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Prendre soin jusqu’au bout

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Assurer jusqu’à la mort le bien-être de ses résidents, proposer des soins palliatifs de qualité, mais également soutenir ensuite les familles dans leur parcours de deuil, c’est l’objectif que s’est fixé depuis 2004 la Fondation Denis-Lemette, un EHPAD situé à Roeulx, dans le Nord.

Le 31 décembre 2010, la fête bat son plein dans la salle à manger de la Fondation Denis-Lemette (1), petit établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) associatif de Roeulx (Nord). Au même moment, l’une des résidentes, âgée de 106ans, meurt dans son lit. Le personnel gère la situation en toute discrétion, sans brider l’enthousiasme de ceux qui célèbrent la Saint-Sylvestre. « Il fallait continuer pour les vivants », raconte la maîtresse de maison, Sylvie Locoge, qui a prévenu et entouré la famille, et a appelé les pompes funèbres… Ainsi se terminait une année marquée par la mort de 8 des 28 résidents de la maison de retraite. « Nous n’avions eu aucun décès pendant deux ans donc, en toute logique, nous nous attendions à une année de morts en série. Ç’a été 2010… », concède Alain Carpentier, directeur général de l’Association de développement gérontologique du Valenciennois (ADGV), à laquelle appartient la maison Denis-Lemette dont il fut le directeur entre 2004 et 2007.

Malgré cela – et bien que l’âge moyen des résidents frise les 88ans et que le groupe iso-ressources moyen pondéré (GMP) atteigne 907 –, l’ambiance de l’EHPAD est loin d’être mortifère. Tout est fait, au contraire, pour gommer toute référence au secteur hospitalier, à commencer par les boîtes à lettres dans le hall ou par l’éclairage naturel des couloirs. Chacune des deux ailes compte 14studios de plain-pied s’ouvrant sur les jardins, équipés d’un coin cuisine et meublés par les résidents. Autre originalité, toutes les chambres possèdent une fenêtre qui donne sur le couloir – « pour la clarté et pour observer la vie », explique Alain Carpentier. Avec son franc-parler teinté d’accent ch’ti, il précise : « Les chambres sont toutes disposées de manière différente car ce ne sont pas des cages à lapins ! Ici, c’est un lieu de vie avant d’être un lieu de soins. Car la vieillesse n’est pas une maladie, c’est un âge de la vie. »

Avant l’ouverture en mai 2004 de l’établissement, une réflexion éthique autour de l’accompagnement de la fin de vie a été menée. Au cœur du projet : s’occuper de chaque résident jusqu’au bout et proposer des soins palliatifs de qualité. Et cela bien avant que soit rendue obligatoire par un décret de 2006 l’inclusion d’un volet consacré aux soins palliatifs dans le projet des établissements et services sociaux et médico-sociaux (2). Celui de la Fondation Denis-Lemette a été corédigé par Alain Carpentier et Dominique Ducornez, médecin coordinateur pour l’ensemble des EHPAD de l’ADGV. Si les deux hommes ne partagent pas les mêmes convictions – le premier parlant plus volontiers d’accompagnement à la mort, tandis que le second préfère évoquer un accompagnement à la fin de vie –, ils s’entendent sur le fait que la qualité de cet accompagnement relève davantage d’un « savoir-être » que d’un « savoir-faire ». « Certes, il faut avoir des connaissances en termes de prise en charge de la douleur ou de la dyspnée, explique Dominique Ducornez, mais les soins palliatifs reposent essentiellement sur une éthique et un travail d’équipe. »

Connaître le vécu des résidents

Reste à définir ce qu’est la fin de vie, et à partir de quel moment le résident entre en phase de soins palliatifs. « La frontière est ténue, poursuit Dominique Ducornez, mais, en gros, le palliatif, c’est quand on arrête le curatif et l’utilisation d’équipements lourds. » Ce médecin spécialiste, qui a créé l’Association valenciennoise pour le développement des soins palliatifs (AVDSP), retrace son parcours : « Quand j’étais interne en réanimation, les médecins n’utilisaient pas de traitements de la douleur, ils intubaient, “ramonaient” le patient. Cela ne me paraissait pas être une bonne façon de traiter un être humain. Plus tard, en tant que médecin libéral, j’ai vécu des fins de vie à domicile plus qu’épiques. J’ai passé la capacité de gérontologie en 1991, puis, trois ans plus tard, le diplôme universitaire de soins palliatifs. »

Afin de « démédicaliser la mort et [de] la resocialiser », la Fondation Denis-Lemette mise sur la connaissance de l’histoire de vie des résidents. « Savoir ce qu’ils ont aimé ou pas, quels événements les ont marqués, cela seul permet une prise en charge globale, à la fois psychique, physique, spirituelle et sociale. C’est ce que nous faisons ici, loin des protocoles », souligne Alain Carpentier. Le directeur général, sociologue de formation, reste sceptique face aux obligations qui s’imposent à tous. « Ce n’est pas avec une loi que l’on accompagne dignement une personne qui va mourir. Ici, dans les derniers moments de la vie, une chaîne de solidarité se crée entre les familles de résidents, les bénévoles, le personnel. C’est une culture, une philosophie qui ne se décrète pas. Cela m’embête que l’on oblige certains collègues à entrer dans une démarche de soins palliatifs alors que ce n’est pas leur “truc”. Je ne montre pas du doigt un établissement qui annonce clairement que les résidents en fin de vie seront envoyés systématiquement à l’hôpital. Il se trouve qu’ici, à travers nos valeurs humaines, et surtout grâce à une excellente collaboration avec les médecins traitants, nous sommes en mesure d’assurer les soins palliatifs dans 98 % des cas. » Les seules exceptions concernent des personnes âgées dont l’état de santé nécessite des soins techniques lourds ou une présence médicale 24 heures sur 24. Dans ces cas là, néanmoins, l’EHPAD peut aussi faire appel à l’équipe mobile de soins palliatifs ou à l’hospitalisation à domicile du Hainaut.

