Une vingtaine de chercheurs ont collaboré à cette enquête. Quel était son objectif ?
Jamais, à ma connaissance, un tel travail n’avait été effectué sur la question de la perception des inégalités et de la justice sociale au sein de la population française. Il s’agissait de combler cette lacune en réalisant la première véritable enquête sur ce sujet, fondée sur un échantillon représentatif de la population (1 711 personnes interrogées à l’automne 2009). L’enquête comporte deux grandes parties : la première sur la perception de l’intensité des inégalités dans la société, et la seconde sur le sentiment de justice ou, plus précisément, l’acceptabilité des inégalités. De nombreux domaines ont été abordés : les revenus, l’emploi, les inégalités liées à l’origine ethnique, la santé, l’école, les minima sociaux…
D’une façon générale, comment la société française est-elle perçue ?
Clairement, comme inégalitaire. Evidemment, cette perception varie selon les domaines abordés mais, toutes inégalités confondues et sur une échelle de 1 à 10, les Français lui donnent une note de 7. Et aucune forme d’inégalité ne descend en dessous de 6. C’est dans le domaine des revenus que les inégalités sont ressenties comme les plus fortes. Viennent ensuite celles qui sont liées à l’emploi, au logement et à la pénibilité au travail. Les discriminations liées à l’origine ethnique, en revanche, sont perçues comme étant moins présentes dans la société française, même si elles sont généralement considérées comme tout à fait inacceptables. Car les inégalités peuvent être perçues plus ou moins fortes tout en étant plus ou moins acceptables. Par exemple, les inégalités de revenus apparaissent relativement plus acceptables que celles qui sont liées au genre ou aux origines ethniques.
Certaines catégories de la population sont-elles plus sensibles aux inégalités ?
Les femmes y sont un peu plus sensibles et les considèrent davantage comme inacceptables que les hommes. C’est l’inverse pour les personnes âgées de plus de 60 ans et aussi – nous avons été très surpris par ce résultat – pour les jeunes. Ceux-ci sont moins sensibles aux inégalités que les personnes qui se trouvent dans la force de l’âge. Ce résultat ne va pas dans le sens de l’existence du conflit intergénérationnel que certains redoutent. Toutefois, nous n’avons pour le moment validé aucune explication à ce phénomène. Les jeunes manquent-ils de recul, notamment en ce qui concerne les inégalités de revenus ? Les quadragénaires et quinquagénaires perçoivent-ils davantage ces inégalités, surtout lorsque leur carrière n’a pas été celle qu’ils souhaitaient ?
On observe étonnamment très peu de différences entre catégories socioprofessionnelles…
On aurait en effet pu s’attendre à ce que la position socioprofessionnelle constitue un facteur très discriminant. Mais pas du tout. Toutes choses égales par ailleurs, les différences entre ouvriers, employés, professions intermédiaires ou cadres pèsent très peu dans la perception des inégalités et de l’injustice sociale. Même s’il existe quelques différences. Les ruraux se déclarent ainsi un peu plus optimistes que la moyenne et les ouvriers un peu plus pessimistes. Ce résultat semble assez cohérent avec le fait que les gens ne jugent apparemment pas les inégalités sociales à l’aune de leur seule situation personnelle. Leurs réponses ne sont pas simplement motivées par des considérations personnelles ou la défense d’intérêts individuels ou catégoriels. Ainsi, alors que les personnes issues de l’immigration ne représentent qu’un petit pourcentage de l’ensemble de la population, les discriminations liées à l’origine ethnique sont considérées comme largement inacceptables.
La sensibilité politique influe-t-elle sur les positions des personnes ?
En tout cas, elle polarise leurs réponses. Nous avons soumis aux gens deux grands principes de justice sociale. D’une part, celui du mérite, selon lequel il faut rétribuer les individus en fonction de leurs actions individuelles, même si cela génère des inégalités. D’autre part, celui de l’égalité, qui impose que chacun soit rétribué comme son voisin, quelle que soit son implication au travail. Les gens de gauche adhèrent plus volontiers à l’égalité et ceux de droite au mérite. Mais en réalité il n’existe pas de réel clivage car ces principes, apparemment contradictoires, font tous deux l’objet d’un très fort consensus. Les gens veulent que l’on prenne en compte le mérite tout en évitant de créer de trop fortes inégalités. En matière de revenus, pour la majorité des gens, ce sont les efforts au travail qui devraient justifier les inégalités. Le diplôme, en revanche, apparaît moins légitime.
