Les recommandations émises en décembre dernier par le contrôleur général des lieux de privation de liberté (1) concernant les dysfonctionnements de plusieurs centres éducatifs fermés (CEF) ont rappelé de mauvais souvenirs au CEF Txingudi. De ses débuts en 2004 jusqu’à 2007, ce centre créé par l’association Philae (2) et qui accueille dix jeunes délinquants multirécidivistes âgés de 16 à 18 ans dans une ancienne base marine de Hendaye a connu les difficultés dénoncées par Jean-Marie Delarue : absence de formation du personnel, recours abusifs à la contrainte physique, manque de respect du droit du mineur et de ses parents à participer aux décisions le concernant… « Le démarrage fin 2003 s’est fait dans la précipitation, pour répondre à une commande politique, reconnaît Daniel Hegoburu, salarié de l’association Philae depuis 2002 avant d’en prendre la direction en 2007. Le directeur n’avait pas l’expérience de ce type de public. Les recrutements se sont faits dans l’urgence. Comme les CEF étaient mal vus par la profession, il y a eu peu de candidatures d’éducateurs diplômés. Nous avons donc engagé des costauds pour contenir les jeunes. La partie éducative était laissée de côté. »
Très vite, les difficultés sont apparues. Les violences des adolescents et les arrêts maladie des personnels se sont enchaînés en une ronde infernale. « C’était une culture coercitive, avec une bande d’adultes contre une bande de jeunes. De vraies bombes à retardement », raconte Jérôme Valère, directeur du CEF depuis juillet 2007. Cette situation désespérait le conseil d’administration de Philae car elle allait à l’encontre de ses valeurs. « Notre objectif est de venir en aide à des gamins en difficulté. Mais pour cela, il faut les aimer, sinon ce n’est pas la peine, explique son président Jacques Moliès, ancien commandant de police viscéralement attaché à l’alternative à l’incarcération après avoir vu des mineurs se suicider en prison. Ces valeurs n’ont pas pu être mises en pratique par les salariés à l’époque, et cela nous a beaucoup affectés. »
Cécile Lasalde, 33 ans, l’une des seules éducatrices spécialisées présentes depuis le début, se souvient des insultes, des dégradations récurrentes, du climat de violence envers les éducateurs… « On arrivait le matin en se demandant ce qui allait arriver, avec l’impression qu’on ne s’en sortirait jamais », raconte-t-elle. A certaines périodes, le CEF reste sans direction. « Un directeur arrivait et repartait. Le turn-over était impressionnant, poursuit l’éducatrice. On ne sentait pas d’autorité, pas de ligne directrice. » Le centre se retrouve dans l’incapacité de remplir ses dix places. « Il y avait un net manque de confiance de la part des juges des enfants, témoigne Sofia Bento, juge des enfants à Bayonne et membre du comité de pilotage. Le CEF a fini par être mis au pied du mur par la protection judiciaire de la jeunesse qui est le financeur : “Soit vous changez, soit nous ne vous plaçons plus personne.” »
Le déclic se produit en 2007, avec l’arrivée de Daniel Hegoburu à l’intérim de direction. « Il n’y avait alors plus de cadre, témoigne-t-il. J’ai martelé à l’équipe que l’éducatif était le plus important, et que les jeunes avaient beau avoir suivi des parcours difficiles, ils étaient de futurs citoyens. » En juillet de la même année, il recrute Jérôme Valère, directeur PJJ détaché dans le secteur associatif pour diriger le CEF, rejoint en décembre par Etienne Collas, éducateur spécialisé titulaire du Caferuis. La professionnalisation prend trois ans et fait évoluer de 30 % à 90 % la part d’éducateurs et de moniteurséducateurs diplômés. L’équipe compte aujourd’hui 25,7 équivalents temps plein, dont 12 éducateurs spécialisés, 4 éducateurs techniques, un éducateur sportif, un enseignant à mi-temps et 2 surveillants de nuit. « A chaque départ, on remplaçait un salarié non formé par un diplômé, décrit Daniel Hegoburu. Certains sont restés en se formant en CIF, d’autres ont été licenciés pour non-respect des usagers. » Seul bémol : la difficulté à recruter des professionnels expérimentés, qui éprouvent certaines réticences à travailler dans des CEF. Beaucoup d’éducateurs y sont donc fraîchement diplômés.
