Vous évoquiez, il y a un an, une société française en usure psychique. Vous parlez aujourd’hui de burn out. Comment expliquez-vous cette dégradation ?
Ma première explication est que nous pilotons la société d’aujourd’hui avec les outils d’hier. Les repères, les cultures, les tempéraments changent mais les institutions, elles, n’évoluent pas. Des décalages sont donc en train de se créer. Mon deuxième constat est que nous avons trop rationalisé notre vie collective avec la mise en place de nombreuses procédures, mais en oubliant la dimension humaine. Les nouvelles technologies permettent des miracles mais elles ont tendance à isoler ceux qui sont à la recherche d’une bouée ou qui n’ont pas accès aux outils informatiques. A cela s’ajoute le fait que les politiques publiques mettent les personnes en difficulté face à leurs échecs mais ne les aident pas à développer leurs potentialités. Nous avons instauré une société de normes qui favorise davantage l’exclusion que l’inclusion. Au point que beaucoup de Français manifestent un rejet viscéral de l’administration. Ils ne croient plus dans les possibilités d’ascension sociale qu’elle devrait permettre, en particulier dans le domaine éducatif.
Quelle est la part de responsabilités des politiques dans cette situation ?
L’ensemble de la classe politique – et c’est vrai dans toutes les démocraties modernes – se trouve trop souvent sous la dictature des émotions et de l’urgence. Les élus sont dans une posture réactive, tant dans l’opposition que dans la majorité. Nos sociétés sont structurées autour des trois grands sentiments que sont l’espérance collective, les peurs et les humiliations. Mais lorsque les espérances collectives se fragilisent, comme aujourd’hui, après la chute du mur de Berlin qui a entraîné la disparition de l’espérance communiste et celle de la banque Lehman Brothers qui a marqué la fin de l’espérance libérale, les partis politiques ont du mal à développer une vision à moyen et à long terme. La tactique électorale de conquête du pouvoir privilégie alors la gestion des peurs par les droites européennes et celle des humiliations par les gauches. Les vraies questions restent pourtant : dans quelle société voulons-nous vivre et quelles valeurs voulons-nous défendre ?
Les citoyens eux-mêmes ne se comportent-ils pas en consommateurs vis-à-vis du politique ?
C’est pour cette raison que je dis que nous sommes tous responsables. Nous sommes sans doute allés trop loin dans la société de consommation. Nous cultivons une hypocrisie collective qui consiste à réclamer un discours politique vertueux à condition de ne pas l’appliquer à nous-mêmes. Nous sommes tous favorables au logement social mais pas à côté de chez nous. Nous voulons une politique en faveur de la jeunesse mais pas de jeunes dans notre rue. Nous sommes pour la mixité sociale sous réserve de pouvoir choisir la meilleure école pour nos enfants. Les politiques sont amenés à servir une clientèle électorale en refusant d’aborder certaines questions qui risqueraient de fâcher celle-ci. Je constate en outre avec inquiétude une montée de l’agressivité, que ce soit à l’école, dans les familles, dans le monde du travail ou dans les structures de soins, en particulier en milieu hospitalier. Cette agressivité s’enracine dans la crise que traverse notre société, pessimiste sur son destin collectif. Le confort personnel de chacun et les exigences individuelles finissent par l’emporter sur tout le reste et certains en viennent à penser qu’ils peuvent exiger par la force ce qui ne leur est pas accordé par le droit. Nous passons ainsi très naturellement de la force du droit au droit à la force. Les travailleurs sociaux doivent d’ailleurs eux aussi faire face à cette exigence de personnes qui se comportent comme des consommateurs de la République. Si l’on n’y prend pas garde, il y aura une remise en cause de notre pacte républicain.
Le système de protection sociale français ne joue-t-il pas un rôle d’amortisseur des crises ?
Il ne s’agit pas pour moi de le mettre en cause mais d’attirer l’attention sur le fait que nous avons probablement atteint la limite de la logique de l’assistanat. Il nous faut changer de culture en réfléchissant à la façon de préserver la dignité des personnes aidées, pourquoi pas en leur offrant une activité en contrepartie. L’égalité des chances, plus personne n’y croit. C’est plutôt l’égalité des parcours qu’il faut mettre en avant. Au lieu de gérer des dossiers, il convient d’accompagner les personnes et d’essayer de comprendre les effets comportementaux de nos politiques publiques. En effet, quand quelqu’un effectue son troisième ou quatrième stage à Pôle emploi sans que cela débouche sur un travail, il subit l’aide qu’on lui apporte mais il n’y adhère plus. Nos politiques de solidarité doivent avoir pour but de réveiller la dignité des personnes qui se sentent exclues. Malheureusement, bien souvent, elles respectent davantage les procédures que les individus. Comment préserver la citoyenneté et la dignité des personnes quand on les met en situation d’échec alors que l’on devrait les aider à se ressourcer, à rebondir et à redécouvrir leurs potentialités ?
