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Une balise sur le parcours

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Au sein d’un « projet de ville RSA » de la Seine-Saint-Denis, la psychologue Cristiane Zachariou a développé au fil des ans une pratique spécifique. Elle propose un soutien adapté aux allocataires qui en font la demande et aide dans leur travail les professionnels chargés de l’insertion socioprofessionnelle.

« Je me pose plein de questions. J’ai l’impression que je garde beaucoup de stress en moi, et ça m’épuise. » Dans le petit bureau du rez-de-chaussée de la maison de l’insertion (1), où est installée l’équipe du « projet de ville RSA » des Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), la jeune femme parle d’une voix basse et un peu lasse. La psychologue Cristiane Zachariou ne l’avait pas revue depuis des mois et essaie de comprendre ce qui se passe. « Lorsqu’elle est arrivée pour la première fois ici, elle était très agressive avec l’équipe, jusqu’à ce qu’on réalise que c’était dû à une grande détresse liée à des difficultés familiales. A partir du moment où elle s’est mise à me parler en entretien, elle a brusquement changé, elle s’est démenée pour se sortir de sa situation et s’est épanouie. » Mais la situation de la jeune femme reste fragile, et elle a besoin de rencontrer régulièrement l’équipe du « projet de ville » pour être rassurée, explique la psychologue.

L’entretien terminé, Cristiane Zachariou profite d’un rendez-vous annulé par un allocataire du revenu de solidarité active (RSA) pour recevoir une jeune fille qui vient pour la première fois. Souriante, elle se présente et expose brièvement les modalités de son intervention, mettant l’accent sur le secret professionnel et l’absence d’obligation d’engagement sur la durée de la part des personnes. Elle rappelle aussi la spécificité de cet espace où l’on peut parler librement de choses qui débordent du cadre de la seule insertion sociale et professionnelle : « C’est un peu comme si on mettait un grand nœud sur le bureau et que je vous aidais à tirer les fils… » Simple prise de contact, la psychologue clôt cette présentation après avoir pris quelques renseignements sur la situation familiale de la jeune fille.

Cristiane Zachariou fait partie des 16 psychologues qui interviennent au sein d’un des 34 « projets de ville » créés en Seine-Saint-Denis depuis 1989. Ce dispositif inédit, fondé sur la pluridisciplinarité, a été mis sur pied par le département pour renforcer l’accompagnement socioprofessionnel des bénéficiaires du RSA et de l’allocation de parent isolé (API) par les chargés d’insertion. Le rôle du psychologue dans ces structures dédiées à l’insertion sociale et professionnelle consiste non seulement à apporter un soutien psychologique aux publics qui le souhaitent, mais aussi à aider l’ensemble des professionnels du « projet de ville » (responsable, chargés d’insertion et secrétaire) dans leur travail de suivi des allocataires. Un mode de fonctionnement qui a séduit la jeune psychologue.

Vulgariser… avec rigueur

Après avoir passé trois ans dans un service de transplantation hépatique au Brésil, Cristiane Zachariou a quitté sa terre natale en 1996 pour venir passer un doctorat en psychologie clinique et psychopathologique à Strasbourg. Lorsqu’on lui a proposé, voici onze ans, d’intégrer un « projet de ville » dans cette commune de la banlieue nord-est de Paris, elle a immédiatement fait le lien avec son expérience de psychologue à l’hôpital : « Un point commun entre mon travail en milieu hospitalier et ce que je fais ici, c’est que le psychologue n’est pas chez lui et qu’il doit comprendre qu’il a un rôle très important, mais secondaire. Les personnes orientées sur le “projet de ville” ne viennent pas d’abord pour voir un psychologue, mais pour avoir un accompagnement sur le plan de l’insertion professionnelle, administratif, financier ou en matière de logement par exemple. Sur les quelque 600 personnes qui fréquentent la structure durant l’année, j’en vois peut-être une quarantaine. » Comme dans un service hospitalier, le psychologue intégré aux « projets de ville RSA » doit en outre pouvoir travailler dans une équipe composée de professionnels venant d’horizons différents. Ce qui n’est pas toujours simple, dans la mesure où il faut savoir vulgariser tout en gardant la rigueur et l’éthique du travail psychologique, confie Cristiane Zachariou.

