Recevoir la newsletter

Un autre regard

Article réservé aux abonnés

Audrey Gargar est l’une des rares éducatrices spécialisées à travailler en consultation au sein de l’AP-HP. Elle exerce depuis près de dix ans dans le service de neuropédiatrie de l’hôpital Armand-Trousseau, à Paris. Intégrée à une équipe pluridisciplinaire, elle propose des temps d’évaluation destinés à appréhender l’enfant dans sa globalité et à mieux l’orienter.

On se croirait dans une crèche ou un centre de loisirs. Sous un décor de pommier en bois, un pouf géant en forme d’hippopotame. Dans un angle de la pièce, un coin dînette avec une petite table, une cuisinière et un landau de poupon. Partout, des livres d’images, des jeux de société et, sur les murs, des dessins d’enfants. La maîtresse des lieux arbore un badge peint de couleurs gaies : éducatrice spécialisée, Audrey Gargar travaille au sein de la consultation « neuropédiatrie et pathologie du développement » de l’hôpital Armand-Trousseau (AP-HP) dans le XIIe arrondissement de Paris (1).

Agés de quelques jours à une quinzaine d’années, les petits patients du service, originaires surtout d’Ile-de-France mais aussi d’autres régions, peuvent être atteints de différentes formes de handicaps : retards des acquisitions, troubles du comportement, déficiences intellectuelles, épilepsie, maladies neurologiques ou neuromusculaires dégénératives, séquelles de traumatismes crâniens, maladies orphelines, troubles des apprentissages… Depuis quinze ans, une équipe pluridisciplinaire s’est constituée sous l’impulsion du chef de service, le professeur Thierry Billette de Villemeur. L’éducatrice y travaille avec une enseignante spécialisée, Hélène Gravier, et une neuropsychologue, Virginie Coutinho. Ensemble, mais chacune dans sa spécialité, elles proposent des temps d’évaluation : ces regards professionnels complémentaires permettent d’appréhender l’enfant dans sa globalité et de soutenir les familles dans une prise en charge complète et cohérente.

Ce matin, Audrey Gargar accueille quatre enfants de 9 à 12 ans. Le plus souvent, les jeunes patients sont orientés vers l’équipe pluridisciplinaire par leur neuropédiatre. « Un éducateur spécialisé peut effectuer une observation globale (à la fois comportementale, psychologique et psychomotrice) qui éclaire et complète les diagnostics médicaux, explique la professionnelle. Confronté par exemple à un enfant qui reste muet en consultation, le médecin peut faire appel à moi pour que je cherche si cela relève d’une simple inhibition face à la blouse blanche, ou d’un vrai trouble de la relation. » Les dossiers lui sont transmis avec le minimum d’informations, pour des raisons de secret médical et parce qu’elles ne présentent que peu d’utilité pour son intervention. « Je travaille avec la personne et non avec sa pathologie, insiste-t-elle. Evidemment, j’ai besoin qu’on me prévienne si l’enfant est sourd. Mais savoir qu’il éprouve des difficultés à l’école me suffit. Peu importe qu’il fasse plein de fautes en dictée ou qu’il se trompe en maths. »

Pallier l’absence de diagnostic

Les groupes sont constitués par l’enseignante spécialisée, qui veille à rassembler des enfants de niveaux scolaires équivalents. Avant la convocation pour trois jours de bilan (voir encadré page 39), les familles sont reçues une première fois par Audrey Gargar, d’un côté, et par Hélène Gravier, de l’autre. L’enseignante interroge les parents sur les difficultés de leur enfant, les aménagements ou les soutiens mis en place en classe et, avec leur accord, contacte l’école d’origine pour constituer un dossier scolaire. L’entretien avec l’éducatrice prend une forme plus souple, offrant aux familles un espace pour déposer leurs inquiétudes. Caractéristique propre à la neurologie, les difficultés vécues par les enfants ne sont pas toujours reliées à un diagnostic. « Parfois, on ne trouve pas précisément ce qui entraîne le retard mental ou les troubles, explique Audrey Gargar. Pour un parent, il est plus acceptable de pouvoir nommer une maladie et de mettre en place la rééducation qui correspond. Ne pas savoir est très angoissant et empêche de se projeter dans l’avenir. » L’entretien débute donc volontairement par une question très ouverte. « Je leur demande de me parler de leur enfant. Certains vont aborder d’emblée les difficultés scolaires, d’autres, au contraire, évoquent son caractère. Je les guide ensuite vers ce qui les a amenés à la consultation, ce qu’ils ont compris de la situation. »

