« De plus en plus dans le travail social, il est fait référence à l’éthique. De nombreuses instances de réflexion sur le sujet se mettent en place dans les structures médico-sociales, à l’image de ce qui s’est passé dans les établissements de santé. Se sentant menacé par le droit et ce que certains appellent une “normalisation” excessive, le travail social retrouverait, grâce à l’éthique, des possibilités de liberté d’action. Cette question a même fait récemment l’objet d’une recommandation de bonnes pratiques de la part de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) (2). Il convient dès lors de réfléchir à la place du droit et à ses rapports avec l’éthique au sein de ces instances. Sans doute n’y a-t-il pas de droit sans éthique, mais que signifierait l’éthique sans le droit ?
Or, actuellement, le juriste a des craintes à la lecture d’écrits où l’éthique apparaît comme une sorte de cheval de Troie permettant à certains d’imposer leur idéologie au détriment du droit. Quelles conséquences peuvent avoir pour les travailleurs sociaux ces phrases tirées de la recommandation de l’ANESM citée précédemment : “Si le droit concerne tout le monde, la décision éthique reste en fin de compte personnelle” ; “L’éthique dépasse le droit pour en évaluer l’équité. Cela se traduit par le devoir d’obéissance, ou de résistance dans les situations dans lesquelles le droit comme justice formelle ne traduit pas le droit comme équité ou justice naturelle.”
En préambule, il semble nécessaire de rappeler quelques définitions. Le droit est une règle de conduite sociale au même titre que la morale, l’éthique, la politesse. Mais la spécificité de la règle de droit est la sanction, en cas de non-respect, par une autorité. La règle de droit est en effet obligatoire, générale, permanente et coercitive.
On distingue le Droit, ensemble de règles dites objectives qui s’imposent aux membres d’une même société, et les droits subjectifs, ceux donnés à une personne par le droit. Quand la discussion porte sur les fondements du droit, il existe également une autre distinction entre le droit dit positiviste et le droit naturel. Le droit positiviste trouve son fondement en lui-même, dans une norme juridique suprême d’où découleraient de façon exclusive les autres règles de droit. Le droit naturel part du principe qu’il existe une nature humaine, éternelle et universelle dont le droit doit tenir compte. On appelle ainsi ”droit naturel” ces règles conformes à la nature humaine.
L’éthique est quant à elle définie par la recommandation de bonnes pratiques citée comme “une réflexion qui vise à déterminer le bien agir en tenant compte des contraintes relatives à des situations déterminées”. Comme le droit, l’éthique est un principe de conduite sociale.
Il est vrai qu’actuellement l’action sociale est saisie par le droit dans sa fonction d’organisation mais surtout comme mode de régulation des rapports personnels. Au regard des usagers, toutes les lois récentes sont des lois de juridicisation des rapports entre les professionnels et les usagers. Mais il n’est pas certain que cette greffe juridique prenne en profondeur dans le champ du travail social. Un exemple de cette contestation peut être donné concernant les protocoles d’information de mauvais traitements établis par la loi.
L’obligation de transmettre sans délai les informations préoccupantes à la cellule départementale de recueil a été critiquée vivement au nom de la confiance accordée aux usagers. Cette obligation contraindrait à un comportement mécanique, contraire à l’éthique du travail social, obligeant à une trahison de la confiance accordée, et pourrait se révéler néfaste pour l’enfant. Alors président de l’Association nationale des assistants de service social, Laurent Puech expliquait ainsi, en 2007, lors des IIes assises nationales de la protection de l’enfance, que “le positionnement professionnel en travail social est en tension entre quatre pôles : l’usager, le cadre légal, l’institution et la déontologie (comme incluant l’éthique : interrogation du sens de nos actes). Il ne se situe pas donc pas forcément dans le droit, mais se définit à partir du droit, de la déontologie, des besoins de l’usager et de la commande de l’institution. Prenant en compte ces quatre pôles, la transmission d’informations est donc souvent un acte éthique. Cela signifie qu’il peut être professionnellement fondé, donc légitime, de ne pas partager ou transmettre une information, quand bien même elle serait préoccupante.”
Dans cette même intervention, il ajoutait : “De plus, des professionnels qui sont dans l’application des procédures, ce sont des professionnels qui perdent le sens de leur travail.” Et d’inviter à une culture du risque pour les travailleurs sociaux, risques qui consistent à affronter éventuellement les sanctions professionnelles et pénales.