Très rapidement, elle a dû inventer des pratiques et des modes d’intervention adaptés aux personnes reçues comme aux membres de l’équipe. Lors des entretiens, la psychologue doit ainsi pouvoir établir, sinon des diagnostics, du moins des hypothèses, essayer de déterminer la part des facteurs psychologiques dans la situation sociale d’une personne, apporter un soutien psychologique et orienter, le cas échéant, un allocataire vers d’autres modes de prise en charge. Pas question, en revanche, d’entamer des psychothérapies au sein de ce dispositif dédié en priorité à l’accompagnement socioprofessionnel et auprès de publics qu’elle ne voit que très irrégulièrement sur des périodes limitées. Pour expliquer les modalités particulières de son travail, Cristiane Zachariou file volontiers la métaphore, à l’exemple de celle du pont qu’elle doit faire franchir aux personnes en les prenant par la main pour les emmener ailleurs, les amener à se déplacer pour ne pas rester dans une souffrance qui les paralyse. Elle parle également des effets de la parole qui se libère comme autant d’ampoules qui s’allument et apportent des éclairages salutaires aux hommes et femmes qu’elle reçoit. « Dans ce cadre particulier du “projet de ville”, les entretiens que je mène ont plusieurs effets, à commencer par un effet de catharsis, qui ne traite rien mais qui permet à des personnes en grande difficulté de relâcher la tension, de “vider leur sac”. Et il y a surtout un effet de compréhension et d’élaboration. C’est impressionnant de voir les progrès que peuvent réaliser au bout de quelques entretiens certaines personnes lorsqu’elles se mettent à entendre ce qu’elles disent. »

« Faire sens » à chaque entretien

Au fil des ans, Cristiane Zachariou a développé une clinique particulière, très différente de celle qui est pratiquée dans les psychothérapies classiques. Compte tenu de la brièveté de l’accompagnement, il est important que chaque entretien puisse faire sens pour les personnes reçues. Pour y parvenir, elle a retravaillé certains outils théoriques tels que le transfert : « De manière générale, pour que le transfert soit intense et se mette en place correctement, il faut que le thérapeute forme une sorte d’écran sur lequel la personne puisse projeter ce qu’elle veut. Ici, cet écran n’est pas complètement vide. J’utilise des éléments du suivi de la personne pour ancrer l’entretien dans quelque chose qui fasse appui et autour duquel on va pouvoir divaguer, aller très loin tout en sachant qu’on pourra y retourner en fin d’entretien. » Il est également difficile d’achever les entretiens sur des ouvertures afin de permettre aux personnes, comme cela se pratique lors d’une thérapie longue, de poursuivre un questionnement jusqu’à la prochaine entrevue. « A la fin d’un entretien, je fais en sorte de fermer, de revenir sur quelque chose de contenant pour la personne, car je ne suis pas du tout certaine qu’elle revienne », souligne Cristiane Zachariou.

Face à cette nécessité d’inventer des pratiques différentes, la psychologue a mis en place dès son arrivée des réunions régulières avec ses confrères des autres « projets de ville » de la Seine-Saint-Denis afin de leur permettre d’échanger leurs expériences. Une démarche qui n’allait pas de soi, reconnaît-elle, dans la mesure où il a fallu réunir autour d’une même table des praticiens ayant des approches aussi différentes que la psychanalyse freudienne, l’analyse systémique ou la thérapie cognitivo-comportementale, mais qui s’est révélée très utile pour développer des pratiques adaptées à un dispositif et à des situations inédites. Ces réunions ont notamment permis de mettre en commun les contacts de chacun et de créer un volumineux répertoire où sont recensés tous les partenaires utiles. Ce répertoire santé regroupe les partenaires incontournables que sont les centres médico-psychologiques ou les assistantes sociales de secteur. Il rassemble aussi les contacts plus informels accumulés par les psychologues, précieux pour orienter certaines personnes vers d’autres solutions, comme des structures assurant des psychothérapies gratuites ou des associations de soutien pour les familles de personnes schizophrènes.

