La distinction entre « people » (les habitants) et « place » (les territoires) est entrée dans le vocabulaire français des politiques publiques (sociales et urbaines) avec les travaux de Jacques Donzelot, inspirés d’observations américaines, sur la lutte contre la ségrégation (1). L’aménagement du territoire et la politique de la ville, en France, oscillent entre les logiques « people » et « place », entre un ciblage sur les habitants ou sur l’habitat. L’accent, de fait, est largement mis sur le zonage, la spécification des espaces, et une intervention privilégiant les équipements et le cadre bâti (à démolir, à construire ou à réhabiliter).
Nombreux sont les observateurs qui soulignent la défiance administrative française à l’égard des gens et l’accent bien trop important mis sur les investissements en infrastructures et en bâtiments. La rénovation urbaine fait l’objet de critiques nourries en ce sens. L’orientation « place », sans être discréditée, est discutée. Quels seraient donc les fondements d’une option résolument « people » ?
L’analyse provient, à ces sujets, encore des Etats-Unis, en l’occurrence d’un célèbre économiste de l’université de Harvard, Edward Glaeser (2). Selon lui, il n’y a pas à hésiter. Les politiques publiques doivent aider les personnes pauvres et non les territoires pauvres. Qu’il s’agisse des quartiers dégradés, des villes en déclin ou ravagées par une catastrophe (en Vendée ou à Fukushima), ce sont les gens qu’il faut prendre en considération. Les villes ne sont pas des structures. Ce sont des individus et des ménages. La ville réelle est faite de chair avant d’être en béton.
Très critique (et c’est peu dire) à l’égard des interventions que l’on dirait « territoriales » en français bureaucratique, Glaeser considère qu’il ne sert à rien de zoner des territoires spécifiques (des « empowerment zones », par exemple, comme il y a en France des zones franches urbaines) pour y subventionner des emplois à hauteur chacun de dizaines de milliers de dollars.
Les villes peuvent décliner, et les interventions de type « place » n’y peuvent rien. Detroit – l’exemple à la mode – a vu sa population diminuer des deux tiers en un demi-siècle. Le tiers de la population restante vit sous le seuil de pauvreté et un actif sur cinq est au chômage. La criminalité violente y est dix fois plus élevée qu’à New York, ville qui était pourtant – on aurait tendance à l’oublier – quasiment en faillite au milieu des années 1970.
Le capital humain, avec son entretien, bien plus que les infrastructures explique le succès ou l’échec, le développement ou le déclin d’une ville. C’est vrai de l’Athènes antique comme, aujourd’hui, de Bangalore ou de la Silicon Valley. Bâtiments et équipements, tout comme les monuments devenus historiques, ne sont pas des vecteurs du succès mais des conséquences.
La leçon globale, pour notre économiste, est que le rôle du gouvernement des villes n’est pas de financer des tours, des stades ou des lignes de tramway qui ne seraient pas rentables, mais de se soucier du bien-être et des conditions de réussite des individus. Les politiques doivent s’évaluer à l’aune de l’amélioration des conditions de vie individuelles, et non en fonction de l’amélioration supposée du cadre de vie collectif des habitants. Le bien-être urbain n’est d’ailleurs pas uniquement qualité de vie au quotidien (avec de jolis espaces publics) mais aptitude à s’insérer dans l’économie moderne. Aussi, un maire qui permet aux enfants de sa ville d’être mieux formés et de pouvoir partir travailler à l’autre bout du monde est un maire efficace, même si sa ville rétrécit.
Pour illustrer son point de vue, l’exemple qu’affectionne Glaeser est celui de La Nouvelle-Orléans. Après l’ouragan Katrina qui a dévasté la ville en 2005, les autorités ont annoncé qu’elles chercheraient à débloquer 200 milliards de dollars, une somme considérable, pour reconstruire la ville. Un tel montant représente 400 000 dollars pour tout individu (de tout âge) qui y vivait avant la catastrophe. Comme rien ne peut prédire de la réussite d’investissements dans les infrastructures d’une région économiquement désolée, il serait préférable de verser ces dollars aux individus concernés puis d’observer s’ils les affectent à un déménagement et à une nouvelle vie, ou bien s’ils les consacrent à rebâtir leur existence et leur environnement. Pour Glaeser, il n’y a pas de doute, et il n’y aurait d’ailleurs pas d’injustice, les gens iraient voir ailleurs. D’où la primauté totale, en efficacité et en justice, du « people » sur le « place ». Une analyse radicale, issue d’une philosophie assurément libérale, mais à méditer.
(1) Faire société, de Jacques Donzelot, Catherine Mével et Anne Wyvekens – Ed. Seuil, 2003.
(2) Triumph of The City, d’Edward Glaeser – Ed. Penguin Press, 2011.