La question de l’insalubrité est depuis longtemps un vecteur de la transformation des villes. Pour quelle raison ?
A la fin du XIXe siècle, les grandes métropoles ont commencé à prendre une taille telle que des problèmes comme l’approvisionnement ou les transports ont changé de nature. En France, Paris était nettement plus grand que les autres villes, et les questions liées à l’insalubrité y ont alors émergé en raison d’un afflux massif de populations occupant des logements mal conçus, très denses, vétustes, souvent peu ou pas équipés… Le XIXe siècle a ainsi été rythmé par une série d’épidémies, notamment de choléra et de tuberculose. Or lorsqu’on a découvert, alors que l’on ne disposait pas encore des antibiotiques, que le bacille de Koch, responsable de la tuberculose, pouvait être détruit par la lumière du soleil, l’idée est venue d’utiliser cette dernière comme élément prophylactique. Du coup, on a commencé à identifier les lieux de plus grande misère et d’insalubrité pour les remplacer par de nouveaux bâtiments mieux adaptés. La transformation des villes s’est ainsi opérée en grande partie par rapport à l’insalubrité. Ce qui renseigne aussi sur la manière dont on imaginait la ville à chaque époque.
Est-ce pour cela que la forme traditionnelle de la ville est remise en cause à partir de 1900 ?
Jusque-là, on avait toujours conçu la ville depuis l’extérieur, autrement dit l’espace public. On créait des ordonnancements urbains, des places et des rues, puis on dessinait les façades des immeubles et on construisait les bâtiments derrière, selon la place disponible. Mais à partir du moment où l’on a souhaité que le soleil rentre partout, dans un souci d’éradication des maladies et de salubrité, on a développé un modèle de logement dit « traversant », disposant de deux façades, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, afin de garantir un ensoleillement le plus complet possible. En juxtaposant les étages, on obtient une barre orientée nord-sud avec des façades est-ouest. Cette conception remet complètement en cause le modèle de la ville traditionnelle, dans lequel la plupart des rues sont mal orientées, avec des bâtiments trop serrés et encaissés. Les premiers projets de cette nature ont été réalisés par des fondations philanthropiques, car il n’existait pas alors d’offices HLM. La Fondation Rothschild en a financé l’un des plus beaux exemples à Belleville, au-dessus du métro Pyrénées. Les immeubles sont constitués d’une partie basse en forme de socle, alignée sur la rue. Les éléments d’habitation sont posés dessus, offrant des cours ouvertes et en continuité avec l’espace public.
Les autorités mettent alors sur pied le « casier sanitaire » des maisons de Paris. De quoi s’agit-il ?
Ce vaste projet d’analyse des bâtiments parisiens a été réalisé par le service d’hygiène de la Ville de Paris, qui a visité toutes les maisons de la capitale. Pour chacune, les plans de la parcelle et du bâtiment ont été dessinés en notant la présence des équipements, tels que l’eau courante ou l’éclairage. En regard a été enregistré le nombre de morts par maladies contagieuses constaté dans ces bâtiments. Au-delà d’un certain seuil de mortalité, l’immeuble était considéré comme insalubre. Et au-delà d’une certaine concentration d’immeubles insalubres, tout l’îlot était jugé insalubre. Ainsi, 17 îlots insalubres ont été délimités dans tout Paris. Ces îlots, ainsi que les emprises industrielles libérées après la Seconde Guerre mondiale, ont constitué la plus grande partie de nos secteurs d’aménagement modernes. Par exemple, le Centre Georges-Pompidou et le quartier de l’Horloge ont été construits sur l’un de ces îlots.
Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle période démarre avec le lancement du « plan Lopez ». Quel était son objectif ?
