Christian Corcy a le sourire. Il ouvre la fenêtre du salon pour faire entrer de l’air frais, range soigneusement ses provisions dans le frigo et sort un paquet de draps propres pour préparer son lit et celui de sa fille de 12 ans. « Quand je suis ici, je suis chez moi », annonce-t-il. Ici, c’est L’appart à papas. Christian Corcy y vient régulièrement. L’association caennaise Revivre, qui gère le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de 36 places où il loge, a créé ce lieu pour permettre aux usagers pères d’assumer le droit de garde de leurs enfants ?(1).
Le CHRS accueille des hommes seuls de 35 à 60 ans, qui y restent entre dix-huit mois et deux ans après une sortie d’incarcération, une perte de logement, une séparation ou la fin d’une cure de désintoxication. L’objectif de l’équipe – qui compte six ? travailleurs sociaux, un chef de service et une psychologue intervenant par vacations – est de travailler les difficultés des résidents dans une démarche de changement, pour aller vers l’insertion professionnelle. Un tiers des hommes accueillis ici sont pères. Mais ceux qui ont un lien avec leurs enfants, quand ils n’ignorent pas tout bonnement où ils se trouvent, sont rares. « Dans les entretiens d’admission au CHRS, on n’avait pas l’habitude d’aborder la question de la parentalité, se souvient Alexia Anne, assistante sociale diplômée et chef de service dans l’association. On fermait les yeux sur cette facette de la vie des usagers. Parce qu’ils avaient pu être dangereux pour leurs enfants. Parce qu’on se disait que le CHRS n’était pas un lieu pour les petits, alors on taisait leur existence. Parce que les hommes eux-mêmes n’en parlaient pas facilement. Pour eux, les enfants, c’était terminé. Ils éprouvaient trop de honte et de culpabilité face à leur passé et avaient plutôt tendance à dire : “Je ne veux pas les inquiéter en leur disant que je vis dans un foyer, et puis j’ai fait assez de mal comme ça.” » En conséquence, les pères ne cherchaient pas à reprendre contact avec leurs enfants.
A la fin des années 1990, les mentalités changent. Les pères, tout comme les juges aux affaires familiales (JAF), considèrent moins souvent que la parentalité n’est que l’apanage des mères. « En 2000, avec l’apparition de l’autorité parentale partagée,la DDASS nous a demandé de réfléchir aux questions de parentalité dans nos structures, retrace Alexia Anne. Cela n’était pas facile, car ce n’était pas notre mission. Puis la loi 2002-2 sur les droits des usagers est venue réaffirmer l’importance du maintien du lien parent-enfant. »
L’équipe commence par mettre en place un accompagnement individuel autour des questions familiales – en posant à l’usager des questions sur ses enfants, en renouant un lien avec la mère de l’enfant quand c’est possible, en contactant les éventuels services chargés de l’enfant pour des visites, et surtout en assistant les pères dans la reconnaissance de leurs droits, quitte à passer devant le juge aux affaires familiales. « Nous avons affaire à des papas très délinquants, qui ont parfois connu un parcours carcéral. Ils ont du mal à faire reconnaître leur droit de garde, car ils n’imaginent pas que la justice puisse être de leur côté », décrypte Alexia Anne.
