Une tripotée de gamins jouent sur les espaces vides du parking, avec pour seul rempart cette muraille d’immeubles derrière eux. « Il n’y a aucun espace de jeux pour les enfants, c’est affreux de construire des endroits pareils », déplore Anne Rousseau, éducatrice de rue à l’association La Brèche, implantée en Seine-et-Marne (1), en arrivant au quartier des « bâtiments rouges et gris ». C’est ainsi que tout le monde nomme cette cité de Pontault-Combault, encerclée, d’un côté, par la voie ferrée du RER et, de l’autre, par l’autoroute Francilienne. Sur la dalle, des jeunes garçons discutent et profitent tranquillement de ce samedi ensoleillé. L’équipe d’éducatrices du Fil – la partie « prévention » de l’association, installée dans la ville – salue chaque petit groupe.
La Brèche a été créée en 1980 sous l’impulsion d’habitants soucieux d’aider les jeunes de La Ferté-sous-Jouarre. En 1994, l’activité de prévention spécialisée de l’association est recentrée sur la ville de Roissy-en-Brie. Au contact des jeunes, les éducateurs de rue ont alors l’idée de créer une autre branche associative, dédiée cette fois aux parents. Côté pile, les jeunes. Côté face, les parents. Le but ? Aider les deux parties à mieux communiquer. En 2001, Trapèzes, la maison des parents, voit donc le jour à Roissy-en-Brie, tandis que les éducateurs du Fil continuent d’intervenir dans le cadre de la prévention spécialisée auprès des 16-25 ans de cinq communes seine-et-marnaises : Pontault-Combault, Roissy-en-Brie, Ozoir-la-Ferrière, Gretz-Armainvilliers et Tournan-en-Brie. La Brèche emploie aujourd’hui 19 salariés et finance ses activités en majorité grâce au conseil général et aux subventions de la caisse d’allocations familiales, mais aussi aux aides des municipalités et de l’agence régionale de santé (ARS).
Dans le quartier des « bâtiments rouges et gris », les trois éducatrices du Fil semblent connaître tous les jeunes. « Ça prend du temps, il faut les apprivoiser », commente Anne Rousseau. Educatrice à La Brèche depuis quatre mois, Emilie Roger opine. Après une formation de paysagiste, elle a dévié vers une licence professionnelle d’intervention sociale, puis s’est servie de sa double compétence pour travailler en centre pénitentiaire. Elle était chargée de former des détenus aux « espaces verts et maraîchage ». « Cela m’a fait m’interroger sur le sens de l’enfermement, témoigne-t-elle. En prison, on a affaire à des jeunes qui ont déjà quelques années à leur compteur. Cela m’a donné envie d’intervenir en prévention, en amont de la prison. » Au passage des travailleuses sociales, un jeune du quartier les félicite : « C’est bien ce que vous faites pour les petits, ça fait plaisir les barbecues que vous organisez, ils ne partent pas de l’été, eux. » « Merci ! Par contre, on ne s’occupe pas des petits, mais des jeunes de 16 à 25 ans », le corrige Anne Rousseau en riant. Le jeune homme, du haut de ses 25 ans, hausse les épaules.
C’est lors d’une fête de quartier organisée par l’association que les éducatrices de rue de La Brèche ont rencontré Samy (2), installé un peu plus loin, sur un muret, avec une quinzaine de copains. Les éducatrices enchaînent les serrages de main. L’an dernier, pour une fois, Samy a pu partir en vacances grâce à La Brèche, mais aussi en s’investissant personnellement. Avec d’autres jeunes du quartier, ils ont fait le service lors des vœux du maire, ce qui leur a rapporté un peu d’argent pour organiser un séjour. « On a écrit plein de lettres aussi », ajoute le jeune homme – au conseil général, notamment, pour obtenir des subventions. Résultat, huit jeunes ont pu partir trois jours en Normandie tester leur confiance en eux sur un char à voile ou à cheval.
