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« Il faut réfléchir à une protection des femmes violentées durant leur exil »

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La situation des hommes traversant clandestinement le Maghreb pour tenter d’atteindre l’Europe n’est guère enviable. Celle des femmes, très souvent agressées et violentées, est encore pire, explique le sociologue Smaïn Laacher, qui a enquêté sur le sujet. Dans « De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil », il plaide pour la création d’une protection fondée sur le genre et pour une prise en charge de ces femmes.

Vous avez enquêté dans quatre pays différents (Maroc, Algérie, France et Espagne). Quel était votre objectif ?

Je souhaitais continuer le travail commencé avec l’ouvrage Femmes invisibles, qui portait sur la violence conjugale et familiale subie en France par des femmes étrangères ou issues de l’immigration. Il s’agissait de poursuivre ma réflexion sur la question de la reconnaissance du tort et de la responsabilité dans les situations de violence. La particularité est que cette enquête concernait exclusivement des femmes venant d’Afrique subsaharienne et voyageant clandestinement à travers les pays du Maghreb pour aller vers l’Europe. Je voulais mieux appréhender les violences qu’elles avaient subies pendant ce voyage et évaluer si cette situation pouvait faire l’objet d’une protection internationale. Car la persécution n’est reconnue que si elle se déroule dans le pays d’origine de la personne. La convention de Genève ne s’applique pas, ou très rarement, à ce qui se passe pendant le voyage s’effectuant dans l’illégalité.

Sait-on combien de femmes transitent ainsi par les pays du Maghreb en direction de l’Europe chaque année ?

Personne n’en connaît le nombre précis. Seuls les Etats et les organisations internationales comme le HCR [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés], présent dans presque tous les pays du monde, peuvent les dénombrer. Les ONG [organisations non gouvernementales] n’en ont ni les moyens ni les compétences. On sait cependant que, parmi les clandestins venant de l’Afrique subsaharienne, on compte presque autant de femmes que d’hommes.

Pourquoi quittent-elles leur pays ?

Je n’ai pas la prétention de dresser une typologie, et la question du motif de départ du pays d’origine est complexe. Il est impossible de dire si ces femmes sont parties pour des motifs économiques, politiques, culturels ou encore du fait seulement de violences conjugales. Dans des pays comme la République démocratique du Congo ou l’Ethiopie, comment savoir si les gens partent parce qu’ils ont faim ou parce qu’ils se sentent menacés ? D’ailleurs, au bout du compte, je pense que ce sont toujours des raisons politiques qui créent les conditions poussant les gens à partir. En tant que sociologue, je pense qu’il faut donc évacuer cette question du motif unique : soit culturel, soit économique, soit politique…

Quels risques ces femmes doivent-elles affronter durant leur voyage vers l’Europe ?

La faim, la soif, les mauvaises conditions de voyage, la menace de se faire escroquer sont relativement assumées car elles sont considérées comme le prix à payer pour aller au terme du voyage. En revanche, les violences sexuelles dont les femmes sont victimes durant ce périple bien plus souvent que les hommes ne sont jamais acceptées ni assumées. D’ailleurs, quasiment aucune des femmes que nous avons interrogées n’avaient conscience de ce risque avant de partir. Les femmes sont évidemment bien plus vulnérables que les hommes dans le contexte du voyage clandestin. Quand un camion est arrêté en plein désert, ce sont elles que l’on fait descendre en premier. On se sert sexuellement d’abord sur elles. Nous avons réalisé une cartographie des violences qui montre que cela se déroule en général dans le désert car il n’y a aucune possibilité de s’échapper, et surtout il n’y a pas de témoins ni d’intervention extérieure possible. Toutes les conditions sont réunies pour que la loi du plus fort se déploie sans entraves. Bien sûr, toutes les femmes ne se font pas violer, mais la question n’est pas tant de savoir combien d’entre elles ont été victimes de ces violences que de comprendre ce qu’est une violence sans recours et ses conséquences dramatiques à long terme. Lorsque vous voyagez sans identité officielle et que vous subissez une atteinte profonde du corps et de l’esprit, vous n’avez aucun recours possible. Les personnes qui sont passées par là n’ont absolument pas la possibilité de demander réparation et de se réparer psychologiquement et physiquement pour retrouver une vie normale.

Quelles sont les conséquences de ces agressions ?