Un champ d’intervention défini

De ces groupes de travail est également sorti un référentiel qui précise les périmètres d’intervention des psychologues, rassurant du même coup le département, principal financeur du dispositif. « La crainte du conseil général était que l’on sorte des prérogatives qui sont les siennes en faisant du soin pur. Les psychologues se sont donc mis d’accord sur un document commun qui explique dans quel cadre se fait ce soutien psychologique et quels sont les éléments de soins dont nous avons besoin dans ce travail », note Cristiane Zachariou. Ce référentiel a en outre permis de détailler les moyens mis en œuvre pour soutenir l’équipe du « projet de ville » et les limites à ne pas franchir. Toute idée de supervision est ainsi exclue, du fait de la proximité du psychologue avec les autres professionnels de la structure. Si l’une des missions du psychologue consiste bien à faciliter les échanges et les analyses de pratique, celui-ci doit la mener en évitant soigneusement d’entrer dans les relations particulières nouées entre les chargés d’insertion ou la secrétaire et les allocataires du RSA. Ainsi, plutôt que de revenir avec un chargé d’insertion sur les difficultés que lui pose le suivi d’une allocataire qui vient de perdre sa mère, Cristiane Zachariou s’attache à apporter des éclaircissements sur le deuil en général. Dans d’autres cas, elle donne des informations théoriques ou cliniques sur la schizophrénie ou les facteurs psychologiques liés à l’alcoolisme, sans toutefois aborder les situations concrètes auxquelles peuvent être confrontés des membres de l’équipe.

Sous l’impulsion de Cristiane Zachariou, l’équipe du « projet de ville » des Pavillons-sous-Bois a d’ailleurs mis en place depuis quelques années des réunions thématiques sur des sujets tels que les maladies psychiatriques, la dépendance à l’alcool ou les violences conjugales. Ces réunions mensuelles ou bimestrielles doivent aider les trois chargées d’insertion à mieux repérer et à mieux comprendre les souffrances des personnes qu’elles accompagnent. « Lors des entretiens, je vais réagir en fonction des peurs ou des angoisses que les personnes peuvent avoir en venant ici. La psychologue nous aide à mettre des mots sur un ressenti souvent très confus et à l’exprimer », note Véronique Lhoste, également chargée d’insertion au sein de la structure depuis onze ans. Il est important pour les professionnels de ne pas laisser une appréhension ou un sentiment de gêne interférer dans la construction d’un parcours d’insertion avec les personnes. « Auparavant, je n’étais pas très à l’aise avec la question de l’alcool et, face à quelqu’un qui avait un problème de ce type, j’avais tendance à l’orienter tout de suite vers la psychologue, se souvient pour sa part Nafy Ly, chargée d’insertion. Grâce à l’appui que la psychologue nous apporte lors de ces réunions, j’ai une meilleure écoute car je ne bloque plus là-dessus. Je peux du même coup établir une relation de confiance avec l’allocataire et progresser plus facilement avec lui. »

A l’accueil, Florence Perrain, la secrétaire, vérifie la situation d’un allocataire en pianotant sur son ordinateur : « Quelle est votre date de naissance ? On va regarder combien vous avez perçu. » Récemment, elle aussi s’est appuyée sur la psychologue pour essayer de résoudre une situation délicate. Elle a ainsi pu organiser la prise en charge au sein d’un service psychiatrique d’une femme perturbée par de graves problèmes psychologiques et qui ne voulait avoir de contact qu’avec elle au sein de la structure. A l’étage, Nafy Ly accueille dans son bureau une des deux jeunes femmes reçues quelques instants plus tôt par Cristiane Zachariou. Juste en face, Valérie Tacq, la chef de projet, passe quelques coups de fil et règle des questions de subventions, de communication sur les « projets de ville » ou d’organisation du service. Selon la responsable de l’équipe, la présence de la psychologue constitue une sorte de balise qui permet aux professionnels de maintenir une relation plus juste avec leurs publics. « Lorsqu’on travaille dans l’insertion, on peut avoir le travers de dire que l’on sait ce qui est bon pour nos publics. En nous montrant la normalité des personnes que nous avons devant nous, la psychologue nous invite à plus d’humilité et à être aux côtés de l’usager, et non dans une position de face à face. »