Ce rapport, du nom de Raymond Lopez, un architecte missionné par la Ville de Paris, visait à changer la nature du tissu urbain parisien de manière radicale. Le critère d’insalubrité, s’il demeurait important, ne suffisait plus. L’efficacité foncière est alors mise en avant afin de libérer du terrain pour implanter des grands ensembles, eux aussi héliocentrés. Dans cette perspective, tous les immeubles âgés de plus de 100 ans, donc construits avant Haussmann, et de moins de quatre étages devaient être démolis, qu’ils soient insalubres, vétustes ou en bon état. Le rapport Lopez identifie ainsi 1 500 hectares à bâtir dans Paris intra-muros, soit un quart de la superficie parisienne totale ! Heureusement, tous les bâtiments répertoriés ne seront pas démolis. La ville a ses propres systèmes de résistance, et ce qui a sauvé Paris, c’est surtout Haussmann, pourtant accusé d’avoir détruit Paris au XIXe siècle. Mais ce n’est que partiellement vrai. Le système haussmannien ne détruit pas des quartiers. Il crée des lignes, des percées formant un réseau dans les mailles duquel la ville traditionnelle continue d’exister. Après la Seconde Guerre mondiale, les grands projets de réaménagement, tels que les grands ensembles et les autoroutes urbaines qui les auraient accompagnés, n’ont finalement pas été jugés nécessaires en raison de l’existence de la structure haussmannienne.
Ces différents plans ont-ils permis de faire reculer l’insalubrité et de reloger les ménages modestes dans des conditions dignes ?
Dans les opérations liées au « casier sanitaire », les pouvoirs publics ne disposaient que de très peu de moyens d’action, en particulier dans l’entre-deux-guerres, où la seule réalisation a concerné un îlot situé dans le XVIIIe arrondissement. Un cas de peste y avait été découvert en 1923. Du coup, on a réalisé des bâtiments semblables aux HBM [habitations à bon marché] des boulevards des Maréchaux. Mais l’essentiel des programmes de lutte contre l’insalubrité a été mené après 1945. Il est certain que ces opérations de rénovation n’ont été rendues possibles que grâce à la construction, en parallèle, des grands ensembles en banlieue. Les populations qui habitaient les quartiers du centre de Paris ont en effet été en partie relogées sur place, mais aussi dans ces grands ensembles. Car il s’agissait aussi, dès l’origine, de dédensifier Paris en desserrant le tissu urbain et en écartant les bâtiments les uns des autres pour laisser passer la lumière. Pour réaliser la même opération sans diminuer la densité de l’habitat, il aurait fallu autoriser la construction d’immeubles plus élevés.
Au tournant des années 2000, l’insalubrité est redevenue une question cruciale…
Il faut bien comprendre que l’insalubrité ne disparaîtra jamais. Elle fait partie intégrante de la ville. C’est un combat permanent, et la tâche des élus consiste à la maintenir au niveau le plus bas possible. Il existe encore de nombreuses copropriétés défaillantes gérant des logements anciens et vétustes, car l’insalubrité naît de la misère. Et tant que l’on n’aura pas éradiqué celle-ci, il y aura de l’insalubrité. En outre, même si c’est assez peu politiquement correct de le dire, les logements insalubres permettent quand même à des gens de se loger. Evidemment, on ne peut pas se contenter de ce constat, car les conditions de vie des occupants, qu’illustrent les textes de Joy Sorman et les photos du livre, sont indignes. Et pourtant, ceux qui vivent là ont souvent des sentiments d’appartenance à telle rue, tel quartier, telle communauté…
N’y a-t-il donc eu aucun progrès ?
Au contraire, depuis 2000, les pouvoirs publics agissent très activement contre l’insalubrité. Elle a été éradiquée dans un grand nombre de lieux. Cela peut prendre plusieurs formes. Parfois, on détruit un immeuble insalubre pour le remplacer par des logements neufs. Parfois, on transforme des logements existants en les rénovant et en les équipant. Parfois aussi, on soutient des copropriétés défaillantes, trop pauvres pour payer les charges et entretenir les bâtiments. La lutte est également menée contre les marchands de sommeil. Par ailleurs, il faut souligner l’existence dans Paris d’un parc de logement social important, qui continue d’être renforcé. Il devrait d’ailleurs atteindre en 2014 les 20 % du nombre total des logements, proportion fixée par la loi SRU. Bien sûr, ce parc ne s’adresse pas aux plus pauvres, mais plutôt aux gens modestes mais solvables. Beaucoup de personnes en difficulté continuent malheureusement d’habiter des hôtels meublés où le loyer est plus cher que dans les HLM. Reste que nous sommes passés d’une période au cours de laquelle on a voulu faire table rase, en construisant des tours et des barres, à une phase dans laquelle on est conscient de la nécessité de lutter contre l’insalubrité tout en préservant les qualités de la ville traditionnelle. Pour la première fois, on essaie de tenir compte de ces deux aspects à travers des projets plus respectueux de la diversité des quartiers.