Existe-t-il un décalage important entre la perception des inégalités et leur réalité ?
C’est une question complexe. Pour tenter d’y répondre, nous avons demandé aux gens de nous indiquer le montant des salaires de certaines professions de référence, du plus bas au plus haut de l’échelle des revenus, en partant de l’ouvrier non qualifié et en passant par l’instituteur, le médecin, le ministre, le PDG du CAC 40 et même la star du foot. Nous avons été assez étonnés de voir à quel point le niveau de salaire de ces diverses professions est assez bien connu des Français, sauf peut-être pour les hauts revenus qui sont en général sous-estimés. Au final, il n’y a pas de surestimation des inégalités, au moins en termes de revenus, voire plutôt une tendance à la sous-évaluation.
La question de l’écart entre les rémunérations pourrait être l’un des thèmes de la présidentielle de 2012. Les Français y sont-ils sensibles ?
Oui, et ils souhaitent que l’on réduise cet écart. Si l’on prend les deux extrêmes que constituent les figures de l’ouvrier non qualifié et du patron d’une entreprise cotée en bourse, par rapport à ce que les gens perçoivent – qui est déjà un peu en dessous de la réalité –, il faudrait diviser par 2,3 le rapport entre ces deux niveaux de revenus pour arriver à l’écart souhaité. Nous avons en outre posé des questions sur les salaires souhaitables pour différentes professions, et le salaire du médecin est apparu comme le revenu médian adapté. Autrement dit, pour cette profession, le salaire réellement perçu et celui qui est souhaité sont quasiment identiques. Tous les salaires inférieurs devraient ainsi être augmentés, d’autant plus qu’ils sont bas, et tous ceux qui sont situés au-dessus devraient être diminués, d’autant plus qu’ils sont élevés.
Vous avez soumis aux personnes interrogées trois modèles de société : l’une très égalitaire, l’autre riche mais inégalitaire, et la troisième privilégiant les personnes défavorisées. Laquelle a obtenu le meilleur score ?
Environ 70 % des personnes interrogées choisissent de préférence la société plus favorable aux personnes en difficulté, même si elle n’est pas la plus égalitaire. Nous avons aussi constaté que, très majoritairement, les Français adhèrent au principe des minima sociaux et la plupart jugent leurs montants trop faibles. Ils font cependant une différence entre le revenu de solidarité active et l’allocation aux adultes handicapés, et trouvent normal que l’on aide davantage les personnes handicapées. Là encore, on constate que, majoritairement, les Français ne défendent pas d’abord leurs intérêts catégoriels. Leur choix apparaît bien comme un souci de justice sociale. L’enquête ne permettait cependant pas d’aborder les raisons précises de ces choix. Nous somme donc en train de réaliser une seconde étude, sur la base d’entretiens individuels, qui aidera à mieux les comprendre.
Cette enquête remet en cause un certain nombre d’idées reçues. Lesquelles ?
Tout d’abord, il faut insister sur le fait que les réponses des gens s’expliquent davantage par l’adhésion à des principes de justice sociale et d’égalité que par leur intérêt personnel ou catégoriel. Même si les Français ont bien conscience qu’une fois les grands principes arrêtés, il faut les appliquer de façon concrète en précisant leurs modalités et leurs limites. Une autre idée battue en brèche est que les gens tendraient à croire que tout va bien et qu’ils vivent dans une société fondamentalement juste. C’est ce qu’avancent certains chercheurs pour expliquer l’absence d’explosion sociale en France. Or notre travail montre bien que les Français jugent la société injuste. On pensait aussi que les gens rejetaient l’idée de maximiser le revenu des personnes les plus démunies –? ce que l’on appelle le « maximin » dans notre jargon. Cela n’est pas le cas. Pour la première fois, on mesure combien l’attention au sort des plus démunis est forte dans la population.
Michel Forsé est directeur de recherche au CNRS, membre du centre Maurice-Halbwachs (unité mixte CNRS-EHESS-ENS), où il dirige le Groupe de recherche sur la cohésion et la justice sociale. Il a codirigé avec Olivier Galland Les Français face aux inégalités et à la justice sociale (Ed. Armand Colin, 2011). Il est également coauteur avec Maxime Parodi de Une théorie empirique de la justice sociale (Ed. Hermann, 2010) et de La priorité du juste (Ed. PUF, 2004).