Avec la nouvelle équipe, la direction recrée un cadre, met en œuvre le cahier des charges des CEF et retravaille son projet. A partir de mars 2009, le psychanalyste Dominique Michelena vient aider une fois par mois l’équipe à réfléchir sur la violence et la gestion des conflits. L’été, une réflexion intense commence sur les pratiques, les outils, les écrits… « On a formé des groupes de travail pour refaire le livret d’accueil, le règlement, le document individuel de prise en charge », raconte Emilie Bats, 27 ans, éducatrice au CEF depuis juin 2008. Des indicateurs pointent une amélioration en 2010 : une chute drastique du nombre d’arrêts maladie, un taux d’occupation proche de 100 % (il était tombé à 50 % à la pire période), une baisse du nombre d’incidents et de fugues.
Cécile Lasalde a désormais l’impression de pouvoir aider les jeunes accueillis au CEF : « Avant 2007, nous avions un sentiment d’échec. Aujourd’hui, nous avons l’impression de servir à quelque chose. » Les rires qui fusent pendant la réunion d’équipe du mardi après-midi témoignent d’une cohésion retrouvée. « Je viens travailler avec plaisir. L’équipe est solidaire, en position d’empathie avec le jeune, tout en restant dans le cadre », lance Daniel Boulin, 54 ans, moniteur-éducateur au CEF depuis un an. « On n’est pas angoissés, poursuit Emilie Bats. L’équipe est stable. Et comme on a des liens avec les jeunes, on peut faire évoluer favorablement la situation en cas de difficulté. » Ce soir, elle veillera sur les dix adolescents avec deux autres jeunes femmes. « On n’a aucune appréhension, sourit Cécile Goetz, 30 ans, éducatrice spécialisée au CEF depuis un an. Preuve qu’on n’est pas dans la contention ! » Cette équipe professionnalisée, n’hésite plus à se remettre en question. « On peut critiquer les pratiques des uns et des autres sans que la personne se sente attaquée personnellement, souligne Cécile Lasalde. Cela n’était pas possible à l’époque, tant les gens étaient impliqués émotionnellement. »
Dans le CEF nouvelle manière, pas de barreaux – même si de nombreuses portes sont fermées à clé. Les jeunes sont en effet considérés comme détenus et astreints à un contrôle judiciaire, même s’ils peuvent sortir. Ce qu’ils font souvent : pour des séances de sport chaque soir de semaine en alternance (musculation, tir à l’arc, piscine, surf en été…), des activités ludiques le week-end (accrobranche, bowling…), des stages en entreprise à partir du troisième mois, et même du bénévolat à la Croix-Rouge. « Notre projet est ouvert sur l’extérieur et conçu en partenariat, de façon à donner aux jeunes des perspectives d’avenir », affirme Daniel Hegoburu.
Dans la journée, les activités sont obligatoires. Les adolescents ne choisissent pas de voir la psychologue, de fréquenter l’école et les ateliers, de rencontrer le directeur ou de se rendre en stage. De l’avis des intervenants du CEF, cela apporte beaucoup : « En milieu ouvert, les éducateurs n’ont aucun moyen de faire faire aux jeunes ce qui est bon pour eux, remarque Jérôme Valère. Ici, ils le font et sont légitimes. » Ce que confirme Jade Petit, psychologue à mi-temps depuis juin 2010 : « Le fait que les entretiens psychologiques soient obligatoires dégage les jeunes de la question de savoir s’ils ont envie de venir ou pas, observe-t-elle. Mais finalement la plupart ne sont pas opposés à la consultation, et sont même très en demande d’écoute. » Lorsque les obligations ne sont pas respectées, la réponse de l’institution est systématique. « Les réponses sont claires et les mêmes pour tout le monde, souligne Xanath Terraxas, 24 ans, éducatrice spécialisée, au CEF depuis janvier 2009. Les sanctions sont expliquées et les jeunes les acceptent. » « La réponse est graduée : suppression des cigarettes s’il fume dans sa chambre, réparations en cas de dégradation, lettre au juge et dépôt de plainte en cas de délit », complète son collègue Florent Birot, 31 ans, au CEF depuis août 2009. « S’ils ne respectent pas les obligations de placement, cela peut entraîner la révocation du contrôle judiciaire, du sursis et déboucher sur un emprisonnement », ajoute le directeur adjoint. Un séjour de un mois en prison après une infraction ou une fugue peut servir de piqûre de rappel avant un retour au CEF. Un tiers de l’effectif y a d’ailleurs effectué un passage durant le placement.