Il s’agit des traumatismes que l’on constate dans les cas d’agression grave, avec une profonde destruction de l’estime de soi, des tentatives de suicide, un stress post-traumatique durable… Tout cela va structurer le rapport de ces femmes au monde, aux gens, avec des traces irréversibles au niveau du corps et du psychisme. D’autant que, la plupart du temps, elles ne peuvent pas en parler. Ces violences sont indicibles dans le contexte de leur communauté, et elles n’ont pas de lieu où se confier. Surtout qu’elles n’ont aucune confiance dans les autorités des pays traversés et se méfient des autorités d’une manière générale, qu’elles soient policières ou judiciaires.

Faut-il créer une nouvelle forme de protection pour ces femmes ?

On ne peut invoquer des persécutions que dans la mesure où celles-ci sont provoquées par les autorités du pays d’origine ou des « agents non étatiques ». On demande alors à un autre Etat de se substituer à l’Etat d’origine. Mais les rédacteurs de la convention de Genève ne prévoyaient pas que, pendant le parcours de l’exil, des personnes puissent être victimes d’autres persécutions. Il existe actuellement cinq motifs de persécutions : la nationalité, l’ethnie, les opinions politiques, les convictions religieuses et l’appartenance à un groupe social. J’ai proposé d’en rajouter un sixième, qui serait celui du « genre », car c’est en tant que femmes qu’elles sont persécutées, violées, réduites parfois en esclavage sexuel. C’est aux associations et aux ONG de se saisir de cette question et de la porter devant les instances compétentes afin de modifier la convention de Genève, car aujourd’hui des milliers de femmes à travers le monde subissent ces violences et persécutions. Je ne me fais cependant pas beaucoup d’illusions. Vouloir créer une catégorie de persécution fondée sur le genre suscite la controverse. Mais je pense que le HCR se doit au moins de réfléchir aux modalités de prise en charge de ces formes particulières de violences et de persécutions.

Quels enseignements les travailleurs sociaux, en France, peuvent-ils tirer de cette enquête ?

Actuellement, des milliers de migrants fuient la Libye pour se réfugier en Tunisie, au Maroc ou en Algérie. Un officier de protection du HCR à Alger m’a raconté que ces réfugiés ont été envoyés dans le sud du pays dans ce que l’on peut appeler, avec beaucoup de guillemets, un « centre d’accueil ». Cet officier est allé demander au médecin du centre : « Les femmes ont-elles été violentées durant leurs parcours ? » Et le médecin lui a répondu : « Je ne m’étais jamais posé la question »… Eh bien peut-être pourrait-on commencer par se poser au moins la question, et s’interroger sur la nature du périple et des épreuves qui l’ont jalonné. Essayer d’en parler avec ces femmes relève de la responsabilité et de la compétence des institutions qui les prennent en charge et de la compétence des psychologues et des travailleurs sociaux. Il est très important de connaître la nature de ces épreuves qui souvent sont plus profondes et plus traumatisantes que les raisons du départ du pays. Il faudrait pouvoir réintroduire ces personnes dans leurs droits en leur permettant de demander réparation. Les questions de la protection, de la réparation et du soin me semblent absolument indissociables.

Les événements en cours dans certains pays du Maghreb et du Proche-Orient vous paraissent-ils de nature à améliorer la condition de ces femmes ?

Ces printemps arabes, s’ils débouchent sur des régimes plus démocratiques, pourront-ils être plus attentifs à la condition des étrangers ? Ce serait trop long de m’expliquer ici, mais je suis en réalité assez pessimiste quant à l’issue de ces révolutions, et plus encore sur la transformation de la condition des étrangers dans ces pays. Certes, nous assistons à l’émergence au sein de ces populations d’un désir très profond d’invention d’un espace démocratique. Mais celui-ci peut parfaitement s’accommoder de la persistance de profondes inégalités et de mauvais traitements à l’égard des étrangers. Les pays du Maghreb ont malheureusement une tradition de xénophobie bien ancrée. Les autorités des pays traversés sont au courant des exactions subies par un certain nombre de migrants. Elles y participent même via des militaires, des gendarmes, ou des policiers, et elles ne vont donc pas se dénoncer elles-mêmes. Mais, bien sûr, rien n’est irréversible.

REPÈRES

Smaïn Laacher est sociologue et chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS). Il est, par ailleurs, juge représentant le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile. Il publie De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil (Ed. La Dispute, 2010). Il est également l’auteur, entre autres, de Femmes invisibles, leurs mots contre la violence (Ed. Calmann-Levy, 2008) et Le peuple des clandestins (Ed. Calmann-Levy, 2007).

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