Cristiane Zachariou met volontiers l’accent sur la normalité des comportements des publics fréquentant la structure. Pour elle, il est important de ne pas porter de jugements hâtifs sur des allocataires du RSA ou de l’API qui, par exemple, s’empressent d’acheter des téléviseurs à écran plat ou des sucreries pour les enfants. « Dans un dispositif comme celui-ci, je joue un rôle important qui consiste à rappeler en permanence le “sujet de désir”. Et quand des chargés d’insertion trouvent anormal que telle personne s’achète un écran plat avec le peu d’argent qu’elle touche, je leur rappelle l’importance du principe de plaisir. Je leur explique que lorsqu’on est constamment dans la survie, on n’est plus vraiment dans la communauté humaine. » Le regard porté par la psychologue sur certaines situations peut également inciter les chargés d’insertion à modifier les modalités d’un parcours d’insertion, reconnaît Véronique Lhoste : « Cristiane nous dit parfois de faire attention à ne pas aller trop vite pour telle personne, à ne pas la bousculer et à mieux prendre en compte ses choix. Ces interventions nous permettent de comprendre que l’on ne doit pas vouloir tout contrôler, qu’il faut savoir être dans le “lâcher-prise” et accepter une autre issue que celle que l’on avait envisagée. »

Le respect du secret professionnel

Comme tous les jeudis après-midi, l’équipe est réunie dans une salle à l’étage pour faire le point sur les situations qui posent problème. Dans une ambiance détendue, les chargées d’insertion récapitulent les derniers éléments des dossiers posés devant elles et évoquent les blocages qu’elles rencontrent avec certains allocataires, comme cette femme refusant d’admettre la réalité de ses troubles psychiques, ou cette autre très déçue d’avoir eu une réponse négative pour le logement qu’elle attendait et qui est toujours à la recherche d’un travail. « Il faudrait voir si elle peut faire valoir un DALO [2]. Cela lui permettrait aussi d’être dans des démarches et de traverser cette période de vide qui l’angoisse », suggère Valérie Tacq. Cristiane Zachariou reste en retrait, laissant les autres membres de l’équipe réfléchir aux solutions éventuelles. La question du secret professionnel est omniprésente dans le travail quotidien de l’équipe. « Nous faisons très attention aux informations que l’on donne, tant à l’extérieur de la structure qu’à l’intérieur de l’équipe. En réunion, je calcule toujours ce que je vais dire. Conformément à ce que stipule la loi, je communique des informations recueillies en entretien uniquement lorsque c’est dans l’intérêt de la personne », précise-t-elle. Pour ne pas risquer d’entraver l’accompagnement mis en place, la psychologue peut convaincre une allocataire d’informer le chargé d’insertion de sa grossesse ou encore décider de mettre au courant tel autre membre de l’équipe des traits paranoïaques d’une personne afin de ne pas mettre en péril la relation et le travail d’insertion à venir.

La réunion touche à sa fin. Cristiane Zachariou propose une date pour la prochaine réunion thématique intitulée « Groupe, individu et participation ». Après l’échec de plusieurs actions collectives organisées à partir de demandes formulées par des allocataires, la psychologue a proposé ces réunions de travail pour tenter de mieux comprendre ces concepts et de mettre en place des réponses plus pertinentes. La prochaine réunion sera d’ailleurs organisée avec une chargée d’insertion. Une manière de passer un peu le relais. « Il ne faut pas avoir la position de quelqu’un qui sait. J’ai appris avec l’expérience que plus on échange, plus les frontières entre les différents domaines de compétences sont bien définies », conclut Cristiane Zachariou.

Notes

(1) Maison de l’insertion : 81, allée Pierre-et-Marie-Curie – 93320Les Pavillons-sous-Bois – Tél. 01 41 55 16 47.

(2) Droit au logement opposable.

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