La durée du séjour au centre est de six mois, renouvelable une fois, elle se déroule en trois modules de deux mois environ. Le principe est que le respect des règles ouvre progressivement des droits au jeune, comme parler à ses proches au téléphone ou rentrer chez lui le week-end. S’il ne respecte pas le contrat, il ne passe pas au module suivant. « On a un encadrement très fort qu’on relâche progressivement, décrit le directeur. Nous leur redonnons un rythme – se lever, suivre des ateliers, manger à table, se coucher – pour qu’ils retrouvent une vie normale. » Un rythme que beaucoup d’entre eux avaient perdu, s’endormant au petit matin avec de l’alcool et du cannabis et mangeant à n’importe quelle heure.
Pendant le premier module dit d’observation, aucun retour en famille n’est autorisé. Le jeune est évalué d’un point de vue comportemental, psychologique, scolaire, médical et socioprofessionnel. « Nous sommes les yeux et les oreilles du juge, déclare Jérôme Valère, afin de comprendre si le jeune est dans une dynamique délinquante ou s’il s’agit d’une erreur de parcours liée à sa déshérence. » Les éducateurs essaient de lui redonner confiance en l’adulte, alors que ceux qu’il a connus étaient souvent défaillants. « Ils testent les éducateurs pour voir s’ils sont fiables, souvent en les insultant, explique le directeur adjoint. Il faut tenir moralement, ne pas lâcher et ne pas les rejeter. » Pendant ces deux premiers mois, les jeunes sont occupés de 9 heures à 16 heures, sans accès aux chambres. Ils tournent entre les quatre ateliers techniques (chaudronnerie, cuisine, menuiserie et mécanique), l’enseignement scolaire (trois heures par semaine au début) et le sport trois jours par semaine.
Dès son arrivée, l’adolescent est associé à l’élaboration de son projet de sortie. « Certains jeunes n’ont aucun désir, ne savent pas ce qu’ils veulent faire et on a un mois pour faire émerger un projet », souligne Cécile Lasalde. Côté scolaire, Christian Misson, détaché à mi-temps par l’Education nationale, commence par leur faire passer un bilan en français et en mathématiques. La plupart des élèves ont un niveau V (CAP), avec plusieurs années de déscolarisation derrière eux. Mais certains sont illettrés, sans rapport structuré au temps : c’est le cas des gens du voyage qui n’ont parfois jamais été scolarisés. « Ils rejettent l’institution scolaire et les profs de façon générale, mais pas moi, envers qui ils sont très respectueux, explique l’instituteur. Ils sont très insécurisés par rapport aux apprentissages, et mon travail est plus de dénouer leurs blocages que de leur faire rattraper leur retard scolaire, ce qui est impossible. » Grâce à un enseignement individuel ou en binôme, le maître s’efforce de leur redonner confiance en eux et les prépare au certificat de formation générale, qu’ils passent devant un jury externe.
Les éducateurs techniques accueillent les jeunes individuellement ou par groupes de deux ou trois, sur une demi-journée ou une journée. Ils évaluent leur capacité à se rendre en stage, les aident à trouver une orientation professionnelle, mais pas seulement. « Je leur fais faire de la soudure, de la serrurerie, des tables en fer forgé, témoigne Jacques Parent, éducateur technique au CEF depuis avril 2010. En six mois, ils acquièrent une certaine expérience, mais le but est également qu’ils canalisent leur énergie : la soudure est un moyen de concentration et de maîtrise de soi. » A l’atelier cuisine aussi, les objectifs vont au-delà d’un simple apprentissage professionnel. « Ces jeunes ont souvent l’habitude de manger des snacks debout, raconte Frédéric Sanchez, cuisinier formé en tant qu’éducateur technique il y a deux ans et embauché en juin dernier. Je leur montre qu’on peut s’asseoir à table, apprécier le repas comme un moment de détente. Je leur apporte une éducation alimentaire et une culture culinaire. » Alors que la simple vue d’un légume vert les faisait fuir, les adolescents acceptent aujourd’hui de manger des crudités, des haricots verts et même des choux de Bruxelles ! Dans l’intimité de la cuisine, l’éducateur recueille des confidences : « L’odeur des épices réveille souvent chez eux des souvenirs d’enfance et leur rappelle qu’ils ont eu une vie avant l’incarcération. »
Depuis un an, un médecin généraliste, une infirmière à mi-temps, un psychomotricien-ostéopathe et une diététicienne prennent soin de leur santé. Face à des adultes à l’écoute et soucieux de leur bien-être, ces délinquants multirécidivistes redeviennent des enfants. « Ils ne sont pas difficiles, jamais violents, mais au contraire très respectueux avec moi, témoigne Garazi Cristobal, médecin généraliste, qui les reçoit au CEF quatre heures par semaine et leur fait passer un bilan de santé deux mois après leur arrivée. C’est une expérience intéressante qui me donne une autre image de ceux que la société craint et voudrait voir disparaître… » Ils souffrent de pathologies plus nombreuses que les autres adolescents : douleurs musculaires dues au stress, fractures mal soignées qui entraînent des douleurs chroniques, caries, bronchites et pathologies ORL à répétition en raison d’une tabagie importante… « Ils n’ont pas l’habitude de prendre soin d’eux-mêmes, observe la doctoresse. Nous leur rappelons que leur corps a des besoins. » Au CEF, les éducateurs les incitent à se laver tous les jours et limitent leurs cigarettes à dix par 24 heures, à heures fixes.
