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« Il y a un déni sur la question du genre dans le travail social »

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Les métiers sociaux sont, on le sait, très largement féminisés. Pour le sociologue Marc Bessin, qui travaille sur les enjeux de la sexuation dans le travail social, cette féminisation renvoie à la construction d’un genre considéré comme prédisposé à l’aide, à l’accompagnement, à l’altruisme… Il est urgent, estime-t-il, de prendre en compte la question du genre, au sens large, dans le travail social.

Les métiers du travail social ont toujours été fortement féminisés. Pour quelles raisons ?

En réalité, l’histoire du secteur social est ambivalente sur la question du genre. Les hommes n’en sont pas exclus mais, historiquement, ils se trouvent plutôt aux commandes. Ce sont eux qui ont élaboré les principes du travail social, alors que les réalités du terrain, depuis les dames patronnesses et les surintendantes d’usine jusqu’aux travailleuses sociales actuelles, sont majoritairement l’affaire des femmes. Il y a là une vision sexuée de la place des hommes et des femmes. Cela renvoie à la manière dont on construit le féminin comme étant amené à se soucier des autres, à être dans la proximité, dans l’altruisme… On a fait en sorte que les femmes deviennent les premières actrices des interventions pour autrui dans une dimension d’écoute, de disponibilité et de responsabilité.

Quel sont les taux actuels de féminisation des métiers sociaux ?

On a mis longtemps à disposer de statistiques sur ce sujet. Ce qui est assez révélateur de la difficulté du secteur à appréhender cette dimension. Actuellement, environ 80 % des travailleurs sociaux, tous métiers confondus, sont des femmes. Dans les métiers canoniques, chez les assistants de service social, on est aux alentours de 93 %. Chez les éducateurs spécialisés, on approche les 70 % de femmes, mais cette proportion est nettement plus élevée au sein des centres de formation. Ce qui signifie que cette profession continue de se féminiser. Les animateurs, de leur côté, comptent environ 65 % de femmes. Quant aux métiers du soin, de la petite enfance et de l’aide à domicile, ils sont très majoritairement féminins. La répartition hommes/ femmes évolue également selon le type d’établissement, la nature de la déficience et du public reçu. Plus on est dans le champ de l’insertion, scolaire ou professionnelle, plus les hommes sont présents. Au contraire, dans le soin et la prise en charge du handicap, les femmes sont très majoritaires. Reste qu’il est difficile,au sein des différentes structures du secteur social, de faire la part des choses entre le choix des individus, selon leur identité sexuée, et la demande des employeurs. On peut, par exemple, imaginer que des établissements intervenant dans le domaine de l’éducation renforcée tendent, implicitement, à vouloir embaucher davantage d’hommes afin de renforcer l’autorité, l’image du père…

Les hommes sont-ils toujours surreprésentés dans les postes d’encadrement du secteur ?

Ils demeurent plus nombreux, proportionnellement, aux postes d’encadrement et de direction. Il est certain qu’ils bénéficient en moyenne d’une progression de carrière plus rapide que les femmes. Cette surreprésentation masculine dans les postes d’encadrement n’est cependant pas propre au travail social. On la retrouve dans presque tous les secteurs d’activité. Mais dans le secteur social, on constate que les hommes mettent plus souvent en œuvre des stratégies d’évitement du terrain en passant par la théorisation, la formation ou encore le syndicalisme. On peut imaginer que pour un certain nombre d’hommes présentant des parcours atypiques ou ayant été en difficulté scolaire, les métiers du travail social représentent une filière qui leur ouvre des débouchés et des perspectives de promotion professionnelle. Néanmoins, les femmes ne sont pas pour autant absentes des postes de direction, loin de là.

La prédominance des femmes n’est-elle pas caractéristique de tous les métiers de l’aide et de l’humain ?

C’est vrai de tous les métiers où sont fortement mobilisées des dimensions relationnelles, d’altruisme, d’accompagnement, d’écoute… Une lecture naturalisante, que je ne partage pas, pourrait relier cela au fait que donner la vie est une prérogative féminine. On peut aussi considérer que cela renvoie à la manière dont on construit des ordres masculin et féminin. La figure féminine est en effet une construction sociale véhiculée par une socialisation sexuée imposant de se conformer à un certain nombre d’attitudes. Cet ordre est construit sur des dimensions temporelles, comme la disponibilité, la responsabilité et la patience, pas très valorisées dans notre société de la vitesse et de l’accélération. Le social mais aussi l’enseignement ou la culture sont dans des logiques de long terme. L’éducatif, c’est par essence du temps long, ce n’est pas immédiatement productif. Tout cela participe à cet ordre du genre que j’évoquais à l’instant. Dans les métiers du travail social, les hommes et les femmes sont formés à peu près de la même façon, ils ont les mêmes référentiels professionnels. Mais leur identité sexuée joue un rôle dans leur manière d’exercer.