En 2000, l’initiative est prolongée par la mise en place d’un groupe de parole de pères, animé par la psychologue de la structure, chargée par ailleurs des suivis individuels, et d’un travailleur social, référent « parentalité » de l’équipe. « L’idée était que les papas partagent leurs vécus et informations autour de la parentalité : leurs questionnements, leurs joies et leurs difficultés », explique Nathalie de Goussencourt, la psychologue clinicienne. « Nous avions quelques craintes, rebondit Alexia Anne, de ne pas être assez formés, et que les réunions, si elles intégraient des pères agresseurs sexuels, finissent en pugilat. » Dès les premières séances, les professionnels se rendent compte du besoin des résidents non seulement d’informations sur leurs droits, mais aussi d’échanges d’expériences. « Les papas sortaient du silence, se réjouit Nathalie de Goussencourt. Ils s’autorisaient à verbaliser qu’ils avaient des enfants et les motifs qui les en avaient séparés. »
Toutes les six semaines, depuis onze ans, le groupe réunit pendant deux heures trois à six résidents pères. « Ils en sont à des étapes différentes du retissage des liens avec leurs enfants. Certains les accueillent déjà périodiquement, d’autres essaient juste d’entrer en communication avec eux, note Alexia Anne. Les plus anciens sont motivants pour les plus jeunes arrivés, car ils prouvent que la situation peut s’arranger. Et c’est toujours plus frappant quand un usager le dit plutôt qu’un professionnel. » Les animateurs les invitent à interroger la manière dont leurs difficultés ont un impact sur leur rôle de père, pour qu’ils parviennent finalement à se sentir bien dans cette fonction. L’enjeu des discussions est aussi de développer les compétences éducatives des participants. « Ils posent des questions très pratiques : “Que fait-on avec un enfant de 10 ans ?” “Que pourrais-je lui envoyer comme cadeau de Noël ?”, relate Matthieu Lermier, assistant social diplômé, qui cogère et coanime le groupe de parole et assure les accompagnements individuels des usagers depuis 2003. Parfois, ces papas ont peu pris en charge leurs enfants dans le passé. Ils se retrouvent à devoir exercer seuls une attribution nouvelle. »
Cet apprentissage du rôle éducatif, du positionnement par rapport à l’enfant, peut aussi se heurter à des difficultés spécifiques au public accueilli en CHRS. « Ils ont généralement du mal à leur dire non, argumentant : “J’ai été tellement absent que je n’ai envie que de bons moments avec eux.” Ils n’osent pas les frustrer. Souvent parce qu’ils ont du mal à accepter la frustration pour eux-mêmes. Pourtant, organiser une soirée cinéma-restaurant à 60 € pour deux, ce n’est pas gérable quand on est bénéficiaire du RSA », poursuit le travailleur social. Ce sont aussi des hommes qui ont du mal à effectuer des rappels à la loi, ne se sentant, du fait de leur passé, ni légitimes ni crédibles pour le faire. « Dans le groupe de parole, on observe tout ce que l’on reproduit auprès de nos enfants, témoigne Christian Corcy, usager et père. Nous, on a mal vécu, il faut qu’on arrive à faire mieux avec eux. Personnellement, j’ai été absent trois ans auprès de ma fille. C’est énorme. Alors quand on les revoit, on a plus tendance à sortir notre portefeuille que notre cœur. On croit qu’on a perdu beaucoup avec eux, mais on s’aperçoit que c’est juste enfoui et qu’il suffit de refaire germer. »
Au fil des séances, le groupe de parole fait émerger un besoin clair. « Les récits de papas passant leur samedi à errer avec leurs enfants dans le centre-ville de Caen, entre le centre commercial et la gare, à ne plus savoir que faire ni où aller, étaient récurrents », raconte la psychologue Nathalie de Goussencourt. Car le problème est bien de travailler la restauration du lien parental dans le cadre du CHRS, alors même que les pères, du fait de leur entrée dans une résidence avec des chambres uniques et interdites aux enfants, sont devenus impuissants à exercer leur droit de garde. Animatrice régionale de la commission « femme et famille » de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) et directrice adjointe de l’association Itinéraires, partenaire du projet, Monique Toutin résume : « Le maintien du lien, c’est bien, mais encore faut-il des outils pour y parvenir. C’est institutionnellement assez violent de ne pas penser à cela. » A l’évidence, il manquait aux pères un endroit permettant de recevoir leurs enfants et de créer de l’intimité autour de gestes du quotidien. Faute de ce point de chute, l’aspect matériel venait mettre à mal la qualité des relations. « On avait travaillé l’exercice de la parentalité via l’information sur leurs droits, l’expérience avec le groupe des pères, il nous fallait maintenant travailler la pratique, sinon même le groupe de parole allait s’essouffler », évoque Alexia Anne. Pour Fabrice Bourdeau, directeur de l’association Revivre, la solution de logement ne pouvait être qu’extérieure : « On ne pouvait pas accueillir des enfants dans l’enceinte du CHRS, à cause du parcours de certains résidents. On aurait par ailleurs dû changer de statut. » En 2006, l’un des appartements de la structure se libère. L’équipe moteur du groupe de parole convainc la direction de le récupérer pour le mettre à disposition des papas résidents : L’appart à papas est né.