Depuis juin 2010, un psychomotricien-ostéopathe intervient trois heures par semaine. Guy Chantrieux, qui s’entraîne à la force athlétique dans la même salle que l’éducateur sportif, enseigne aux jeunes comment se détendre en 10 ou 15 séances. « Par le travail de relaxation psychomotrice, on fait baisser la tension musculaire, donc la colère et l’émotion, ce qui permet de mieux réagir à une situation stressante, explique-t-il. Je leur apprends comment respirer, se calmer et discuter, au lieu de déclencher une bagarre. » Piscine, musculation, alimentation équilibrée… tout cela concourt à modifier l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. « Beaucoup de jeunes arrivent chez nous presque bossus, la tête baissée, décrit Cécile Lasalde. Progressivement, ils se redressent, changent physiquement et gagnent de la confiance en eux. »
Lors du module 2, les jeunes effectuent des stages grâce à un important réseau d’entreprises tissé par l’association Philae dans des secteurs divers (carrosserie, maçonnerie, mécanique, restauration, vente, animation, etc.) et commencent les retours en famille. Non sans difficulté. « C’est souvent plus compliqué au retour, note Cécile Lasalde. Ils n’ont pas vu leur famille pendant deux mois, se sont recentrés sur eux-mêmes, leurs envies, leurs objectifs, et quand ils rentrent chez eux, ils sont confrontés à une réalité pas forcément conforme à leurs attentes. Cela casse leur évolution, mais c’est indispensable pour préparer leur sortie. » Le module 3 de responsabilisation et autonomisation prépare à cette fin de placement, souvent difficile à vivre. Ainsi, à son départ du CEF, Léo, 17 ans, refuse d’aller en foyer de jeunes travailleurs où il serait « trop libre » et demande un hébergement en foyer PJJ. « Au CEF, il y a d’importants moyens humains, justifie l’instituteur Christian Misson. On leur tient la main pour les rassurer et les empêcher de faire des bêtises, puis on les laisse… C’est l’ambiguïté de cette structure. Au moment où ils commencent à se reconstruire, on les lâche. »
Après des débuts difficiles, l’équipe de Txingudi s’efforce aujourd’hui de faire la preuve de son utilité. « Je n’étais pas favorable à la création des CEF tels qu’ils étaient conçus, se souvient Muguette Cazaux, responsable à la PJJ de l’unité éducative en milieu ouvert de Mont-de-Marsan. Aujourd’hui, au CEF de Hendaye, la direction tient la route et ne recrute plus de personnel sans qualification. Nous travaillons avec ce centre de manière intense car il apporte des garanties de qualité. » Et Jérôme Valère de conclure : « Pour nous, c’est une course contre la montre, le pari de faire prendre conscience aux jeunes de l’opportunité qui leur est donnée ici. Nous essayons de leur donner des outils pour intégrer notre société. Pour faire d’eux des citoyens libres et éclairés. Car ces jeunes sont nos enfants. »
(2) Association Philae : 6, avenue du Capitaine-Resplandy – 64100 Bayonne – Tél. 0559594111 –