Des villages qui parsèment une campagne vallonnée de terres agricoles et giboyeuses, autour d’un gros bourg de 8 000 habitants… et une pauvreté qui ne s’affiche pas forcément. En septembre 2009, afin de mettre en œuvre une véritable politique d’accompagnement des publics fragiles, la communauté de communes du canton de Fruges, dans l’arrondissement de Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais), a ouvert un centre intercommunal d’action sociale (CIAS)(1). « Toute commune a l’obligation d’avoir un centre communal d’action sociale [CCAS]. C’est normalement un outil qui doit traiter la globalité des problèmes sociaux du territoire, rappelle Jean-Jacques Hilmoine, maire de Fruges (PS) et président de l’intercommunalité. Mais en milieu rural, on n’a pas les moyens financiers pour un vrai CCAS. Fruges était la seule à avoir quelque chose d’équivalent, avec une distribution de bons alimentaires. Les autres villages organisaient les repas des aînés et les colis de Noël. »
Marie Hennion, directrice du CIAS, en a été la première salariée : « J’ai démarré seule, avec pour mission de mettre en place la structure et de convoquer le premier conseil d’administration. » Trois collèges y sont représentés : neuf élus ; cinq personnes de la société civile désignées par le président du CIAS ; et quatre responsables du monde associatif à dominante sociale. Licenciée en sciences humaines et recrutée pour ses compétences en insertion professionnelle et en gestion, la responsable a peu à peu constitué son équipe. Désormais, au CIAS de Fruges, une assistante sociale et une conseillère en économie sociale et familiale travaillent à temps plein sur les deux premières actions mises en œuvre : l’accompagnement des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) et l’animation de l’épicerie solidaire. « Nous faisons ce que les villages ne font pas », résume Marie Hennion. La structure emploie également une secrétaire à temps plein et une autre en contrat d’apprentissage, une employée de libreservice pour l’épicerie solidaire et une personne à temps partiel pour le nettoyage des locaux. Enfin, un groupe de bénévoles s’occupe du vestiaire solidaire. Au sein de cette petite équipe, l’accent est mis sur la polyvalence : « C’est une volonté des élus », insiste la directrice. Quand quelqu’un est absent, un autre peut reprendre un dossier, donner un renseignement ou orienter un usager, l’objectif étant d’assurer une permanence afin d’apporter une réponse rapide aux demandes des administrés.
Le CIAS de Fruges a vu le jour grâce au soutien du conseil général du Pas-de-Calais. Dès 2006, le contrat territorial de développement durable signé entre la communauté de communes et le conseil général prévoyait sa création, dans le cadre de son volet solidarité. A la maison du département solidarité du Montreuillois – une structure de proximité chargée de mettre en œuvre les politiques sociales du conseil général –, Françoise Boulard, sa directrice, explique la démarche du département : « Les petites communes ne sont pas capables de structurer leurs CCAS. Avec les CIAS, nous avons un seul interlocuteur, formé et qualifié, ce qui facilite les relations partenariales pour mettre en synergie les politiques sociales. Ils offrent une réponse sur un territoire plus global et plus diversifié. Notre cadre coordonnateur du site de Marconne de la maison du département solidarité participe d’ailleurs activement aux instances de pilotage de la structure. » Une manière, pour le conseil général, de développer un partenariat efficace en plus de son aide financière au fonctionnement du centre. Il finance en effet la moitié du poste de l’assistante sociale, au titre du suivi du RSA.
Le budget de fonctionnement du CIAS a atteint 74 000 € en 2010, la masse salariale de 150 000 € étant, elle, directement gérée par la communauté de communes. Sans l’intercommunalité, un tel déploiement financier eût été impossible. A elle seule, Fruges représente 34 % de la population de ce territoire de 25 villages. La majorité d’entre eux ont moins de 200 habitants et le canton présente le plus faible potentiel fiscal de l’arrondissement. Et ce n’est que grâce à l’implantation d’une centrale éolienne sur la zone d’activité frugeoise que la communauté de communes parvient à financer ses projets : elle rapporte 2 millions d’euros, sur un budget total de 3,9 millions.
