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Les paradoxes du travail social en CADA

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Alors que le nombre de demandeurs d’asile a de nouveau augmenté en France en 2010 (voir ce numéro, page 21), Jérôme Privet, formateur à l’Institut régional de formation aux fonctions éducatives, à Amiens, et auparavant éducateur spécialisé auprès de ce public (1), se penche sur les paradoxes auxquels sont confrontés les travailleurs sociaux en CADA. Par exemple, l’accompagnement orienté vers l’assistance au détriment des ressources propres des usagers et la contribution à un processus de sélection contraire à l’éthique professionnelle…

« Educateur spécialisé auprès de personnes en demande d’asile de 2003 à 2010, j’ai exercé mes fonctions professionnelles dans un contexte qui a subi progressivement de profondes transformations. A travers une succession de réformes législatives, l’accueil et la prise en charge de ces publics ont été fortement impactés par des logiques gestionnaires de contrôle qui ont engendré un délaissement des situations individuelles au profit de l’intérêt de l’établissement. Immergés dans ce contexte, nous, travailleurs sociaux, nous interrogeons sur le sens de notre intervention dans un espace de plus en plus restreint et contraignant.

Dans une logique d’harmonisation européenne, la circulaire du 24 juillet 2008 relative aux missions des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et aux modalités de pilotage du dispositif national d’accueil a changé la donne par rapport à la situation antérieure (2). Restant considérés comme des établissements sociaux, les CADA ont pour mission d’assurer l’accueil, l’hébergement, l’accompagnement administratif, social et médical, la scolarisation des enfants et l’organisation d’activités socio-culturelles et enfin la gestion des sorties. Une attention toute particulière est portée à ce dernier point avec l’apparition de pénalités financières pour les gestionnaires d’établissements n’appliquant pas suffisamment les consignes de fluidité. Dans l’idée d’une amélioration de l’accueil et d’une volonté de contrôle, les demandeurs d’asile se voient dans l’obligation d’accepter toute proposition d’hébergement en CADA. En cas de refus, l’allocation temporaire d’attente est supprimée. Le choix de ces personnes qui n’ont pas d’autorisation de travail est ainsi fortement conditionné. Ce premier effet semble orienter considérablement – et paradoxalement – le processus d’intégration de ce public, en niant la possibilité de ressources externes (liens familiaux, solutions individuelles d’hébergement…) et en rendant les personnes dépendantes d’une politique sociale contrôlée et assistancielle. Ainsi, un couple de retraités a été obligé d’entrer dans le CADA où j’intervenais pour pouvoir conserver une allocation et bénéficier d’un accompagnement dans l’exercice de ses droits, alors qu’il était auparavant hébergé par ses enfants, reconnus réfugiés, qui résidaient dans la même ville.

Des indicateurs chiffrés au détriment des parcours individuels

Dans les CADA, lors de chaque réunion de service, les indicateurs évoqués sont d’ordre quantitatif : présences indues, taux de “déboutés”, taux d’occupation, nombre de procédures contentieuses, objectifs quantitatifs d’accueil, contrats de séjour signés… Ils proposent un diagnostic chiffré de l’institution au détriment d’une vision qualitative des problématiques et trajectoires individuelles qui fondent le cœur de notre métier. La lecture des situations individuelles reste abordée sous un angle rationnel et organisationnel, que ce soit pour l’état d’avancement de la procédure administrative, les orientations pour la gestion de la sortie ou bien encore le coût du déplacement pour se rendre à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Dans ces espaces de régulation, l’évaluation qualitative proposée par le travailleur social concernant les capacités des personnes à effectuer leurs démarches et la mise en place d’un accompagnement individualisé sont complètement écrasées par une vision économique et organisationnelle de l’institution : “Il a su venir en France, il peut bien aller à l’OFPRA seul. Ce n’est pas compliqué”, “On lui a déjà financé un billet de train pour l’avocat, ce n’est pas dans le guide financier”, ou bien encore “Elle n’a pas de solutions de sortie. Elle ne veut pas retourner au 115. Tant pis, elle doit sortir. Sinon on la met au contentieux”. Souvent démunis face à des situations de détresse, les travailleurs sociaux se trouvent confrontés à une manière de gérer les situations sociales et les sorties allant à l’encontre de leur éthique professionnelle.