L’accès par les usagers qui le souhaitent à L’appart à papas s’effectue dans le cadre d’un accompagnement assuré par Matthieu Lermier. Il s’agit d’abord de faire un point administratif et familial : vérifier l’ordonnance du JAF concernant le droit de visite ou d’hébergement, s’assurer de l’accord de la mère en l’appelant et en lui proposant de venir visiter l’appartement afin d’atténuer ses angoisses légitimes. Puis de confirmer le planning d’utilisation, d’envisager d’éventuelles visites médiatisées par un travailleur social de l’équipe, d’organiser les conditions matérielles – le père dépose une caution de 20 € et paie une participation de 5 € pour l’année – et pratiques. « Je demande à l’utilisateur s’il a suffisamment d’argent sur son compte, comment il pense s’organiser au niveau du repas et des courses, s’il a prévu des activités de loisirs », détaille Matthieu Lermier.
Mais surtout les professionnels évaluent, en relation avec la psychologue, si le résident est capable d’accueillir son enfant le temps d’un week-end. « Il ne s’agit pas de faire du lien parental à tout prix, insiste Alexia Anne. On parle là d’enfants qui peuvent être en danger : c’est fragile et délicat. Nous ne sommes ni des spécialistes de la protection de l’enfance, ni des médiateurs familiaux. L’accompagnement à la parentalité n’est pas notre mission première, on souhaite donc s’entourer. » Pour ce faire, le service travaille en lien avec les équipes qui suivent l’enfant, s’il est placé – action éducative en milieu ouvert, circonscriptions d’action sociale, familles d’accueil… –, ou avec la mère. « Même si l’enfant est très demandeur, le parent n’est pas toujours prêt », reconnaît Nathalie de Goussencourt. « Ceux qui nous semblent encore toxiques, ou qui se cachent derrière des “si je revois mes enfants, j’arrête de boire”, on les recentre sur la nécessité de travailler d’abord leurs difficultés personnelles », ajoute Alexia Anne. Le risque est que cette opportunité leur donne l’impression d’un coup de baguette magique, confirme Monique Toutin. « Ils oublient qu’il y a dix ans, ils préféraient aller boire un coup plutôt que de s’occuper de leur enfant et que, peut-être, rien n’a changé. » L’accompagnement individuel et le groupe de parole visent justement à obtenir ce changement. Même si certains cas sont épineux : « Un père infanticide tente de retisser des liens avec sa fille aînée, placée, rapporte Alexia Anne. C’est long et lent. Sans cesse, on se pose des questions jusqu’où aller. Mais on se doit de faire ce travail avec eux, car ils peuvent très bien avoir d’autres enfants ou côtoyer une compagne déjà maman : que se passera-t-il s’ils n’ont rien résolu ? »
L’an dernier, l’appartement a été occupé pendant 197 jours par 17 parents différents. Pourtant, en 2007, six mois après sa mise en route, le projet avait failli tomber à l’eau. Ne concernant qu’à peine six pères du CHRS, le taux d’occupation était trop faible et l’investissement non viable. La FNARS a alors soutenu Revivre pour mutualiser l’outil. L’appart à papas a donc été également ouvert à un CHRS pour femmes, géré par l’association Itinéraires, et mis à disposition de l’Association des amis de Jean Bosco dans le cadre d’ordonnances de justice. Aujourd’hui, fonctionnant avec un budget de 7 500 € annuels, l’appartement est financé dans le cadre du Réseau d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP) par la direction départementale de la cohésion sociale (ancienne Ddass), la caisse d’allocations familiales, le conseil général et l’association Itinéraires. « Toute la difficulté est de maintenir un taux d’occupation viable, sans engorger l’appartement, analyse Monique Toutin. Il faut garantir la régularité de l’accueil pour que les pères puissent construire un lien durable. On n’est pas dans la visite obligée d’enfants à leurs parents, mais dans la démarche d’adultes qui veulent exercer leur parentalité. »