Sur ce territoire rural disposant de faibles ressources, la création d’un CIAS relevait du bon sens. « Le monde rural ne peut s’en sortir que solidairement », estime Jean-Jacques Hilmoine. A Fruges, les services du conseil général n’ont pas eu à intervenir dans le montage du dossier car, contrairement à d’autres intercommunalités, « la communauté de communes disposait elle-même des capacités d’ingénierie. Il y a de la part des élus une forte volonté politique », se félicite Françoise Boulard. Le maire de Fruges a dû néanmoins batailler pour convaincre tous les élus de l’intérêt du projet. « Certains maires m’ont dit que cela ne servait à rien, qu’on n’avait pas de pauvres chez nous », se souvient-il. Pour emporter leur adhésion, il lui a fallu sortir les chiffres des bénéficiaires du RSA pour leurs communes respectives (332 foyers sont concernés sur toute la communauté). « En milieu rural, à la différence de la ville, nous n’avons pas de sans-domicile sur les trottoirs, déclare-t-il. Les personnes en difficulté ont encore un toit et un petit coin de jardin qu’elles cultivent. Elles ne se montrent pas. » Une pauvreté invisible, mais bien réelle. Et Jean-Jacques Hilmoine ne veut plus revivre ces visites discrètes d’administrés qu’il connaît depuis toujours, ouvriers ou employés modestes qui ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois. « La solution de facilité, c’était ce que nous faisions avant, une aide de 30 € pour faire les courses. Désormais, nous travaillons autrement. »
Delphine Leuliette, responsable de secteur à l’association Aide à domicile en milieu rural de Fruges, peut témoigner de cette avancée : « Nous avons trouvé un interlocuteur à qui s’adresser quand nous devons faire face à des problématiques qui ne sont pas de nos compétences. Ainsi, nous réorientons vers le CIAS toutes les demandes de RSA. C’est aussi précieux dans les cas de maltraitance sur des personnes âgées. Maintenant, la réponse est plus directe. »
Dès la mise en place du CIAS, l’ouverture d’une épicerie solidaire a constitué l’une des priorités de Marie Hennion. Le libre-service est entré en fonction rapidement, en avril 2010. Dans les rayons, une grande variété de produits (pâtes, fruits frais, yaourts, lait infantile en poudre à 1 € la boîte…), mais aussi des produits moins habituels dans l’alimentation de base (médaillons de foie gras en conserve, pain bio, pâtes de fruits haut de gamme, bouchées au chocolat, pâte à tartiner…). « A part de l’alcool, il y a de tout, insiste la responsable, même si un complément de courses est nécessaire ailleurs. » Ce matin-là, dans les rayons, une cliente, la quarantaine à la mode, tire un Caddie déjà bien chargé : « C’est vraiment bien, sourit-elle. Aux Restos du cœur, c’est toujours la même chose : boîtes de saucisses aux lentilles, haricots en sauce… C’est pratique pour le fond de placard, mais ici, on a le choix et ce n’est vraiment pas cher comparé aux prix en magasin. » Les étiquettes affichent d’ailleurs pour chaque produit le prix en double : sa valeur réelle ainsi que le coût payé par le bénéficiaire (15 % du prix coûtant). « C’est important, car les gens se rendent compte que le complément est payé par la communauté de communes. Il faut le dire à chaque fois que c’est possible, car on entend trop souvent : “Le maire ne fait rien pour nous.” C’est notre côté citoyen », justifie Florima Lecerf, la conseillère en économie sociale et familiale recrutée en janvier dernier pour décharger Julie Constant, l’assistante sociale, de la gestion de l’épicerie. Les produits sont soit achetés dans le circuit classique de distribution, grâce à un partenariat avec le supermarché de la ville, soit fournis par la banque alimentaire.