Vous appelez à retrouver le sens de la responsabilité et de l’intérêt général, mais l’exemple ne doit-il pas venir d’abord d’en haut ?
Il est évident que celles et ceux qui sont porteurs d’une autorité, que ce soit celle d’un chef de service social, d’un maire, d’un député et jusqu’à celle du président de la République, doivent être aujourd’hui convaincus que ce qu’attendent de leur part leurs concitoyens ce n’est pas plus de pouvoir mais plus de crédit. Cela passe, bien sûr, par l’exemplarité, l’éthique, la morale et la transparence. Lorsque l’on est député et que l’on défend l’intérêt de tel ou tel lobby, on ne peut prétendre défendre l’intérêt général. Il y a une nécessité de reconstruire la confiance du peuple dans les élites. Le citoyen devrait se sentir acteur et coproducteur du futur et celui qui a une autorité tirer sa légitimité de la façon dont il génère la confiance dans l’action qu’il mène.
La montée du vote populiste, lors des récentes élections cantonales, vous paraît-elle symptomatique de cette perte de confiance ?
Nous avions organisé il y a quelques mois un colloque intitulé « La fracture civique en question ». Il était accompagné d’un sondage. A la question « qu’est-ce que le civisme ? », 68 % des gens répondaient « le respect des autres », et seulement 13 % « voter ». A la question « quel regard portez-vous sur le politique ? », 40 % avaient répondu qu’ils se sentaient abandonnés par les politiques et un sur trois se disait prêt à voter pour un homme ou une femme fort, même au mépris de la démocratie. Les votes d’abstention et en faveur du Front national ne sont donc pas une surprise pour moi. La fatigue psychique que j’observe engendre ce vote qui n’est pas d’adhésion mais d’humeur et d’expression. Et plutôt que de condamner les électeurs, il est urgent de réfléchir au fait que ce vote est à la hauteur de la déception engendrée par les partis dits « classiques » que sont l’UMP et le PS.
L’origine des maux français n’est-elle pas d’abord à chercher du côté du chômage, de la précarité et de la baisse des niveaux de vie ?
L’économie marchande est-elle capable d’offrir des emplois à tous ? Ce n’est pas évident. Je crois que nous devons retrouver de nouvelles modalités de croissance mais tout n’est peut-être pas marchand. Des expériences peuvent être tentées et des chantiers nouveaux explorés sur la réciprocité, le troc, l’engagement bénévole… Tout ne se mesure pas en chiffres et la dimension humaine doit être intégrée à une refonte des équations de la République.
Vous dites qu’il faut faire émerger de nouveaux comportements citoyens. De quelle façon ?
A l’évidence, d’abord par l’éducation. Nous devons passer de la contrainte au plaisir de l’apprentissage et de la connaissance. Plutôt que de respecter les programmes à la lettre, il faudrait sans doute donner aux enfants le goût d’apprendre et développer leur sens critique, notamment en réintroduisant ce que l’on appelait les humanités. La deuxième piste consiste à réfléchir à l’égalité des parcours, et non des chances, qui consiste à offrir à chacun la possibilité d’aller au maximum de ses possibilités. Enfin, l’exclusion et la précarité me préoccupent énormément et je pense que l’une des solutions consiste à adapter nos outils fiscaux à la réalité de notre société. Le travail ne peut pas payer à la fois la retraite et la santé. Je suis convaincu que ce sera l’une des questions fondamentales de la future élection présidentielle.
« L’égalité des chances, plus personne n’y croit. C’est plutôt l’égalité des parcours qu’il faut mettre en avant »
Jean-Paul Delevoye est médiateur de la République depuis 2004. Il a remis en mars son rapport 2010 au président de la République. Maire UMP de Bapaume (Pas-de-Calais), il préside également le Conseil économique, social et environnemental. Ancien député et sénateur, il a été ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’Etat et de l’Aménagement du territoire de 2002 à 2004.