« Force est de remarquer que le processus de désinstitutionnalisation est très peu abordé en tant que tel dans le secteur de l’action sociale et médico-sociale, alors qu’il représente une de ses transformations les plus notables de la décennie à venir… Est-ce du fait de la discrétion même des textes qui l’évoquent ? Est-ce par évitement, incrédulité ou sidération ? Ou bien parce que d’autres priorités captent actuellement toute l’attention des dirigeants ? Pourtant, le mouvement est historique et s’inscrit dans une courbe d’évolution sociologiquement repérable sur plusieurs décennies, courbe qui obéit à des variables à la fois culturelles, démographiques, politiques et économiques.
La désinstitutionnalisation relève tout d’abord d’un processus sociétal, appliqué plus spécialement à certains domaines, qui consiste à privilégier des formes légères, souples, variées, évolutives, d’intervention en lieu et place d’établissements qui ne répondent plus nécessairement aux aspirations des populations, ne correspondent plus (à tort ou à raison) aux exigences culturelles et éthiques actuelles et immobilisent de lourds investissements. Le Conseil de l’Europe a récemment émis une recommandation allant dans ce sens relative aux enfants handicapés (2), mais la désinstitutionnalisation intéresse également les adultes et les personnes âgées. Rappelons qu’elle est déjà en marche depuis de nombreuses années au travers du développement progressif des services d’éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad), services d’aide à la vie sociale (SAVS) et autres services d’accompagnement.
Nous pouvons brosser quelques grands traits caractéristiques de ce processus :
l’intervention sociale et médico-sociale est en train de se “détotaliser”. C’est-à-dire qu’elle ne proposera plus de mode total de prise en charge, issu historiquement de l’internement psychiatrique et du modèle communautaire, de “package” de prestations à prendre ou à laisser, mais un bouquet d’offres de service circonstanciées et adaptées à des besoins extrêmement divers : nous allons vers le “juste ce qu’il faut” ;
nous assistons à un transfert écologique du “tout institutionnel” au “tout à domicile”. L’institution apparaîtra de moins en moins comme une solution enviable et les modes d’intervention se feront de manière privilégiée au domicile ou dans l’environnement de la personne, chaque fois que possible (notamment grâce aux rapides évolutions technologiques, dont l’informatique et la domotique) ;
les interventions se feront en fonction de types de besoins et d’attentes et non plus de “labels défectologiques” (déficients, autistes, psychotiques, etc.). Les relations entre personnes obéiront aux critères et aux modalités habituels de toute relation de service (normalisation) ;
ces interventions devront s’adapter à une diversité croissante de besoins, de situations, d’âges et de populations (ce que nous appelons la sociodiversité) qui caractérise nos sociétés actuelles ;
leurs projets et leurs contenus devront évoluer vers des concepts ascendants comme la participation sociale, le développement personnel, bref, s’attacher à la promotion des personnes et de la qualité de leur vie. Le projet de vie est appelé à transcender les divers dispositifs.
Cela dit, le terme de “désinstitutionnalisation” peut prêter à confusion et friser le faux sens : il faut le comprendre comme la “fin des établissements” et non pas comme la fin des institutions – car, dès lors, il ne s’agirait ni plus ni moins de la fin de ce qui fait société…
Nous avons affaire à un processus qui n’est pas propre à un pays mais qui affecte l’ensemble de nos sociétés développées, c’est-à-dire qui s’inscrit dans un vaste mouvement sociétal d’ordre culturel et structurel. Culturellement, l’origine internationale du mouvement de désinstitutionnalisation est à chercher du côté des sciences humaines américaines des années 1950 et 1960 : Thomas Szasz, le père de l’antipsychiatrie américaine (3), mit en évidence l’institutionnalisme, ou l’effet pervers, et pour finir antithérapeutique, de certains contextes institutionnels, qui tout en prétendant soigner, désocialisent l’individu et le coupent de tout environnement humain – ce qui correspond à la définition même de l’aliénation…
Bien que procédant d’une démarche différente, le sociologue Erving Goffman participa de ce mouvement en montrant de manière quasi ethnographique le caractère totalitaire du fonctionnement quotidien de certaines institutions hospitalières (“total institutions”) (4). Ce caractère totalitaire n’est pas nécessairement délibéré, il peut procéder d’une culture, d’habitudes, de théories, de formations, comme l’écrivait un autre Américain, Edwin Lemert, spécialiste mondial de la sociologie de la déviance et de la criminologie : « L’ambiance de l’hôpital peut contribuer à la progression d’un délire paranoïaque, comme l’ont montré Stanton et Schwartz. En effet, ils parlent clairement d’une ‘pathologie de la communication’ provoquée par l’habitude des employés de négliger les significations explicites des affirmations ou des actions des patients et de répondre au contraire à partir de significations déduites ou présumées… » (5). Ce dernier point s’avère particulièrement à méditer dans les institutions sociales et médico-sociales de notre Hexagone… En Europe, des praticiens aux ambitions idéologiques nettement plus affirmées, comme Ronald Laing, David Cooper, Franco Basaglia, Toni Lainé, ou Gérard Hof, empruntèrent la même voie, mais pour l’inscrire dans une dénonciation du contrôle social.
