Le mérite est « un poison pour la société », écrivez-vous. L’expression est forte…
C’est un danger dans le sens où, en tant qu’idéologie, il délite les rapports sociaux en renvoyant chacun à sa seule responsabilité, alors que l’on sait qu’il existe des conditions sociales et politiques qui échappent aux responsabilités individuelles. On fait comme si les situations dans lesquelles nous nous trouvons relevaient des choix que nous faisons. Cela renvoie chacun à une forme de solitude en totale contradiction avec le fait que les hommes sont en réalité interdépendants les uns des autres. Avec l’idéologie du mérite, à chacun de porter son fardeau. Cela va de pair avec le développement de la contractualisation dans tous les domaines de la vie, y compris l’éducation et les politiques sociales. Tout cela revient à faire comme s’il ne tenait qu’aux gens de faire les efforts nécessaires et de manifester leur bonne volonté pour modifier leur situation.
Cette idéologie s’accompagne, selon vous, d’un culte de la mesure déshumanisant. C’est-à-dire ?
Le mérite implique de rétribuer chacun selon ce qu’il fait. Il faut donc en prendre la mesure de la façon la plus exacte possible. Cela paraît évident, mais dès que l’on s’y essaie, cela nous échappe. Vouloir mesurer spécifiquement l’activité d’une personne, c’est oublier toute l’interdépendance dans l’action, le caractère coopératif du travail. Ainsi, quoi que l’on mesure, on est renvoyé à l’inexactitude et à l’arbitraire. Le problème est que cet artifice de la mesure met chacun en demeure de porter ce dont il n’est pas pleinement responsable. C’est très clair dans le monde du travail, où l’on découpe de façon artificielle l’activité en objectifs et en résultats. Lorsque l’on essaie de mesurer ce qu’a réalisé un salarié au cours d’une année, on parvient à une représentation tellement abstraite qu’elle en devient insensée. Ce qui est déshumanisant, c’est que l’on déploie pour cela une fiction de l’objectivité en s’appuyant sur des chiffres prétendument neutres dont on imagine qu’ils permettent de se défaire de tout jugement sur la personne que l’on évalue. C’est très dangereux. La violence actuelle des rapports au travail montre bien que, souvent, il n’y a plus aucune sensibilité à l’œuvre.
A travers le mérite, les individus ne seraient renvoyés qu’à leur seule dimension utilitaire ?
La logique du mérite est, en effet, utilitariste. C’est l’idée que l’on pourrait s’en tenir à la façon dont quelqu’un remplit sa fonction. A un moment où le travail devient rare et où des personnes en nombre croissant en sont exclues, il est dangereux de nous habituer à l’idée que certains individus n’ont pas leur place parce qu’ils ne remplissent pas leur fonction comme il le faudrait. Ce serait justifier leur exclusion de la vie commune, en faire des inutiles au monde que nous pourrions rejeter en toute bonne conscience. Cette pente risquée nous conduit vers ce que la philosophe Hannah Arendt a nommé la « banalité du mal », le mal en tant qu’on peut l’infliger banalement, de façon mécanique.
Historiquement, la reconnaissance du mérite constituait une avancée dans une société de privilèges aristocratiques…
Le mérite est ce que la démocratie a inventé pour distinguer les individus sans faire référence à la naissance. Car même dans une société structurée autour du principe d’égalité, nous ne pouvons pas nous passer d’un principe de distinction. Dans les premiers temps de la démocratie, la conception du mérite était utilisée pour objectiver la reconnaissance que la société doit à de grandes réalisations. L’usage en était alors relativement limité. Mais aujourd’hui, nous sommes loin de cette définition. Le mérite a fait l’objet d’une véritable inflation, avec une diffusion très large dans la vie politique et sociale. En se banalisant, cette notion a glissé vers une autre signification, qui change sa nature même. Il ne s’agit plus de distinguer des actions particulières mais de mesurer ce que l’on doit à chacun.
Est-ce pour cette raison que vous qualifiez le mérite d’« idéologie »?