Chaque famille bénéficiaire doit déposer un dossier. « Aucune première demande n’est étudiée par téléphone, détaille Marie Hennion. Nous prenons rendez-vous pour un entretien afin d’examiner si les conditions de ressources sont remplies. » Le reste à vivre doit être inférieur à 244 € par personne et par mois pour avoir accès au libre-service. Du revenu de chaque foyer sont retranchés le loyer et un forfait de 140 € pour l’eau, l’électricité et le gaz, l’assurance habitation, la mutuelle. Le CIAS tient également compte des spécificités du milieu rural. Ainsi, l’assurance automobile est prise en compte, quand elle existe, ainsi qu’un forfait de 15 € pour un abonnement téléphonie-Internet. « 70 % des villages n’ont plus de cabines téléphoniques, indique la directrice. Et sans téléphone, comment faire à la campagne ? »
Le critère des ressources n’est cependant pas une référence absolue : « Nous préférons aider une famille durant trois mois, ce qui lui permet de payer ses factures d’énergie et de redresser la barre, plutôt que de la voir arriver plus tard, avec des soucis plus importants. » La limite des dépenses à l’épicerie est fixée entre 4 et 8 € par mois, selon les ressources de la famille et le nombre de ses membres. Car il ne s’agit pas non plus d’exercer une concurrence déloyale à l’encontre des commerces classiques. « 7 € dépensés, cela équivaut à 46 € en prix réels, et c’est déjà beaucoup pour notre public », souligne Florima Lecerf. De plus, le CIAS récupère des invendus, avec des dates de péremption proches. Ce mercredi, les deux cuisses de poulet « label rouge » sont proposées à 0,10 €. Un prix déduit du compte promotionnel des bénéficiaires, limité à 10 € par mois et qui s’ajoute aux achats habituels.
Depuis l’ouverture il y a presque un an, 105 foyers se sont inscrits à ce service, dont 60 à 70 viennent régulièrement. « Nous avons une population d’agriculteurs âgés, mais aussi d’agriculteurs en activité qui vivent un réel appauvrissement, ainsi que beaucoup de jeunes mères en situation monoparentale », constate la directrice du CIAS. Cependant, avec la campagne hivernale des Restos du cœur – où la distribution de nourriture est gratuite et surtout sans contrainte –, une vingtaine de foyers ont déserté le libre-service à l’automne. Car l’épicerie se veut aussi un outil d’insertion. Son premier objectif est d’apprendre aux bénéficiaires à gérer leur budget en choisissant les meilleures stratégies d’achat. « Je leur déconseille d’acheter des pâtes chez nous, qu’ils peuvent trouver à petits prix dans les discounts alimentaires. Et nous refusons toute demande d’augmentation du crédit épicerie, même s’il est épuisé avant la fin du mois », explique Marie Hennion.
Il s’agit aussi de créer du lien social et de sensibiliser les familles aux questions d’équilibre alimentaire. A cette fin, les bénéficiaires ont l’obligation de participer au moins une fois par trimestre à un atelier cuisine. Au programme : apprendre à préparer les pâtes à crêpes ou à pizzas, savoir concocter quelque chose quand le frigo a l’air vide… Ce mercredi, c’est justement jour d’atelier, dans la cuisine toute en inox. « Faut zyeuter, que ça crame pas », lance l’une des cuisinières à la cantonade. Aujourd’hui, c’est gratin de poireaux au camembert et tarte normande, des plats que chaque participante ramène chez elle pour assurer le repas du soir.
Julie, 31 ans, apprécie ce moment de convivialité. Inscrite depuis peu, elle traverse une passe difficile avec son compagnon, ébéniste, actuellement malade. Attirée par un autre mode de vie, elle est partie de Lille pour s’installer à la campagne. « Nous payons 330 € par mois pour une fermette de 1 800 m2 de terrain. C’est ce que je payais pour un studio de 30 m2 à Lille. » Elle est consciente pourtant qu’elle s’est ainsi éloignée de l’emploi : titulaire d’un diplôme dans le domaine de l’animation, elle travaillait auparavant dans un centre social. Aujourd’hui, elle n’a toujours pas retrouvé d’emploi. D’autres bénéficiaires aimeraient retourner vers la métropole lilloise, mais n’en ont plus les moyens, en raison des loyers trop élevés. Bloqué à la campagne… le cas de figure est assez courant, témoigne Marie Hennion, qui raconte comment des propriétaires parfois peu scrupuleux attirent, grâce à des loyers très bas, des familles en situation précaire dans des maisons sans isolation, parfois délabrées, au lourd coût énergétique. Sans compter le budget transport, essentiel lorsqu’on est isolé. Sans voiture, en milieu rural, la vie se complique et le voisin sollicité demande souvent une participation aux frais d’essence.