Il n’est rien d’étonnant à ce que ce soit au sein de l’institution psychiatrique que soit né le courant de désinstitutionnalisation : parce que celle-ci offrait le plus de similitudes objectives avec les systèmes totalitaires. Notons que si l’opposition à l’institutionnalisation s’est historiquement surtout développée, dans la France des années 1970, dans le cadre d’une dénonciation libertaire et gauchisante (comme avec Michel Foucault), c’est dans une autre optique qu’elle s’est plus récemment imposée. Le rejet de l’institutionnalisation répond plutôt aujourd’hui à une évolution des mœurs (la préférence accordée au “chez-soi”), à l’affirmation des opinions des consommateurs et à une meilleure information de ceux-ci, à la montée d’une certaine méfiance vis-à-vis des institutions, à des préoccupations d’ordre psychosocial (éviter la rupture avec l’environnement) ainsi qu’à une vision économique qui lui préfère d’autres alternatives moins coûteuses et moins invalidantes. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, auteur de la recommandation sur les enfants handicapés, se dit aussi “conscient du fait que le placement des enfants en institution augmente sérieusement les inquiétudes quant à sa compatibilité avec l’exercice des droits de l’enfant, reconnaissant que le regard porté sur les personnes handicapées doit évoluer en profondeur pour conduire à des pratiques inclusives et non discriminatoires”.
Plus largement, nous pouvons dire que la désinstitutionnalisation participe d’un vaste mouvement des mentalités et d’une transformation technostructurelle que nous pouvons appeler “dématérialisation de la société”, et qui affecte une infinité de domaines de notre vie quotidienne : supports d’information, de musique ou de films, courrier, argent, déclarations fiscales, visites de musées, rencontres, thérapies, banques, commerces, entreprises…
La fin des établissements est-elle programmée ? A une telle question qui ne manque pas d’être posée, nous pouvons répondre que oui, si l’on songe aux établissements tels que nous les concevions jusqu’alors. La recommandation est d’ailleurs on ne peut plus claire à ce sujet : “La désinstitutionnalisation devrait être considérée comme un processus continu, à contrôler en permanence, et il importe d’être vigilant pour éviter tout retour à l’institutionnalisation.”
Le terme même d’“établissement” est appelé à disparaître progressivement du vocabulaire officiel car il ne correspondra plus à une entité repérée pertinente (spatiale, administrative, juridique, économique). D’autres vocables s’imposeront comme “services”, “dispositifs”, “plateformes”, “pôles”, “centres”, “opérateurs”, “entreprises de services”… Mais dans le même temps, il ne faut pas sous-estimer d’autres phénomènes sociologiques : le besoin de sécurité et de repères, qu’ils soient spatio-temporels ou psychosociaux, dans une société qui se dématérialise et dans laquelle les identités et les rites se délitent. C’est ainsi que plus notre société s’ouvre, plus les habitats se sécurisent, plus la demande de lieux cadrés et protégés augmente (comme pour les internats scolaires), plus l’on assiste à un repli sur le chez-soi, un retour au traditionnel (cuisine, monuments historiques, artisanat, nature…). Bref, notre société est traversée par des mouvements contradictoires.
Rien n’indique par conséquent que tous les établissements soient condamnés. Ils devront nécessairement évoluer, réinterroger en profondeur leur vocation et leur fonctionnement, s’inscrire dans une offre concurrentielle et apprendre à se valoriser et à communiquer. Par exemple, avec l’inclusion scolaire, les instituts médico-éducatifs semblent perdre leur utilité. Pourtant, ils peuvent aisément rivaliser avec l’école publique s’ils proposent une offre de service compétitive en matière de qualité. Qu’ils se considèrent comme des “établissements scolaires privés” (qui ont le vent en poupe) et qu’ils apprennent à vendre une meilleure scolarité, à proposer une plus grande sécurité, une plus grande attention et disponibilité, à offrir des horaires plus intéressants, des services périphériques que n’offre pas l’école publique (ce qu’ils font déjà), etc. Ce que j’évoque là me semble vrai pour de nombreux autres types d’établissements, pardon, de services, en action médico-sociale. »
Contact : 14, quai Pierre-Scize – 69009 Lyon – Tél. 0472609879 –
(1) Sur ce sujet, voir la rubrique « Questions à », ce numéro, p. 23.
(2) Recommandation CM/Rec (2010) 2 du Comité des Ministres aux Etats membres relative à la désinstitutionnalisation des enfants handicapés et leur vie au sein de la collectivité, adoptée le 3 février 2010 – Voir ASH n° 2646 du 12-02-10, p. 8.
(3) Auteur notamment de The Manufacture of Madness – Trad. française Fabriquer la folie – Ed. Payot, 1976.
(4) Notamment dans Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux – Ed. de Minuit, 1968.
(5) La citation est extraite de sa contribution à l’ouvrage de Franco Basaglia, Social disability : the problem of misfits in society, 1971 – Trad. française La Majorité déviante – Union générale d’éditions, 1976.