Pour l’heure, à l’occasion de son intervention auprès des enfants, l’éducatrice leur distribue des feuilles de papier. Première activité : le dessin. Utile pour observer la qualité du graphisme, l’imagination, il sert aussi de médiation pour la relation. Concentré sur son bonhomme-patate, Philippe, 9 ans, répond à Audrey Gargar sur un ton saccadé. « Je suis en CE1, et j’aime bien l’école, surtout la musique. Mais après… je ne me rappelle plus. » L’éducatrice griffonne quelques notes, relance la discussion. « Tu aimes aussi le sport ? » Le petit garçon semble fouiller sa mémoire à la recherche de la réponse attendue. « Oui, mais… je ne me rappelle plus. Sinon, je vais au goûter le lundi et le vendredi. » La porte s’ouvre sur l’enseignante spécialisée, accompagnée d’un autre garçon d’une dizaine d’années, qui pousse une perche à perfusion. C’est un patient de l’hôpital de jour. Toutes les trois semaines, il passe plusieurs heures à Armand-Trousseau pour recevoir des soins. Plutôt que de le laisser seul dans sa chambre, il rejoint la salle de jeux pour partager la matinée avec les autres enfants et entretenir des capacités motrices qui s’affaiblissent.

Après le dessin, l’éducatrice propose de remettre dans l’ordre les cartes représentant les aventures farfelues de Maître Jacot. « Je vous donne quatre cartes et après, vous me raconterez des histoires. On réfléchit bien, parce qu’il faut que l’histoire ait un sens. » Très vite, la petite Romane, 10 ans, lève le doigt. Sans difficultés, elle a correctement reconstitué sa saynète. Celle du garçon de l’hôpital de jour, un chien qui joue à la marelle, semble plus confuse. « Ça te va, cette histoire ? Tu la comprends ? l’interroge Audrey Gargar. Oui ? D’accord. » Comme pour toutes les activités, qu’il s’agisse d’un jeu de mémoire ou d’un Mikado horizontal, les exigences de l’éducatrice spécialisée varient selon l’enfant. « En fonction de ce que m’ont dit les parents, l’enseignante ou la neuropsychologue, je peux être attentive au comportement face au groupe, à la peur de rater, au repérage dans le temps ou l’espace, explique-t-elle. Pour un autre enfant, peu importe que l’histoire n’ait pas de sens, il me suffit qu’il soit capable de réutiliser des mots dont je sais qu’il les a appris récemment. »

La matinée s’achève sur une plage de jeu libre. Philippe et Romane s’installent à l’écart dans le coin dînette. Pendant de longues minutes, leur poupon en plastique subit examens médicaux, piqûres et manipulations. En tapant dans un ballon, Selim et Hamza font tomber la gouttière du tableau noir. Sérieux et affairé, Selim se saisit d’un tournevis pour arranger les dégâts. Souffrant de retard mental et de troubles du comportement, il fréquente régulièrement le service. « Ses parents désespèrent de trouver une structure adaptée. Les IME [instituts médico-éducatifs] sont très spécialisés et il en a déjà quitté deux, rapporte Audrey Gargar. Avec lui, nous menons surtout un travail de renarcissisation. Par exemple, nous encourageons volontiers ce goût pour la réparation, au sens propre comme au figuré. » A l’heure du déjeuner, pris en commun à l’hôpital de jour, c’est à lui que l’éducatrice confiera les clés de la salle.

L’après-midi, tandis que les quatre enfants retournent en classe ou rencontrent la neuropsychologue, Audrey Gargar reçoit en consultation une fillette de 3 ans et sa mère. Un interne de neuropédiatrie soupçonne des troubles de la relation de type autistique et a sollicité l’avis de l’éducatrice avant de proposer un suivi psychologique. Pendant une heure, cette dernière tente d’intéresser la fillette à des jeux d’encastrement ou de construction. Positif et rassurant, le discours de la mère rapporte des progrès de langage ou de motricité que l’éducatrice ne constate pas. Elle demande l’autorisation de contacter la crèche. Finalement, c’est la mère elle-même qui évoque l’intervention d’un psychologue. « Je peux vous proposer de voir celle du service, elle fera un bilan, et ensuite nous pourrons chercher une structure gratuite à l’extérieur », suggère Audrey Gargar. A la demande des médecins, l’éducatrice joue souvent le rôle d’intermédiaire entre les familles qui manifestent le plus de réticence et les psychologues. « Pour cette petite fille, c’est absolument nécessaire, résumera-t-elle plus tard. J’ai vite compris qu’il faudrait en parler, mais je ne savais pas comment présenter les choses. Finalement, c’est très bien que ce soit venu de la mère. »

