Absence de statistiques, proportion très élevée de personnes prostituées étrangères (80 %, contre 20 % au début des années 90), développement de la prostitution étudiante et de la traite des êtres humains… C’est « un état des lieux objectif et aussi partagé que possible […] de la réalité de la prostitution aujourd’hui en France » qu’une mission de l’Assemblée nationale, présidée par la députée (PS) Danielle Bousquet, a souhaité établir dans un rapport d’information rendu public le 13 avril (1), jour où le gouvernement présentait son nouveau plan de lutte contre les violences faites aux femmes, dont un volet est consacré à la prostitution (voir ce numéro, page 8). Les députés ont également passé au crible les politiques publiques menées en la matière, pour lesquelles ils dressent un bilan « en demi-teinte » : « plutôt positif en matière de lutte contre le proxénétisme, il est plus nuancé dans celui de l’accès aux soins et de la lutte contre le racolage et désastreux pour ce qui est des politiques sociales ».
L’absence d’études d’ensemble ne permet pas de quantifier le phénomène de la prostitution. Selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), il y aurait entre 18 000 et 20 000 personnes prostituées en France. Un chiffre contesté par le Syndicat du travail sexuel au motif qu’il ne prendrait en compte que la prostitution de rue et qu’« il semble très inférieur » à celui des autres pays européens, notamment l’Allemagne, où l’on compterait 400 000 personnes prostituées. S’agissant de la prostitution des mineurs, l’OCRTEH ne fait état que de six cas de racolage en 2010 (soit 0,44 % du total des mises en cause). Danielle Bousquet explique la faiblesse de ce chiffre par « l’incrimination qui pèse sur les clients, particulièrement forte, et [qui] tendrait à dissuader cette forme de prostitution ». S’ajoutent à cela les difficultés tenant à la détermination de l’âge des personnes prostituées (2). Mais des divergences apparaissent puisque, selon les associations de lutte contre la prostitution des mineurs, telles que Hors la rue ou l’Association contre la prostitution des enfants, près de 10 000 mineurs seraient concernés aujourd’hui.
Les personnes âgées et les étudiants ne sont pas épargnés. Pour les premières, l’association Avec nos aînés aurait déjà dénombré environ 200 personnes âgées de 65 à 80 ans se livrant à la prostitution. La cause principale, selon elle, est la faiblesse des pensions de retraite. Quant aux étudiants, une enquête de 2010 de l’Amicale du Nid de Montpellier a fait apparaître que, sur 651 étudiants interrogés, 13 ont déjà accepté de l’argent ou autre chose en contrepartie d’un acte sexuel (soit 2 % d’entre eux). « Ce chiffre, rapporté à la population étudiante totale, soit près de 2,3 millions de personnes d’après l’INSEE, pourrait faire apparaître une pratique prostitutionnelle étudiante relativement importante en termes absolus, de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers d’étudiants », souligne le rapport.
Afin de savoir de quoi l’on parle, les députés souhaitent donc que le service des droits des femmes et de l’égalité et l’Observatoire national de la vie étudiante mènent une étude sur la réalité de la prostitution en France.
Au-delà des chiffres, les députés constatent que « la prostitution dite “traditionnelle” cède progressivement la place à l’exploitation sexuelle et à la traite des êtres humains ». Selon l’OCRTEH, si plus de 40 % des personnes prostituées étaient étrangères en 1999, elles étaient 91 % en 2010 (3). D’après l’office, « cette augmentation s’explique par les bouleversements géopolitiques des années 1990 [effondrement de l’Union soviétique, conflits balkaniques, crises politiques en Afrique], associés au développement de réseaux internationaux de traite ».
Aux yeux de la mission, la position abolitionniste (4) de la France semble aujourd’hui souffrir de « contradictions, qui n’entament toutefois pas sa cohérence ». Par exemple, expose-t-elle, le seul fait d’assujettir les personnes prostituées à l’impôt sur le revenu et de les obliger à s’acquitter de cotisations sociales tend à donner une reconnaissance légale à la prostitution. Mais, si ces personnes n’étaient pas tenues à ces obligations, « cela entraînerait une rupture de l’égalité devant les charges publiques et tendrait à [les] exclure de la citoyenneté », reconnaissent les députés, qui relèvent en outre que « l’exonération de cette activité reviendrait à créer une “trappe à la prostitution”, en rendant celle-ci plus attractive ». Autre incohérence : si l’abolitionnisme considère la personne prostituée comme une victime, ce n’est pas le cas du système judiciaire puisque l’incrimination du racolage en fait une délinquante.