Naturellement cette position ne peut qu’être critiquée. Dans notre pays, le droit ne peut pas être considéré comme un élément à prendre en compte parmi d’autres et, dans une institution professionnelle, le respect des procédures ne peut sans cesse être remis en cause par chaque salarié sans appeler à des sanctions justifiées de la part des autorités responsables. Dans un pays démocratique, l’appel à ne pas appliquer le droit ne peut que se révéler dangereux. On ne peut à la fois dénoncer la non-application du droit par les autorités et se dispenser de l’appliquer quand un professionnel estime, selon sa seule appréciation, qu’il n’est pas favorable à l’usager. Ce raisonnement conduit, sous couvert d’éthique, à un sentiment de défiance des institutions, à un sentiment d’autonomie totale et de toute-puissance à juste titre combattu par les autorités et la justice. Il n’y a, selon nous, aucun intérêt à subir une condamnation pénale et aucun titre de gloire à en attendre. Celle-ci doit même être, selon nous, évitée à tout prix.
Ainsi, comme on a pu le voir dans cet exemple, la place que prend le droit suscite des oppositions radicales. Mais plus généralement la contestation du droit prend la forme d’une critique contre la technicité, contre l’envahissement du travail personnel par les normes. Ainsi le travail social serait-il menacé par ce que l’on appelle la “normalisation”. Le débat est actuel. Il suffit de lire l’article consacré à ce sujet dans les ASH, et intitulé “Le travail social au risque de la normalisation ?” (3). Un certain nombre de personnalités s’y montrent très critiques par rapport à cette évolution. Mais nous ne pouvons pas taire qu’elles présentent le droit comme une caricature. Selon eux, le droit se résumerait à des procédures toutes faites, imposées de l’extérieur, qui empêcheraient de réfléchir. Mais si le droit offre un cadre, jamais il n’apporte des réponses toutes faites. La prise en compte de la personne de l’usager pour la mise en œuvre de ses droits nécessite un cadre. C’est par exemple le projet de vie qui prendra en compte sa manière de vivre, ses goûts particuliers…
Alors quelle place doivent avoir le droit et l’éthique dans les institutions sociales ? La connaissance du droit est une base nécessaire au traitement d’un sujet. Avant de traiter toute question éthique, il est nécessaire de connaître ce que dit le droit sur la question posée. Soulignons immédiatement que, souvent, la recherche du droit passera par le respect des droits fondamentaux de la personne, qui font l’objet notamment d’une Convention européenne des droits de l’Homme. Il conviendra alors de se rapporter à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Il est particulièrement regrettable que cette jurisprudence ne soit jamais mentionnée dans la recommandation de l’ANESM. Il est possible également de penser qu’un certain nombre de lois, notamment celle du 4 mars 2002 sur le droit des malades et celle du 5 mars 2007 sur la réforme de la protection juridique des majeurs, ont répondu à quelques questions posées.
Le droit est un outil, principalement un outil de liberté qui doit donner la possibilité de vivre ensemble et de mettre en œuvre des projets. Le droit permet l’innovation. Il serait important de réfléchir à la perception du droit qu’ont les responsables et les professionnels du secteur social. Mais il convient de revenir aux fonctions du droit.
La première est sans doute une fonction d’organisation. Cela se fait par l’écriture d’un certain nombre de textes visant à l’organisation des pouvoirs et du travail dans l’établissement. Arrêtons-nous sur les protocoles souvent décriés. Comme je le mentionnais en introduction, le droit a beaucoup à voir avec la politesse. Celle-ci est définie comme un ensemble de règles qui régissent le comportement, le langage, considérées les meilleures pour vivre ensemble. En droit comme pour la politesse, il s’agit de respecter les formes. Un terme pourrait faire le lien : “protocole”. Le protocole est à la fois l’étiquette à observer dans une cérémonie, les règles de bienséance, l’accord entre les parties et la procédure à mettre en œuvre pour bien agir – par exemple un protocole de signalement de mauvais traitements –, la règle sur laquelle tout le monde est tombé d’accord pour agir. Le protocole est une règle qui aide à l’action. On peut définir un protocole comme la mise en forme d’une procédure qui a fait ses preuves, la recherche préalable à un problème posé de tout ce qui a pu paraître intéressant au regard de l’expérience, le condensé des pépites trouvées à gauche et à droite.
Faut-il faire référence à une théorie ou à des théories pour toute action du travail social ? Il existe des formes de travail social qui ne sont pas explicitées, mais qui existent… Cependant, il semble exister un refus de les expliciter comme cela se fait outre-Manche. La chose peut se discuter au niveau du travail social. Elle ne peut se discuter à mon avis quand il s’agit d’organisation : protocole de signalement de mauvais traitements, projets d’activité divers et variés… Cela étant dit, je pense que les travailleurs sociaux auraient intérêt, sans que cela prenne la forme de protocole, à expliciter les théories avec lesquelles ils travaillent. Le manque d’explicitation des théories utilisées explique les difficultés de l’évaluation. Si l’on ne se réfère pas à une théorie, il semble difficile d’interroger ce qui n’a pas fonctionné si les objectifs n’ont pas été atteints.