La question de la parentalité est fréquemment l’un des objectifs que les résidents souhaitent inscrire sur leur contrat de séjour en CHRS. Ce que l’équipe ne souhaite pourtant pas, car la démarche ne doit présenter aucun caractère obligatoire. Elle reste néanmoins, à leurs yeux, un vrai moteur de réinsertion. « Le statut de père est très puissant dans tout ce qu’ils vont mettre en place pour leur réinsertion, assure Alexia Anne. D’abord, lorsqu’on est reconnu dans ce que l’on est, cela aide à tenir debout. Ensuite, c’est un formidable levier pour la restauration de l’image de soi. » L’usager n’est plus le SDF ou le sortant de détention, mais le père qui reçoit ses enfants, qui a pu tenir des promesses, qui s’est battu pour les accueillir. Il n’affiche plus la même identité. « En apparaissant avec leurs enfants, les hommes montrent aussi aux autres qu’ils n’ont pas toujours été seuls et en difficulté, explique Matthieu Lermier. C’est valorisant. Eux-mêmes réapprécient des bons moments oubliés : faire un shampoing, se lever avant son enfant et préparer son petit déjeuner. Cela fait resurgir des souvenirs intéressants à travailler dans la période de remise en question qu’ils vivent au CHRS. » Le contact avec leurs enfants permet aux usagers de se décentrer de leurs problèmes personnels et de se frotter à des petits qui sont spontanés, qui les interrogent, les testent, parfois de manière brutale. Le point de vue, au CHRS, est qu’un papa qui réussit à convaincre ses enfants peut ensuite aisément convaincre un employeur.
L’appart à papas permet aussi aux usagers de se projeter positivement dans une vie future. Matériellement, ils peuvent constater que leurs efforts ont servi à quelque chose, l’accès à l’appartement représentant une étape supplémentaire vers l’autonomie. « On leur montre qu’ils ont pu faire des courses et à manger, gérer un budget, organiser des sorties », souligne le référent parentalité. « L’appart est un lieu génial pour moi, confirme Christian Corcy. J’y reçois ma fille dans de bonnes conditions d’hygiène et on apprend à y vivre ensemble. Ma fille est super fière de moi et de mon abstinence. En ce moment, je fais des heures supplémentaires pour lui payer ses lunettes. Même si je gagne peu d’argent, je peux subvenir à ses besoins. Ma fille, c’est mon moteur, si on me l’enlève, je tombe en panne. » Après un séjour, l’utilisation de l’appartement est abordée lors d’entretiens de suivi des personnes hébergées en CHRS. « On les questionne sur leurs difficultés, les questions qu’ils ont éludées, précise Matthieu Lermier. Nous-mêmes, professionnels, nous rendons compte combien le groupe de parole et L’appart à papas nous aident à mieux travailler avec eux. » Le passage par l’appartement joue aussi en faveur de ses utilisateurs pour accéder à un logement autonome. Et des résidents inquiets de rencontrer la psychologue de la structure s’y accoutument au sein du groupe de parole, pour oser ensuite prendre un rendez-vous individuel. Les travailleurs sociaux voient eux aussi les usagers différemment. « Cela nous permet de les évaluer de façon plus fine, admet Alexia Anne. Des gens qui nous paraissaient manquer de maturité, dont on ne voyait que les failles, déploient pour leurs enfants des capacités que l’on n’aurait pas imaginées. On veut qu’ils s’en aperçoivent, pour qu’ils utilisent ces ressources pour le reste. »
(1) CHRS de l’association Revivre : 10, allée de Jumièges – 14000 Caen – Tél. 02 31 44 23 57 (éducatif) ou 02 31 44 23 58 (administratif) –