Par ailleurs, « les droits ouverts aux victimes de traite et de proxénétisme sont insuffisamment mis en œuvre », relèvent les députés. Par exemple, en vertu de l’article L. 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, les victimes de la traite peuvent bénéficier d’un titre de séjour mention « vie privée et familiale » en contrepartie de leur coopération. Or seulement 10 à 15 % des nouvelles victimes de traite identifiées en ont bénéficié car les services de police et les préfectures font souvent primer les nécessités de l’enquête sur les droits des victimes. En outre, certaines préfectures exigent, bien que cela ne soit pas prévu par la législation, que les victimes cessent leur activité prostitutionnelle pour le leur accorder. Du côté de la prise en charge sociale et de l’indemnisation des victimes, des « failles » existent aussi. L’accès à la commission d’indemnisation des victimes d’infractions n’est ouvert qu’aux personnes en situation régulière. Or les personnes prostituées sont souvent en situation irrégulière. De plus, sur les 224 centres d’hébergement et de réinsertion sociale existants, une dizaine seulement accueillent les victimes de la traite.
Par ailleurs, les députés notent que « la majeure partie des politiques sociales est aujourd’hui le fait du secteur associatif » . Et déplorent que l’action des associations soit aujourd’hui « fragilisée » du fait de la baisse des financements publics (Etat, agences régionales de santé, collectivités locales), déjà variables et non pérennes.
Les députés proposent donc de refonder les politiques publiques afin de mieux lutter contre la traite, le proxénétisme et la prostitution. Ils préconisent entre autres de sanctionner le client, une mesure qui a suscité l’intérêt des ministres la Justice, de l’Intérieur et des Solidarités (5) mais qui divise le milieu associatif. Pour la mission, le client pourrait à l’avenir s’exposer à un rappel à la loi pour une première infraction, puis à une peine d’amende et d’emprisonnement, « par exemple de six mois ». Parallèlement, les juges pourraient lui « prescrire de fréquenter une structure, par exemple associative, l’informant sur la réalité de la prostitution ». Toutefois, la mission suggère de « prévoir, pendant les six mois précédant l’entrée en vigueur de la pénalisation des clients, une campagne nationale de communication et d’information », notamment en direction des clients. Un travail qui devrait, selon elle, s’inscrire dans la durée par la mise en œuvre d’une politique d’éducation aux inégalités de genre.
En complément de la pénalisation des clients, les députés recommandent d’accroître les moyens destinés à offrir des alternatives à la prostitution, dont la pérennité serait assurée par la conclusion de conventions pluriannuelles avec les associations spécialisées.
Il conviendrait en effet d’« offrir [aux victimes] des alternatives crédibles à la prostitution par la mise en œuvre d’un accompagnement intégral », estime Danielle Bousquet. Pour ce faire, elle demande que l’effectivité de leur droit au séjour soit assurée, y compris pour les personnes qui ne souhaitent pas porter plainte ou témoigner (6). Et qu’elles puissent accéder au revenu de solidarité active ou à l’allocation temporaire d’attente. Un logement doit pouvoir aussi leur être procuré, indique la mission. Il conviendrait en particulier d’indiquer « qu’elles font partie des publics prioritaires pour l’accession au logement social » ou de financer « l’achat d’appartements par les associations spécialisées ». Doivent être également garantis à ces personnes l’accès à une formation professionnelle et à un apprentissage du français ainsi qu’à un accompagnement psychologique. La mission propose ainsi de « créer, dans chaque agglomération urbaine, un réseau de personnes référentes qui puissent orienter et accompagner les personnes prostituées dans leurs démarches et qui connaissent la spécificité de leur situation ». Ces référents seraient désignés par « les préfectures, les mairies, les conseils généraux, Pôle emploi, les Urssaf, l’assurance maladie, l’assurance vieillesse et l’administration des finances publiques ».
Enfin, « la prostitution ne faisant plus l’objet de politiques publiques spécifiques, les administrations centrales ne disposent pas toujours des compétences nécessaires à la coordination des différentes actions en la matière », reconnaît la mission. Aussi propose-t-elle que les conseils départementaux de prévention de la délinquance, d’aide aux victimes et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes pilotent les politiques publiques locales.
(1) Rapport n° 3334 disponible sur
(2) A l’heure actuelle, explique le rapport, « les incertitudes entourant la détermination scientifique de l’âge osseux ne permettent pas de remédier aux fausses déclarations des personnes prostituées mineures ».
(3) Elles étaient principalement originaires d’Europe de l’Est et des Balkans (40 %), d’Afrique (38 %) et d’Asie (12,5 %).
(4) Celle-ci consiste, d’une part, à supprimer toute réglementation de la prostitution – sans pour autant interdire son exercice – et, d’autre part, à prévenir l’entrée dans la prostitution et à aider les personnes prostituées.
(5) Le plan de lutte contre les violences faites aux femmes 2011-2013 prévoit ainsi de mettre en place un groupe de travail afin d’étudier l’opportunité et, le cas échéant, les formes les plus adaptées pour une pénalisation des clients.
(6) Pour ces dernières, la mission suggère de leur « accorder un titre de séjour au vu d’indices concordants laissant raisonnablement penser qu’elles sont victimes de traite ou d’exploitation ».