L’accélération des procédures de demande d’asile et la réduction des délais de séjour en centre d’accueil rendent inégal l’exercice du droit d’asile pour les personnes n’ayant pas les dispositions pour s’adapter rapidement et acquérir une protection. Exigeant sous la forme écrite (en langue française) puis orale (avec un interprète assermenté), le récit d’événements passés de nature très souvent traumatique, la procédure de demande d’asile conduite par l’OFPRA se base sur l’explicitation circonstanciée et précise des faits fondant la demande de protection. Ces mécanismes de droits, propres au modèle d’analyse administratif français, ne sont pas maîtrisés de la même manière selon les “dispositions” sociales des personnes : niveau scolaire, pays d’origine, capacité à s’exprimer à l’écrit et à l’oral, état psychologique… L’accompagnement individualisé ne prend évidemment pas le même temps ni le même sens pour une personne congolaise d’un niveau scolaire universitaire et exerçant des activités professionnelles au sein d’un ministère et pour une jeune mère guinéenne, peu scolarisée et isolée. Il s’agit pourtant, pour les personnes, de comprendre rapidement les mécanismes du système administratif, juridique et social en France afin de répondre au mieux aux exigences et de pouvoir exercer leurs droits le plus favorablement possible. Le risque est de dénaturer son propre parcours de vie pour l’apprentissage de modèles plus conformes sans pour autant en comprendre les logiques. Au sein d’une plateforme d’accueil de primo-arrivants, certaines personnes nous expliquaient parfois qu’on leur avait conseillé de dire ceci ou d’ajouter cela pour obtenir l’asile. Refusant ce fonctionnement, elles nous expliquaient leurs réalités, les raisons de leur fuite qui étaient bien plus légitimes par leur caractère personnel…

Prime à la « conformité »

Ces disparités devraient être palliées par un accompagnement individualisé en centre d’accueil réalisé en fonction des besoins des personnes, comme le souligne la loi de 2002 rénovant l’action sociale. Ce qui nécessite du temps, une responsabilisation et une situation sociale stabilisée, ce que l’accélération des procédures ne permet plus. Ce système sélectionne indirectement les personnes en capacité de mobiliser des dispositions sociales internes ou externes afin d’exercer leurs droits dans les conditions les plus conformes. Paradoxalement, dans ce contexte institutionnel, nous sommes aux prises avec notre propre contribution en tant que travailleurs sociaux à ce processus sélectif d’intégration, contre lequel pourtant nous luttons de par notre place et nos missions.

Finalement, ces politiques sociales produisent, malgré une mission de cohésion et de veille sociale, des inégalités par des effets indirects favorisant les personnes les plus susceptibles ou les plus capables de s’adapter aux exigences du système social. A l’image de “l’école qui choisit ceux qui la choisissent parce qu’elle les choisit”, il “attire les individus les plus conformes à ses exigences explicites et implicites” (3). Dès lors, le droit d’asile en France ne s’exerce plus uniquement comme un droit fondamental. Il est conditionné par des contraintes sociales et structurelles permettant ainsi une sélection complémentaire des “élus” à la reconnaissance de la qualité de réfugié. Aides sociales réduites, accélération des procédures : le durcissement des conditions d’accompagnement peut être perçu comme sélectif dans le processus d’intégration. En effet, si l’on ne peut interférer dans l’étude d’une demande de protection basée sur une histoire personnelle, l’accompagnement social et les conditions qualitatives nécessaires à l’exercice de ses droits peuvent varier. Les gestionnaires soumis à une nouvelle forme de pression financière centrent leurs préoccupations sur la fluidité de leur structure et négligent les missions d’information, d’accompagnement individualisé, laissant les travailleurs sociaux s’enferrer dans ce paradoxe, dans une tension permanente entre notre culture professionnelle et les modes adoptés par l’“entreprise sociale”. Ces logiques assistancielles et rationnelles institutionnalisent les besoins sociaux et participent à la confusion entre le devoir de la puissance publique d’assurer le traitement social des besoins et le droit individuel à rechercher des solutions. Cette approche engendre une superposition des rôles participant à la sélection indéniable des personnes et renforçant le processus de “désaffiliation” (4) pour les personnes les plus vulnérables. Sous la forme de décrochages successifs, dans un contexte de plus en plus contraignant, elles sont placées dans une zone de fragilité, à savoir une situation sociale provisoire et précaire.

La manière dont se décline cette politique sociale nous amène à repenser l’intervention sociale auprès de ce public afin de garantir l’exercice du droit d’asile. Il nous appartient alors de comprendre ces logiques quantitatives de résultats afin de se décaler de cette emprise et de proposer une vision qualitative des actions menées. Il s’agit donc bien d’un modèle de résistance et de défense du travail social qui implique “de renoncer à intervenir sur un mode préventif pour juguler la vulnérabilité de masse et maintenir l’intégration sociale” (5). Dans cette perspective, notre action sociale doit favoriser l’information, l’accès et l’accompagnement des droits en fonction des dispositions sociales de chacun pour tendre vers des conditions d’exercice plus égalitaires. Malgré ce contexte restrictif, il me paraît nécessaire de rester vigilant à l’égard des personnes les plus vulnérables afin de remplir au mieux une mission de cohésion sociale et en leur donnant les moyens de comprendre, d’exprimer et d’exercer leurs droits dans ce nouveau modèle de société. »

Contact : jerome.privet@irffe.fr

(1) En CADA et dans le cadre d’une plateforme d’accueil pour les primo-arrivants.

(2) Voir ASH n° 2580 du 7-11-08, p. 21et n° 2581 du 14-11-08, p. 17.

(3) La noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps – Pierre Bourdieu – Editions de Minuit, 1989.

(4) Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat – Robert Castel – Coll. Folio Essais – Ed. Gallimard, 1999.

(5) La montée des incertitudes – Robert Castel – Ed. Le Seuil, 2009.

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