L’accès à l’épicerie solidaire impose une dernière contrainte : le renouvellement du dossier, sur entretien, tous les trois mois. « Le fait de s’engager et de se dévoiler est un frein, reconnaît Florima Lecerf. Nous demandons beaucoup de papiers personnels. » L’épicerie est dotée d’un logiciel qui permet de connaître les types de produits (fruits et légumes, laitage, produits sucrés, etc.) achetés par chaque famille, et de la conseiller en vue d’une meilleure hygiène alimentaire ou d’une gestion plus économe. Un dispositif mis en œuvre néanmoins avec prudence, afin que la démarche de l’équipe du CIAS ne soit pas considérée comme intrusive.
De fait, en milieu rural, on a l’habitude de cacher ses difficultés, et fréquenter le CIAS peut être considéré comme une honte dans des communes où tout le monde se connaît. Julie Constant, l’assistante sociale chargée du RSA, en est bien consciente : « Lorsque je reçois des usagers, je leur explique que, dans la rue, ils n’ont pas à me dire bonjour et que je ne leur en tiendrai pas rigueur. » C’est le revers de la satisfaction qu’elle éprouve à travailler dans cet univers rural, dans une proximité humaine qu’elle ne connaissait pas lorsqu’elle travaillait au pôle accueil du conseil général du Pas-de-Calais. « J’avais peu de contacts avec le public. Ici, j’ai le temps de travailler les situations en profondeur. Nous faisons parfois face à des cas lourds d’isolement social, de gens qui ont peur de la foule. Le fait de devoir parler de leurs problèmes constitue déjà un mieux pour eux. Et souvent, dans leur propre discours, ils trouvent leurs solutions. »
L’assistante sociale assure le suivi de 75 bénéficiaires du RSA de la sphère solidarité, les plus éloignés de l’emploi. Après avoir répondu à un appel d’offres, le CIAS a été agréé à cet effet par le conseil général. Auparavant, dans les petites communes, ce suivi était assuré le plus souvent par le secrétaire de mairie. Julie Constant reçoit les bénéficiaires en entretien au moins trois fois par semestre à la mairie de leur domicile. « Le transport est une vraie barrière, explique-t-elle. Je ne peux pas leur demander de se déplacer à mon bureau de Fruges. » Ce qui implique pour elle un planning complexe calé sur les ouvertures des mairies, parfois limitées à une poignée d’heures chaque semaine. Avec l’arrivée, en janvier dernier, de sa collègue CESF, elle a cependant gagné un temps précieux qu’elle va consacrer à la question du logement – en particulier l’habitat indigne et insalubre –, l’un des futurs axes d’intervention du CIAS.
Un autre projet est en cours : l’ouverture prochaine à Fruges d’une maison de santé, avec laquelle le CIAS travaillera en interdisciplinarité, notamment dans le domaine de la prévention. « Nous avons un taux de morbidité de 14 % supérieur à la moyenne nationale, déplore Jean-Jacques Hilmoine, avec en particulier un taux élevé de suicide chez les jeunes. » Pour le président de l’intercommunalité, il s’agit d’assurer au final une cohésion du parcours de la personne aidée, grâce à une diversité de réponses disponibles à une seule adresse. « Le CIAS doit être l’interface de toutes les politiques sociales », assène l’élu, pour qui le développement de l’accompagnement social sur son territoire est un élément de réponse parmi d’autres. La maison de la solidarité, à Fruges, où est hébergé le CIAS, abrite ainsi un centre de ressources Internet, le service jeunesse et une crèche. Et la communauté de communes réfléchit à l’ouverture d’une structure innovante destinée aux personnes âgées. Une étape avant l’entrée en maison de retraite médicalisée, qui accueillerait des couples en maisonnettes, même quand l’un des deux aurait besoin de soins. « Nous n’avons aucune chance d’attirer de jeunes couples sans toutes ces offres, répète inlassablement Jean-Jacques Hilmoine. Ce sont des outils indissociables pour l’attractivité d’un territoire, nécessaires au traitement global de la vie en société. »
(1) CIAS : Maison de la Solidarité – 2 bis, rue des Digues – 62310 Fruges – Tél. 03 21 47 73 90 –