S’agissant des rapports entre les personnes, le droit peut apparaître comme un garde-fou à l’action. En 1989, un éminent auteur, M. Lévy, préconisait déjà la généralisation d’un principe de la loi de 1982 codifié à l’article L. 122-35 du code du travail : “Le règlement ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché” (4). Il sera fait appel au droit en cas de difficulté. Ici également l’écrit est important. Rien ne peut être plus arbitraire que la parole d’un éducateur, d’un directeur dans ses fonctions d’autorité et de sanction, d’où l’importance du règlement. Les outils inscrits dans la loi obligent à s’interroger sur les pratiques et imposent un minimum d’obligation dans tous les établissements et services. Cela dit, s’agissant de personnes vulnérables, il convient d’être particulièrement prudent dans l’application du droit, notamment dans la contractualisation avec les usagers.
Quelle place, alors, pour l’éthique ? Il convient de souligner que le juriste ne peut que se réjouir de l’importance accordée à la réflexion éthique dans le champ social à la suite de celle qui a lieu dans le secteur de la santé. Il ne lui viendra jamais à l’esprit que seul le droit peut résoudre les difficultés de prise en charge, d’accompagnement d’une personne vulnérable dans un établissement social. Il est important toutefois de dire qu’une commission d’éthique ne doit pas être une tentative, pour une direction, de transformer des questions collectives en question individuelle. Le choix des questions et leur formulation devront requérir toute la vigilance de ses membres.
Ensuite, après avoir répondu à la question “Que dit le droit ?”, trois solutions se présentent : le droit donne une réponse considérée comme “bonne”, le droit donne une réponse qui ne semble pas “bonne”, le droit ne donne pas de réponse. Naturellement, seule, la deuxième situation retiendra notre attention. Dans le premier cas, le droit sera appliqué sans débat. Dans la troisième, il conviendra de mener une réflexion éthique pour guider l’action. Mais que peut-on faire si la réponse apportée par le droit semble en opposition avec la justice, l’équité, la bonne solution pour l’usager ?
La réponse n’est certainement pas dans le non-respect de la règle juridique en agissant seul “en son âme et conscience”. Sans nul doute la réponse est dans la discussion collective de la règle. Cette évaluation de la règle pourra être l’objet d’une réflexion éthique par un comité dont cela sera la fonction. Ce comité pourra alors faire des recommandations pour changer la règle. De nombreuses règles sont élaborées par les institutions elles-mêmes et il ne devrait pas être trop difficile de les changer ou de faire, en bon juriste, des exceptions à la règle ! L’adaptation à l’usager par une institution devrait pouvoir se mesurer au nombre de dérogations au règlement de fonctionnement de l’établissement inscrites dans les contrats de séjour des usagers ! Que faire s’il s’agit de l’application d’une loi ? Ce n’est pas le spécialiste de l’étude de la responsabilité que je suis qui énoncera qu’il convient alors, au nom de l’éthique, de transgresser la loi. Mais naturellement, les lois changent avec les mœurs, et pour que les lois évoluent, il convient sans doute de les transgresser en douceur, à la marge et sans nul doute en les contestant collectivement en ayant conscience d’entrer alors dans le débat politique. A notre avis, ces situations devraient être très rares dans le champ social. Souvent, dans sa grande sagesse, le législateur a lui-même anticipé le conflit de valeurs et il laisse alors les acteurs libres d’agir selon leur conscience. C’est ce qui se pratiquera en cas de refus de soins, de secret professionnel, etc.
C’est souvent une méconnaissance du droit qui fait dire aux professionnels du travail social qu’ils doivent violer en permanence le droit pour pouvoir agir de façon juste envers les usagers. Si tel était le cas, il conviendrait de promouvoir des changements importants. Changements qui relèvent encore une fois du débat politique, mais également du travail social pris dans sa forme communautaire. Nous n’avons pas abandonné l’idée que le travail social vise à répondre aux besoins des individus mais qu’il a également pour mission de transformer leur environnement.
Mais que faire si la loi est injuste ? Concernant le droit des étrangers, il est vrai qu’actuellement le droit peut apparaître injuste. Nous ne reviendrons pas, par exemple, sur ce qui a été dénommé “délit de solidarité” et qui, hélas, contrairement aux déclarations ministérielles, est appliqué (5). Mais la décision de contrevenir à la loi ne peut être un acte individuel (6). Est-il nécessaire de rappeler qu’Antigone mourra seule isolée pour s’être opposée aux lois de la cité ? N’y a-t-il pas beaucoup d’orgueil à vouloir se mettre au-dessus des lois ? N’est sans doute pas Antigone qui veut ! »
Contact :
(1) Dans le département « sciences humaines et sociales et comportements de santé ».
(2) Le questionnement éthique dans les établissements sociaux et médico-sociaux – Juin 2010 – Disponible sur
(4) In « L’adulte handicapé mental en établissement social : l’institution et la personne » – Revue de droit sanitaire et social, 1989.16.
(5) Recueil Dalloz du 10-2-2011, Actualités/Droit public, p. 381.