La question du genre n’apparaît-elle pas comme un « angle mort » du travail social ?

Je dirais même qu’il y a un déni sur cette question. On le voit, notamment, dans l’absence, sur ce sujet, d’une littérature scientifique digne de ce nom, alors que le secteur social mobilise naturellement les sciences sociales. Ce déni est également perceptible dans les formations en travail social, même si cela commence à bouger un peu. Dans d’autres pays, le genre est largement abordé dans les formations. Dans les préoccupations professionnelles également, la question du genre est bien souvent mise à l’écart ou est reformulée sous le seul angle de la mixité dans les équipes. Une réflexion émerge cependant là où la nature de l’intervention sociale renvoie directement à cette problématique, en particulier dans le domaine des violences faites aux femmes.

Pourquoi un tel déni ?

La première raison est que, jusqu’à fort récemment, le genre n’était pas une thématique très développée en France. Une autre explication réside dans le rapport des formations sociales à l’académie. Les centres de formation se situant majoritairement hors académie, et celle-ci étant elle-même en retard sur la question du genre, le travail social n’en a été que plus éloigné. Je crois aussi que, paradoxalement, le secteur social a été marqué par un certain féminisme « maternaliste ». Pour préserver l’une des voies d’émancipation professionnelle ouvertes aux femmes, on a longtemps valorisé des compétences dites féminines. D’une certaine façon, les femmes se sont elles-mêmes prises au piège, en partie sous l’influence des approches psychologiques de la féminité. Je crois enfin qu’il y a quelque chose autour de la double approche public-privé. Je m’explique. Le travail social consiste aussi à s’immiscer dans la sphère privée afin de réintroduire une dimension publique normative. Cette dimension dite du « contrôle social » a été très critiquée dans les années 1970. Et le refus des travailleurs sociaux de jouer le rôle de « police des familles » s’est trouvé en antagonisme avec les préoccupations féministes, et n’a donc pas permis à la thématique du genre d’émerger dans le travail social. Car si la critique du contrôle social consiste à rappeler que l’intervention publique doit s’arrêter à un moment face à la sphère privée, le féminisme affirme que ce qui se passe dans le privé relève aussi du politique, donc du public. De fait, c’est bien dans la sphère privée que se pose la question du genre avec le patriarcat et la domination des femmes.

La question du genre commence-t-elle à être prise en compte dans le secteur social ?

Les choses évoluent car des problématiques de genre émergent de plus en plus, typiquement autour des violences conjugales ou de la répartition inégale de la précarité en fonction des sexes, mais aussi avec les transformations du modèle familial – en particulier, l’augmentation importante du nombre des familles monoparentales, l’émergence des familles homoparentales et l’accroissement de la précarité chez les femmes. Toutes ces questions mettent en lumière le fait que le genre, en tant que dispositif d’inégalité, induit des problèmes sociaux. Il s’agit désormais de l’intégrer dans la manière de répondre à ces problèmes. Sachant que cette réflexion dépasse la féminisation du travail social pour poser la question de la reproduction des inégalités de genre. On peut donc s’attendre à des évolutions de ce point de vue. D’ailleurs, de plus en plus de travailleurs sociaux se saisissent de cette question. Il me semble en tout cas prioritaire de produire de la connaissance dans ce domaine, le principal levier se situant au niveau de la formation. L’ensemble des problématiques professionnelles doivent être reprises sous l’angle d’une déconstruction du genre. Au final, cela pourrait peut-être avoir un effet de feed-back sur la structuration traditionnellement féminine des métiers du social. Et cela permettrait au moins de ne pas considérer comme allant de soi des réflexes qui font que, bien souvent, on reproduit des inégalités sexuées.

REPÈRES

Marc Bessin est sociologue, chargé de recherche au CNRS et directeur de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS). Il poursuit des recherches sur les enjeux de la sexuation dans le travail social. Sur ce sujet, il a publié, entre autres, les articles « La division sexuée du travail social » (Informations sociales n° 152, mars-avril 2009) et « Les hommes dans le travail social. Le déni du genre », dans l’ouvrage collectif L’inversion du genre (Ed. PUR, 2008).

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