La convergence des observations

Ce doigté avec les parents, Audrey Gargar l’a développé avec le temps, au fil de la construction de son cadre de travail. Educatrice de jeunes enfants de formation, sa carrière débute à la crèche d’Armand-Trousseau, une stratégie délibérée pour intégrer le milieu hospitalier. Au bout de trois ans, elle postule parallèlement dans un service d’hospitalisation et à la consultation de neuropédiatrie. Sa candidature est retenue. Elle reprend le poste en 2002. « J’ai dû me former sur le tas, reconnaît-elle. Dans le cursus d’EJE, le handicap est vraiment survolé. Au début, je ne comprenais rien. Je me suis beaucoup appuyée sur l’équipe médicale pour comprendre les pathologies, les lois, les droits des usagers, l’organisation des structures… » Forgeant son identité professionnelle et ses méthodes de travail avec l’expérience, elle finit par convertir son poste d’éducatrice de jeunes enfants en celui d’éducatrice spécialisée. « En 2007, j’ai obtenu mon diplôme par la validation des acquis de l’expérience. Après un intense lobbying, je suis devenue officiellement la première éducatrice spécialisée de l’hôpital Trousseau, souligne-t-elle avec fierté. Et à ma connaissance, la seule de l’AP-HP, voire de France, à travailler en consultation. »

Deux jours plus tard, Audrey Gargar rejoint la salle de classe de l’hôpital pour une matinée commune avec l’enseignante spécialisée, sur le thème du jardinage. C’est le fil rouge de leur intervention, qui relie tous les groupes successifs et sert de support aux mathématiques, aux arts plastiques ou aux leçons de choses. Chacun son tour, pressé ou patient, Romane, Philippe et Hamza prennent un pot, se servent en terreau et dispersent leurs graines de concombre, de salade ou de potiron. Dans un coin de la classe, l’éducatrice s’affaire à monter la serre avec Selim : il faut compter les éléments, assembler les tubes en métal, déployer la bâche en plastique. Si informelle qu’elle puisse paraître, l’activité offre l’occasion aux professionnelles de croiser leurs observations. « En règle générale, nous tombons d’accord toutes les trois, affirme Virginie Coutinho. Quand mon bilan met en évidence une difficulté spécifique (latéralité, efficience mnésique, efficience intellectuelle…), Hélène Gravier en perçoit les conséquences sur le travail scolaire et Audrey Gargar sur le plan éducatif. » Les discussions suscitées par les situations sont souvent brèves : « La confrontation avec les collègues nous conforte généralement dans notre appréciation, renchérit l’éducatrice spécialisée. Les divergences sont rarissimes. »

A l’issue de son intervention, chaque professionnelle rédige son propre compte rendu, destiné au médecin et à la famille : bilans chiffrés et détaillés par item pour la neuropsychologue, fiches remplies chaque soir pour l’enseignante, retranscription des observations pour l’éducatrice. Les remarques des aides-soignantes, qui surveillent les repas du midi, peuvent venir enrichir les dossiers. « Certains enfants viennent souvent pour des perfusions, explique ainsi Aline Zaidi, aide-soignante. On finit par repérer quand ils ne vont pas bien, quand les parents sont angoissés ou, au contraire, quand ils semblent plus épanouis. » Expédiées ultérieurement par courrier, ces synthèses servent de base à la transmission, dernier temps fort de ces trois jours.

Au-delà du constat

Première à rencontrer l’équipe ce soir-là, la mère de Philippe. Elle s’est assise à l’une des tables de la classe. Le petit garçon a préféré rester par terre pour jouer, mais la fébrilité de ses gestes trahit toute l’attention qu’il porte aux propos des adultes. Pendant près de une heure, Hélène Gravier, Audrey Gargar et Virginie Coutinho rapportent à la mère leurs impressions. « Philippe est détendu, souriant, il est partant pour tout, surtout les jeux collectifs, note l’éducatrice. Mais quand il se trouve confronté à la difficulté, on sent qu’il se met vraiment la pression, que l’échec le touche. » Lecture, dictée, calcul, géométrie, l’institutrice reprend par le menu les points faibles et les points forts de l’enfant. « Le vocabulaire est encore un peu pauvre ; en lecture, il lui manquait des sons qu’il ne connaît pas. Mais il s’est aidé des dessins pour deviner : il met en place ses propres stratégies. » Pour la mère du jeune garçon, ballottée entre de nombreux rééducateurs pas toujours très diserts sur les progrès de son fils, ce discours cohérent et articulé lui permet d’y voir un peu plus clair. Mais ce qu’elle attend le plus, ce sont les préconisations.