Dans la même veine, l’équipe du Fil organise des chantiers d’embellissement de quartier. Restauration de cages d’escalier, création de jeux au sol pour les enfants, fresques de mosaïque sur un mur… Les travaux sont effectués par les jeunes et financés par le bailleur, via une subvention aux initiatives des habitants. Avec le pécule récupéré, La Brèche paie, selon le projet des jeunes, une partie du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA) pour l’un, des heures de conduite pour l’autre, etc. « Dans notre secteur, nous sommes proches de la campagne, alors souvent, pour les missions d’intérim, il faut être véhiculé », souligne Véronique Perrin, une autre éducatrice du Fil. « Ces chantiers valorisent le groupe et le quartier et ont un effet de restauration narcissique, explique un peu plus tard Michèle Baron-Quillévéré, la directrice de l’association. Et les habitants voient que les jeunes ont fait quelque chose, ils sont reconnaissants. Nous organisons toujours un goûter à la fin, pour montrer ce qui a été réalisé. Ces projets évitent de se laisser enfermer dans les clichés selon lesquels les jeunes seraient dangereux et les gens des quartiers, démissionnaires. » Elle poursuit : « Il faut créer l’occasion, par la fête des voisins ou du quartier, par des spectacles, pour se faire connaître dans un cadre de plaisir partagé et qu’on ne soit pas seulement assimilé aux situations problématiques. »
Sur le trajet de Pontault-Combault à Roissy-en-Brie, les barres d’immeubles gris laissent place aux champs jaune vif de colza. Michèle Baron-Quillévéré arrive au siège de l’association, une jolie maison en vieilles pierres et briques, prêtée par la mairie de Roissy-en-Brie. Après six années passées comme chef de service du Fil, cette éducatrice de jeunes enfants et éducatrice spécialisée a décroché le diplôme de directrice d’établissement sanitaire, social et médico-social et pilote La Brèche depuis 2006. Elle reçoit aujourd’hui Leïla M. et son ami, un couple suivi depuis quatre ans par l’équipe du Fil. Elle offre un café aux deux jeunes gens, qui multiplient les remerciements. Ils ont tissé des liens solides avec les travailleurs sociaux quand, tout juste âgés de 19 ans, ils se sont retrouvés à la rue. Ils y sont restés sept mois. « Au début, on était séparés. Comme le 115 ne prend pas les couples, on était chacun dans un centre d’hébergement d’urgence différent », se souvient Leïla, encore émue par cette période difficile. Ils ont alors décidé de dormir dans un parc et, un soir, une éducatrice de La Brèche est venue à leur rencontre. Les deux jeunes semblent heureux de retrouver ceux qui les ont soutenus au moment où ils en avaient le plus besoin. « Durant les sorties organisées par La Brèche, on oubliait qu’on était à la rue », lâche Leïla, le regard baissé vers sa tasse. Elle tient à exprimer sa reconnaissance envers l’association, maintenant que son ami et elle ont un travail et habitent ensemble.
L’équipe reçoit ensuite la visite d’AishaB. et de ses deux enfants, elle aussi est suivie de longue date par l’équipe du Fil. Elle traverse le jardin fleuri et bien entretenu du siège. Quatre ans plus tôt, elle a décidé de quitter son mari violent. Agée de 23 ans, elle a été orientée vers le Fil par une assistante de service social. Les éducateurs l’ont alors aidée à faire les trajets entre Roissy-en-Brie, où était resté son mari, Meaux, où elle avait trouvé refuge dans un hôtel, et le tribunal de Melun, où était traité son divorce. « En plus de me conduire, ils ne me laissaient pas seule pour affronter mon mari au tribunal », se souvient la jeune femme. La justice a fini par ordonner qu’elle récupère le domicile conjugal, à Roissy. « Quand je suis arrivée dans l’appartement, c’était horrible, raconte Aisha B. Il n’y avait plus rien sauf des ordures. Il avait tout pris et c’était très sale. J’ai cru que j’allais m’effondrer », chuchote-t-elle, pour ne pas être entendue de ses enfants qui jouent sagement à côté. Les deux éducateurs qui l’accompagnaient ont alors appelé des collègues en renfort. Ils sont arrivés munis de seaux et de balais. « A 20 heures, tout était propre, ils avaient même réussi à trouver un matelas pour les enfants. S’il y a un moment que je n’oublierai jamais, c’est bien celui-là. Et si je suis sur pied, c’est grâce à eux », confie-t-elle. Après avoir écrit une lettre à la mairie de Roissy-en-Brie avec l’aide de Michèle Baron-Quillévéré, elle a décroché un travail d’agent technique et obtenu il y a un mois la nationalité française. Quant à son fils, raconte-t-elle fièrement, « il vient de sauter une classe ».