Hannah Arendt disait que l’idéologie est simplement la logique d’une idée. Or, en se généralisant, la notion du mérite nous entraîne, loin de la réalité, dans des abstractions et des fictions qui orientent nos représentations et forment comme un voile devant nos yeux. Par exemple, la prégnance du mérite nous conduit à avoir une vision de la justice strictement rétributive. Cela masque le fait que la justice est d’abord inconditionnelle. On doit certaines choses aux uns et aux autres indépendamment de ce qu’ils font ou ont fait. Or, avec le mérite, s’impose une logique du donnant-donnant qui laisse penser que l’on pourrait être dédouané de ce que l’on doit aux gens au seul motif qu’ils ne remplissent pas telle ou telle condition. Par exemple, le bénéficiaire du RSA privé de son allocation au prétexte qu’il ne ferait pas des efforts d’insertion suffisants. Une autre fiction liée au mérite est celle de la responsabilité individuelle. On prétend mesurer le mérite de chacun, ce qui nous porte à croire que nous serions tous pleinement responsables de nos actes et de notre situation. Ce n’est pas complètement faux, bien sûr, mais à ce point-là ! Il existe toute une dimension politique et sociale de l’existence humaine que nous ne maîtrisons pas.
Le mérite constituerait la grille de lecture de nos réussites et de nos échecs et justifierait les inégalités sociales et économiques ?
Oui, et c’est bien ce qui est pernicieux dans cette systématisation du mérite. Dans une société censée être égalitaire, on observe des inégalités grandissantes que le mérite masque, en permettant de justifier l’injustifiable, comme des écarts de revenus phénoménaux que rien ne peut en réalité justifier. Cette force de l’idée de mérite vient, me semble-t-il, d’une forme de détresse qui se développe avec le néolibéralisme et la dureté des relations sociales. Presque plus personne n’échappe à un sentiment de précarisation profondément déstabilisant et contre lequel il nous faut trouver un rempart psychique. Nous avons besoin de croire que tant que nous faisons des efforts, que nous manifestons notre bonne volonté, nous sommes protégés de la précarité et de l’exclusion. Le mérite joue ce rôle.
Faut-il supprimer toute référence au mérite ?
Je ne pense pas que la notion de mérite soit néfaste en elle-même. Ce qui est nocif, c’est sa banalisation et son uniformisation ainsi que la volonté de mesure qu’elle implique. Si l’on veut faire en sorte qu’elle ne soit plus un poison pour notre société, il faudrait la remettre à sa place. Ce qui supposerait déjà de refaire la distinction entre le mérite et la performance. On ne peut pas mesurer un effort, une bonne volonté, et personne n’est pleinement responsable des qualités qu’il met en œuvre. Il faudrait aussi réinscrire le mérite dans une dimension du commun, du partage, de ce qui est donné… Chaque homme, en tant qu’il est simplement un être humain, mérite inconditionnellement un certain nombre de choses, comme le respect ou le droit à mener une vie décente. Quant au mérite lié à ce que nous réalisons individuellement, il ne relève pas d’une mesure chiffrable. Il s’impose comme démesure. Une grande œuvre, une grande réalisation s’impose à la reconnaissance, avec tout l’arbitraire que cela implique. Nous faisons appel pour cela à notre jugement, à notre intime conviction, plus qu’à des critères dits objectifs.
En quoi le don peut-il contrebalancer les excès de l’idéologie du mérite ?
Le mérite tel que nous le voyons fonctionner aujourd’hui, c’est l’anti-don. Il est fondé sur le contrat, dans le sens étroit et matériel du terme. Le don en est l’exact contraire. Il constitue une dimension anthropologique essentielle de la vie humaine. Des relations sociales fondées sur le donnant-donnant nous empêchent de donner quelque chose de nous-mêmes. On le voit dans le monde du travail, avec la notion de salaire au mérite, c’est-à-dire l’idée que l’on pourrait en être quitte avec le versement d’une somme d’argent. Bien sûr, nous travaillons pour gagner notre vie, mais il existe aussi toute une dimension symbolique de l’activité que le mérite empêche de reconnaître. Enfin, si nous pouvons mettre en œuvre nos qualités, c’est aussi parce que nous les avons reçues d’un milieu familial et social qui nous donne la possibilité de les exercer. Or, avec le chômage et la précarité grandissants, les occasions se réduisent considérablement de mettre en œuvre nos qualités.
Dominique Girardot est professeure de philosophie dans un lycée de la région toulousaine. Elle publie La société du mérite. Idéologie méritocratique et violence néolibérale (Ed. Le Bord de l’eau, 2011). Elle a publié des articles dans la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).