Casanova. Vous leur avez déjà donné un maximum d’informations, ils ont des éléments sur sa dangerosité pour s’activer. Ensuite, ici, on ne vous laissera pas sortir sans solution. Prenez contact avec l’AS pour trouver un foyer. Il faudra aussi engager un avocat, vous pourrez domicilier les documents chez lui. » Au cœur du réseau parisien d’accès au droit, et reconnue par le milieu judiciaire, l’association s’appuie depuis le mois de mars sur un pool d’avocats spécialement constitué au sein du barreau de Paris. « Vous verrez, il pourra y avoir des interdictions de s’approcher de vous, des obligations de se faire soigner, mais ce sera dans un deuxième temps », conclut la juriste. Rendez-vous est pris pour faire le point à la permanence suivante. Les yeux perdus dans ses papiers, la jeune femme rassemble ses forces. « En tout cas, je suis contente. Ça avance. Je suis contente. »

Condition : l’engagement du patient

Quelle que soit la situation, les interventions des juristes restent connectées à l’accompagnement social et médical, afin d’éviter deux écueils : tirailler le patient dans des directions opposées, ou lui donner l’occasion d’instrumentaliser la prise en charge juridique au détriment de l’engagement dans le soin. La prise en compte de l’état psychique des personnes oblige d’ailleurs à des arbitrages réguliers, comme dans le cas de ce patient vivant à l’hôtel alors qu’il disposait d’un logement social. « Il se trouvait sous le coup d’une décision judiciaire d’éloignement, raconte Marianne Yvon, mais pour rester dans la boucle, il continuait à payer son loyer. Alors que nous nous apprêtions à intercéder auprès du bailleur, l’AS nous a appris qu’en réalité il était bien mieux dans son nouveau quartier, et qu’il n’aurait pas été opportun qu’il réintègre son appartement. Dans une structure de droit commun, on serait passé à côté de ça, c’est évident. » Imposée par la fragilité des publics, cette attention aux aspects psychiatriques et aux éventuelles répercussions des démarches qui pourraient être engagées se heurte parfois au désir des juristes de se saisir de certains cas pour faire évoluer la jurisprudence et améliorer le droit des patients. Mais l’approche reste toujours conditionnée à l’engagement des patients et à l’aval des médecins. « Parfois, il y a des possibilités de recours, mais si la personne n’est pas prête, il vaut mieux différer la démarche pour écarter tout risque d’effondrement psychique », insiste Marie Joigneaux.

De l’avis unanime des professionnels des trois établissements de santé mentale, le dispositif permet d’obtenir de meilleurs résultats sur le plan juridique qu’auparavant. « La jurisprudence évolue sans cesse, les administrations fonctionnent avec leurs propres codes, et il nous est impossible de tout suivre, admet Eva-Emilie Matias, assistante sociale à Sainte-Anne. Savoir qu’un juriste étaye mon travail est très rassurant, me donne plus de poids. Je peux m’appuyer sur ses compétences, et quand je m’essouffle sur un dossier lourd à gérer, c’est un soutien précieux. » Un soutien qui aide aussi les travailleurs sociaux à se recentrer sur leur accompagnement spécifique et à garder leur place aux côtés du patient, en particulier quand les juristes le rappellent à la réalité juridique. « Entendre qu’on n’aura pas de papiers, qu’on va au-devant d’une sanction si l’on persiste dans telle ou telle attitude, c’est très difficile. Si le message est porté par un tiers, cela évite la rupture de la relation avec l’AS », constate Marie Joigneaux.

Bien plus, selon les médecins, la prise en compte de la problématique juridique peut renforcer l’alliance thérapeutique, en ouvrant un espace pour le soin, sur la base d’une confiance renouvelée. « A plusieurs reprises, nous avons vu des patients malmenés, en souffrance psychique, dont les droits n’étaient pas reconnus, et qui pensaient que l’apaisement viendrait de la régularisation de leur situation, accepter peu à peu de se soigner », rapporte Alain Mercuel. Au service de psychotraumatologie, la démarche juridique fait même partie intégrante de la prise en charge, comme l’affirme Louis Jehel : « Un de nos objectifs est d’aider la personne à retrouver sa place, sa dignité. La plupart des gens essaient d’éviter tout ce qui expose à des souvenirs traumatiques. Or la procédure judiciaire oblige à se confronter à cette réalité. Quand on dit à un patient qu’il est important qu’il connaisse ses droits et que nous pouvons l’orienter vers des juristes que nous connaissons, qui seront attentifs à sa souffrance psychique, le tout dans une unité de lieu, ça change tout. » La démarche aide à reprendre le contrôle sur l’événement traumatique, quelles que soient les suites données ou non à la délivrance de l’information. Même en cas d’abandon ou d’échec des procédures, l’intervention garde toute sa pertinence, tient à souligner Michel Monteiro, assistant social au GPSPV et référent du dispositif. « Indirectement, cela bouscule nos pratiques, déclare-t-il. En tant qu’AS dans le milieu médical, on rattache toujours son accompagnement au soin. Les juristes apportent quelque chose de la vraie vie. Il n’est plus seulement question de patients, d’hospitalisation d’office et de médicaments, mais de citoyens, de droits et de parcours de vie. Et comme la plupart des démarches exigent la participation des personnes concernées, l’accompagnement juridique repositionne les patients comme des acteurs. A mon sens, il s’agit vraiment d’insertion sociale au sens premier du terme. »

L’avenir incertain du dispositif

Financée pour trois ans, l’expérimentation arrivera à son terme à l’été 2012. Bien qu’elle soit peu coûteuse, étant donné la légèreté du dispositif – deux salariées et quelques fournitures –, l’incertitude est totale sur sa reconduction, et plus encore sur une éventuelle transposition. « Le dispositif ne me semble pas modélisable, son projet et sa mise en œuvre sont trop liés à des histoires locales, des rencontres entre des professionnels qui souhaitent partager des pratiques. Pour autant, il n’y a pas de raison que cela ne fonctionne qu’ici », affirme Marie-Claire Assouline, du CHSA, en citant des expériences approchantes à Bordeaux, à Limoges ou à Clermont-Ferrand. Néanmoins, quelle qu’en soit l’issue, pour tous les partenaires, l’appropriation d’une culture commune croisant champ social, soin et droit influe d’ores et déjà profondément sur les pratiques, estime Michel Monteiro : « Même si nous le sollicitons pour un nombre réduit de patients, ça se répercute sur tout le reste. On ne voit plus seulement des psychotiques ou des paranoïaques. J’ai conscience que cela fait un peu naïf, mais on se sent plus proche d’eux. »

Notes

(1) Menée par l’Observatoire du SAMU social et l’Inserm à la demande de la Mairie et de la préfecture de Paris – www.hal.inserm.fr/docs/00/47/19/25/PDF/Samenta.pdf.

(2) Depuis 1995, cette association d’avocats et de juristes lutte contre l’exclusion et la grande précarité en favorisant l’accès au droit des personnes démunies. Droits d’urgence : 1, passage du Buisson-Saint-Louis – 75010 Paris – Tél . 01 40 03 62 82 – www.droitsdurgence.org.

(3) Outre les statistiques produites par l’association, le dispositif fait l’objet d’une évaluation menée par le cabinet Itaca Consultants.

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