Trapèzes, la maison des parents, constitue la deuxième face de l’activité de La Brèche. Elle se situe dans un renfoncement au cœur du quartier populaire du centre de Roissy, à deux pas du centre social et de la mission locale. Dans ses murs, ont lieu des visites médiatisées, ordonnées par le juge et organisées par l’aide sociale à l’enfance (ASE), ainsi que des séances de médiation familiale avec des couples volontaires et/ou leurs enfants. Elle héberge en outre le Réseau d’écoute d’appui et d’accompagnement des parents ainsi qu’un Point info famille. Au secrétariat, Corinne Van Langhenhoven oriente les personnes, selon les besoins, vers Ferdinand N’Goulou, l’intervenant familial, ou vers l’une des deux éducatrices-médiatrices. « Corinne est le fil rouge de Trapèzes, elle offre une première écoute. Nous sommes dans une approche de prévention primaire. Elle s’investit également beaucoup dans l’organisation de la fête des voisins… », souligne Chantal Cambrezy, chef de service de la maison des parents. Quand Corinne Van Langhenhoven est arrivée en 2008, le service manquait d’ouverture vers l’extérieur. « Il courait même une rumeur selon laquelle nous prenions les enfants », se rappelle la chef de service.
Dominique R. a bénéficié de l’action bicéphale de l’association. Le jeune homme, qui vient tout juste d’atteindre sa majorité, a rencontré son éducatrice, Anne Rousseau, alors qu’elle intervenait dans son collège sur les relations filles-garçons, une autre action de l’association. Il a apprécié son contact, puis l’a retrouvée dans son quartier de Pontault-Combault. « Quand ça ne va pas, je sais que je peux lui parler », déclare le grand gaillard, les cheveux tressés, un bonnet soigneusement posé de travers sur la tête et de grosses chaînes autour du cou. Comme il était mineur, La Brèche a pris contact avec sa mère, pour l’informer que Dominique passait du temps avec l’équipe. A son tour, sa mère a été suivie par l’équipe de Trapèzes et, ensemble, ils ont participé à des séances de médiation familiale. « Cela a permis de désamorcer les conflits et nous a aidés à trouver les bons mots, reconnaît-elle aujourd’hui. Nous étions trop fusionnels, nous n’arrivions pas à prendre du recul. Finalement, on a compris qu’il fallait qu’on se sépare un moment, pour mieux se retrouver après. » A cette époque, Dominique est placé dans un foyer éducatif puis dans une famille d’accueil. « Des ponts se créent entre le Fil et Trapèzes, avec les éducateurs qui suivent des jeunes et orientent ensuite leurs parents », indique Chantal Cambrezy. Pour éviter tout « conflit de loyauté », ce ne sont pas les mêmes professionnels qui viennent en aide aux jeunes ou aux parents. Mais les deux axes d’intervention de l’association leur permettent d’avoir une vision globale de la famille et de mieux comprendre les souffrances de chacun. Néanmoins, la confidentialité demeure primordiale, pour les jeunes comme pour leurs parents. Ce qu’ils confient aux professionnels n’est pas dévoilé aux autres membres de la famille.