Car l’action de l’équipe pluridisciplinaire ne s’arrête pas au constat. En lien avec les crèches, les établissements scolaires, les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), les services d’éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad) ou les établissements médico-sociaux, le trio formule des propositions d’aménagement, d’accompagnement ou d’orientation et appuie les démarches des familles. « Une lettre à en-tête d’un hôpital aide parfois à obtenir une place dans un IME », constate Audrey Gargar, qui s’efforce de « baliser l’orientation » pour les familles. « Je contacte la structure, je l’informe que tel parent va l’appeler, je me renseigne sur les professionnels qui y exercent… Il est déjà difficile pour certains d’admettre que leur enfant a besoin d’un suivi. Au moins, comme ça, ils se sentent attendus. » Ensemble ou séparément, les professionnelles rendent fréquemment visite aux équipes éducatives. « Je m’entretiens aussi bien avec les rééducateurs qu’avec les enseignants, souligne Virginie Coutinho. Ces derniers m’interrogent sur les problèmes spécifiques à leur matière. S’il s’agit d’un enfant qui ne parvient pas à apprendre les tables de multiplication, je peux leur expliquer qu’il est inutile d’insister, que le concept même de la multiplication lui est inaccessible et que cela n’est finalement pas prioritaire. Il est bien plus important qu’il comprenne l’exercice, quitte à garder les tables sous les yeux. »

Discutées avec les parents, les propositions d’orientation respectent leur avis, ainsi que leur cheminement dans l’acceptation des troubles de leur enfant. « Nous n’avons pas la science infuse, résume l’éducatrice. Si nous suggérons une inscription en IME mais que la famille souhaite le maintien en CLIS [classe pour l’inclusion scolaire], nous pouvons discuter avec elle pour faire évoluer ses représentations du milieu spécialisé. Mais au bout du compte, ce n’est pas à nous de décider. » Ce soir-là, la préconisation formulée pour le petit Philippe – passage en CE2 ordinaire et non en CLIS, poursuite de l’accompagnement par une auxiliaire de vie scolaire, basculement d’une partie des séances de rééducation sur le temps scolaire, par le biais du Sessad – recueille l’approbation de sa mère : « Il a fait de tels progrès qu’il mérite qu’on lui laisse une chance », soutient-elle, espérant pouvoir « souffler un peu en recentrant les prises en charge ».

Ces propositions d’action concrètes, fondées sur une observation globale, et non morcelée comme trop souvent à l’extérieur, soulagent et remobilisent les parents. Le renouvellement du bilan au bout de un an, afin d’évaluer les évolutions de l’enfant et d’ajuster encore les aménagements, achève de les rassurer. Reste une frustration pour les membres de l’équipe : ne pas pouvoir inscrire leur action dans un véritable suivi. « Surtout, quand tu reviens voir le médecin, passe nous donner des nouvelles ! » est d’ailleurs peut-être la phrase qui retentit le plus souvent dans les couloirs du service.

CHAMP D’ACTION
Trois modes d’intervention

Au sein du service de neuropédiatrie de l’hôpital parisien Armand-Trousseau, la mission d’Audrey Gargar est triple. D’une part, elle assure ses propres consultations à la demande des soignants pour les aider à préciser leur diagnostic. D’autre part, en collaboration avec une enseignante spécialisée et une neuropsychologue, elle réalise des bilans d’une durée totale de trois jours en vue d’orienter les enfants vers une prise en charge adaptée. A cet effet, elle les reçoit en petits groupes, une demi-journée seule et une demi-journée avec l’institutrice spécialisée. Enfin, elle intervient en soutien auprès de l’éducatrice de jeunes enfants de l’unité d’hospitalisation.

Notes

(1) Hôpital Armand-Trousseau : 26, avenue du Dr Arnold-Netter – 75571 Paris cedex 12 – Tél. 01 44 73 69 86 (éducatrice spécialisée).

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur