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« Le bien commun est tout ce qui soutient la coexistence »

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« Où est passé le bien commun ? » Dans un univers dominé par les forces économiques, la question paraît presque incongrue. Elle est pourtant essentielle, estime le philosophe François Flahault, qui en fait le titre de son nouvel ouvrage. Car le bien commun premier, c’est une vie sociale qui va au-delà des seuls liens d’intérêt et est la condition même de nos existences individuelles.

Dans un monde où prime l’individualité, la notion de « bien commun » n’est-elle pas dépassée ?

Le bien commun était un souci très présent dans l’idéologie républicaine, mais le fait est qu’on n’en parle plus guère. La cause principale de cette éclipse vient surtout de la domination exercée par l’économie sur la sphère politique. Cette dernière s’est laissée coloniser par le discours des sciences économiques, pour lesquelles la notion de « bien commun » est inutile, voire nuisible dans une perspective néolibérale. En effet, dans la mesure où le marché est censé réguler la société spontanément, toute intervention de l’Etat risque de détériorer cette harmonie. C’est évidemment utopique. On a vu que, dans la réalité, les choses se passaient autrement. Une autre raison pour laquelle la notion de bien commun est passée à l’arrière-plan tient à la répartition des richesses, présentée comme l’un des effets naturels du marché. En réalité, cette répartition relève de la volonté des responsables politiques et des rapports de force économiques. Mettre en avant le bien ­commun remettrait inévitablement en question ce qu’il y a d’inéquitable dans le partage des richesses.

Le PIB tiendrait donc lieu de bien commun ?

Oui, en un sens, car à côté de l’autorégulation supposée du marché l’idée d’une croissance constante donne à penser que si l’économie se développe, tout le monde va en profiter. Mais ce n’est pas le cas, et le principe de la croissance pour la croissance est aujourd’hui largement contesté. En outre, la croissance par la production des biens marchands ne suffit pas à répondre à ce que les gens peuvent attendre de la vie en société. La vie sociale ne se résume pas à l’acquisition illimitée de biens marchands.

Les droits de l’Homme ne peuvent-ils constituer une nouvelle définition du bien commun ?

Les droits de l’Homme reposent sur un noyau moral qui peut être partagé par tous. Il se résume à l’idée qu’il ne faut pas faire aux autres ce que l’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent. Cette règle d’or est totalement justifiée, même si sa traduction juridique peut être discutée. Pour autant, s’ils constituent une base nécessaire, les droits de l’Homme ne font pas une politique. Ils sont un recours pour des individus qui subissent des dommages de la part d’autres individus ou d’Etats, mais ne suffisent pas à penser ce qui relie les humains. Ils prennent en compte les individus, pas le collectif. Or la question qui est au cœur de la politique est essentiellement : pourquoi et comment les humains vivent-ils en société ?

Justement, dans la logique néolibérale, la société n’est qu’un assemblage d’individualités mues par des relations d’intérêt…

La pensée économique imagine en effet que les gens se rencontrent essentiellement par intérêt. Ce n’est pas faux, mais totalement insuffisant. Déjà, chez les chimpanzés, les relations sociales ne sont pas limitées à un aspect utilitaire. Un singe vit parmi ses semblables parce que c’est son milieu de vie et qu’il en a besoin pour se sentir bien dans sa peau. Si c’est vrai pour les singes, ça l’est encore beaucoup plus pour les êtres humains. Différentes disciplines, telles que la primatologie, la paléo­anthropologie ou encore l’étude du développement des bébés apportent des résultats convergents tout à fait novateurs par rapport à l’idée, autrefois largement partagée, selon laquelle les êtres humains ne se seraient constitués en société que pour des raisons utilitaires. L’idée dominante était alors que l’on est un être humain par nature. Cette conception était largement liée à l’enseignement chrétien d’un Adam et d’une Eve sortant des mains de Dieu déjà pleinement humains. Les connaissances dont on dispose aujourd’hui montrent de manière certaine que c’est, au contraire, parce qu’il y a eu des millions d’années de vie sociale chez les primates, puis chez les hominiens, que le cerveau s’est développé dans le sens d’une capacité à communiquer, en particulier au travers du langage, et à se représenter ce que pense l’autre. Cela bouleverse complètement nos représentations. L’existence de chaque individu apparaît en effet tributaire de l’état du système de coexistence dans lequel il est immergé. Par conséquent, on ne peut pas séparer les droits individuels du fonctionnement de la ­collectivité. L’interdépendance entre les êtres humains n’est pas seulement utilitaire mais véritablement ontologique.

Ce bien commun premier, la coexistence, est constitué, dites-vous, de toute une série de biens communs. Lesquels ?

Nous avons tendance à prêter davantage d’attention aux biens marchands parce qu’ils sont susceptibles d’une appropriation personnelle. On les convoite… De ce fait, ils tendent à éclipser toute la variété et l’importance des biens communs : voies publiques, tout-à-l’égout, services publics. Mais aussi la lumière du soleil, l’air que l’on respire… Certains de ces biens sont matériels et d’autres immatériels, comme le langage, les formes de culture, les connaissances. Les institutions et le droit en font également partie. Le niveau de confiance est aussi un bien commun. Le propre des biens communs est que leur accès est libre et non exclusif. Ainsi, le fait que je me promène dans la rue n’empêche pas les autres d’en faire de même – alors que les biens marchands sont en quantité limitée et réservés à ceux qui les possèdent.

Quelle est l’utilité de ces biens communs dans la perspective d’une coexistence des individus ?

Le propre des relations humaines est de fonctionner par l’intermédiaire de médiateurs que sont ces biens communs. Les relations humaines, à travers ces biens matériels ou immatériels, forment un ensemble. On touche d’ailleurs là à ce qui constitue le cœur de la difficulté de la condition humaine. Nous ne pouvons réaliser ce que nous sommes que dans la culture, ce que nous assimilons en plus de ce qui nous est donné génétiquement. Notre nature biologique ne suffit pas à créer un ordre social. Il faut en permanence un effort de l’activité humaine pour maintenir des formes d’éducation, de vie sociale, de culture qui sont nécessaires pour que nous vivions ensemble. Cela explique aussi que l’on ne puisse pas améliorer les relations humaines uniquement par la bienfaisance. Les travailleurs sociaux savent bien que certaines personnes à peu près convenablement logées et mangeant à leur faim peuvent quand même être dans un état de misère parce qu’elles ne sont pas en lien avec les autres.

Mais cette coexistence n’est-elle pas perturbée par la puissance du désir humain ?

Bien sûr, et c’est là un autre aspect fondamental de la condition humaine. On ne peut pas se passer des autres et, en même temps, le fait de n’être qu’un parmi d’autres est difficile à accepter. Notre désir serait de remplir tout l’espace, par exemple en étant célèbre et riche. Les Grecs avaient bien compris cette démesure du désir humain qui fait que l’on doit constamment ramer pour que chacun accepte de se maintenir dans certaines limites et trouve un bénéfice à être à sa place parmi les autres. Un contre-exemple est celui de tous ces gens très riches dont l’avidité est sans limite et qui veulent l’être encore plus, sans que cela, sans doute, ne leur apporte le moindre bonheur supplémentaire. Dans le même temps, beaucoup de gens ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois. Or, pour vivre correctement, il faut quand même un minimum de biens marchands.

Quelle est finalement votre définition du « bien commun », et comment y parvenir ?

Le bien commun, c’est tout ce qui soutient la coexistence et, par conséquent, l’être même des personnes. Mais le bien commun résulte d’un équilibre fragile car toujours à la merci des rapports de force. Malheureusement, les partis politiques, les syndicats, les corps intermédiaires ne sont pas au meilleur de leur forme. Le pouvoir a été pris par la finance et les entreprises transnationales avec l’accord des Etats et, pour freiner le pouvoir illimité de l’argent, on ne sait pas trop sur quoi s’appuyer. J’aimerais croire que l’on a les forces nécessaires, mais c’est loin d’être évident. Peut-être, dans les années qui viennent, la société civile inventera-t-elle de nouvelles formes d’organisation qui lui permettront de faire contrepoids. C’est ce que j’espère. On pourrait prendre exemple sur les abolitionnistes, qui ont lutté contre la traite et l’esclavage à partir de 1780. Il leur aura fallu une persévérance considérable puisqu’ils n’ont commencé à obtenir des résultats que plusieurs dizaines d’années après le début de leurs luttes. Il est essentiel de créer par le nombre et par l’union une force capable de faire bouger les choses afin de rééquilibrer la société.

REPÈRES

François Flahault est philosophe, directeur de recherche au CNRS et membre du Centre de recherches sur les arts et le langage à l’EHESS. Son ouvrage Où est passé le bien commun ? (Ed. Mille et une nuits) vient de paraître. Il avait précédemment publié Le crépuscule de Prométhée (Ed. Mille et une nuits, 2009), Le Paradoxe de Robinson. Capitalisme et société (Ed. Mille et une nuits, 2005) et Le sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi (Ed. Descartes & Cie, 2002).

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