A Trapèzes, la médiation familiale constitue un outil privilégié. Educatrice spécialisée de formation, Chantal Cambrezy a fait partie de la première promotion du diplôme d’Etat de médiateur familial, en 2007. Un titre dont elle ne pouvait cependant user dans son ancien emploi du secteur public. Elle s’est donc tournée vers La Brèche en 2008, tout comme Caty Boyard, également éducatrice spécialisée et médiatrice familiale, qui vient de quitter la fonction publique pour rejoindre l’équipe de Trapèzes. « Dans la majorité des situations où l’enfant est placé, il y a de graves conflits familiaux, c’est lié ! affirme-t-elle. Sans médiation familiale, il manque une compétence à l’aide sociale à l’enfance. Nous faisons en sorte que les parents arrivent à communiquer et parviennent à un contrat d’entente. » Véronique Ferey Rovelli, directrice du centre communal d’action sociale de Roissy-en-Brie, est du même avis : « Trapèzes apporte des compétences spécifiques qui viennent compléter celles des autres services sociaux sur le territoire. Quand des parents expriment un désarroi dans leurs relations avec leurs adolescents, nous les orientons vers La Brèche. »
Les séances de médiation familiale sont payantes, de 5 à 131 €, en fonction des revenus des personnes, la caisse d’allocations familiales en prenant en charge une grande partie. « Lors de ces séances, le professionnel est garant du cadre, de la confidentialité et de la distribution de parole », précise la chef de service. Alexandra T. est justement là pour une visite médiatisée avec son fils : « Si La Brèche n’existait pas, s’exclame-t-elle, c’est simple, je ne pourrais pas voir mon enfant et je ne le récupérerais jamais. Personne ne pourrait constater les liens affectifs que je développe avec lui. » Alors qu’elle feuillette les cahiers de son fils que l’assistante maternelle lui a apportés, elle raconte le drame qui l’a amenée à Trapèzes. Il y a dix mois, elle est tombée gravement dépressive après la mort de sa mère. Un jour, l’ASE l’a appelée pour la prévenir qu’on lui retirait son fils : « On ne m’a pas dit que c’était provisoire, j’ai eu tellement peur de ne plus jamais le revoir que je me suis précipitée à son école, j’ai pris la directrice de l’école en otage et l’ai menacée au cutter. Je voulais qu’on me rende mon enfant. » Depuis, les choses se sont apaisées et, dans la maison des parents, elle peut passer du temps avec son fils. Auparavant, elle le voyait à l’ASE, mais depuis qu’elle a trouvé un emploi, ce n’est plus possible, car elle travaille toute la semaine, à plus d’une heure de route. Heureusement, la structure est ouverte le samedi. « Ici, je ne me sens pas surveillée, si je veux m’isoler avec mon fils pour lui lire une histoire, je peux. » Et, surtout, elle a des contacts avec l’assistante maternelle qui le garde, et est rassurée de savoir que son enfant est entre de bonnes mains.
« En cas de placement, nous travaillons sur le lien entre la famille d’accueil et celle d’origine. C’est un peu notre spécificité. Il faut que les parents voient comment ça se passe dans la famille d’accueil », commente la chef de service, insistant sur l’importance de la collaboration avec l’ASE dans le « travail systémique » mis en œuvre à la Brèche. « En lui-même, le placement n’est pas ce qui protège les enfants, rappelle Michèle Baron-Quillévéré. Il faut renforcer les ressources des parents. Les visites médiatisées sont des moments partagés entre le parent et l’enfant, mais c’est aussi un temps où l’on travaille sur l’incapacité à dire non. » En cela, la maison des parents, labellisée par la Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs (FNEPE), partage les mêmes valeurs que cette dernière, qui insiste sur le « développement des ressources ». « Trapèzes est une sorte d’enveloppe contenante et bienveillante. Nous nous efforçons de sécuriser les parents afin qu’ils arrivent à reprendre confiance et commencent à croire, par exemple, en leur capacité à éduquer leur enfant », détaille la directrice de l’association.
Désormais, AlexandraT. n’a plus qu’une chose en tête : remonter la pente pour retrouver son fils. « C’est comme l’escalade, le sommet paraît inaccessible, mais on met d’abord un premier pied, on s’assure qu’il tient bien et, petit à petit, on y arrive », la rassure Michèle Baron-Quillévéré. « J’ai toujours rêvé de faire de l’escalade ! », s’enthousiasme la jeune maman. « Alors on va penser à organiser ça », enchaîne la directrice, ravie que le travail de prise de confiance soit enclenché.
(1) La Brèche : 2, rue Pasteur – BP 30 – 77680 Roissy-en-Brie – Tél. 01 60 28 42 66 – Courriel :
(2) Dans un souci de confidentialité, tous les noms des usagers de La Brèche ont été modifiés.