Dans la salle à manger, où le personnel partage le repas avec les personnes âgées, Alain Carpentier passe saluer « ter tous » (3). Le chien d’un couple de résidents lui fait la fête. En déambulant dans l’établissement, le directeur général s’arrête devant une chambre vide, où vécut Monsieur C., un ancien artisan menuisier atteint de la maladie d’Alzheimer. « A son entrée dans la maison de retraite, il criait sans arrêt en se tapant sur la tête. Nous ne nous l’expliquions pas. En se renseignant sur son histoire de vie, les aides-soignantes et les aides médico-psychologiques ont appris qu’il portait toujours un béret quand il travaillait. Elles lui ont trouvé un couvre-chef et il a immédiatement arrêté de se frapper. Il est mort dans son lit, sans souffrance, son béret sur la tête, un disque de Tino Rossi en fond musical. Ce type de prise en charge ne peut naître que de la connaissance que l’on acquiert de la personne pendant les quelques mois ou années qu’elle passe avec nous… »

Pas d’obstination dans les soins

Dans l’infirmerie, Nadège Fardoux prépare les piluliers. Elle aussi se souvient d’un résident pour lequel tout a été mis en œuvre en vue de lui assurer une fin de vie de qualité. « C’était un monsieur souffrant d’une démence mixte et amputé d’une jambe, auquel son chirurgien conseillait de couper la seconde jambe car son artère était bouchée. Son fils partageait cet avis. La directrice de l’EHPAD, le médecin coordonnateur et le médecin traitant l’ont reçu afin de lui expliquer que l’amputation n’allait aucunement permettre de rallonger la vie de son père, et que son confort allait en être diminué. C’était, selon eux, de l’obstination déraisonnable. Ils ont obtenu que le résident reste ici sans être amputé. Nous avons arrêté tout traitement médical pour nous concentrer sur les soins antalgiques et le nursing. Il s’est endormi un matin, après avoir pris son petit déjeuner, calmement. »

D’autres familles ont davantage de mal à accepter l’inéluctable et se raccrochent à la science avec des espoirs vains. Sylvie Locoge, maîtresse de maison et auxiliaire de vie gérontologique, se souvient avec tristesse de cette dame qui était atteinte de la maladie d’Alzheimer au stade avancé où elle ne savait plus déglutir. « Elle a été hospitalisée puis est partie en soins de suite et de réadaptation, où les médecins l’ont mise sous perfusion et équipée d’une sonde naso-gastrique. Nous pouvions la reprendre dans l’EHPAD, mais sans sonde. Nous voulions tenter de la réalimenter normalement, en modifiant les textures des aliments et en posant une perfusion sous-cutanée. Sa famille n’a pas accepté et la dame a fini ses jours dans une unité de soins longue durée. Il y avait beaucoup moins de personnel qu’ici, elle n’était jamais verticalisée. Elle a beaucoup perdu en qualité de vie. Je pense que la famille a regretté… »

Les proches pris en charge

Dominique Ducornez a lui-même été à deux reprises dans la position de proche de résidents, puisque sa mère et sa belle-sœur sont mortes au sein del’EHPAD. « Je veux bien avoir la maladie d’Alzheimer si l’on s’occupe aussi bien de moi que l’on s’est occupé de ma mère », affirme le médecin. Outre ces décès qu’il a accompagnés au plus près, celui d’une autre résidente l’a particulièrement marqué. « Nous voyions Madame V. décliner de jour en jour. Nous ne lui faisions plus que des soins de confort contre la douleur et les escarres. Il ne semblait pas nécessaire de l’hospitaliser. Mais le coût de l’établissement était trop élevé pour la famille, qui préférait qu’elle parte ailleurs. Notre équipe s’y est fermement opposée. Les soignantes ont signalé que le changement allait la tuer, qu’elle perdrait ses repères, que ce serait une catastrophe. Nous avons consulté la présidente de l’association (elle-même résidente dans l’un des EHPAD de l’ADGV) afin de trouver une solution. Il a finalement été décidé, à titre exceptionnel, de baisser le prix de journée. C’est l’association qui en a été de sa poche, mais elle s’en remettra. Bizarrement, la résidente, qui ignorait tout de ces transactions, a commencé à aller mieux dès que cela a été réglé… »

Tout au long de la prise en charge, le personnel veille à ce que la chambre reste entretenue, fleurie et que la personne âgée, même léthargique, soit propre et coiffée, toujours dans l’optique de respecter sa dignité et de préserver son bien-être jusqu’à la mort. Ces accompagnements sont jugés « exemplaires » par les familles qui ont accepté de témoigner. Nadine Buisset et Monique Gradt, bénévoles de l’association des résidents et amis de l’ADGV Roeulx, sont toutes deux filles de résidentes aujourd’hui disparues. Elles ont choisi de continuer leur activité de bénévolat pour aider les autres familles confrontées aux mêmes pertes. Tous les jeudis, elles organisent des animations et proposent aux dames des mises en plis, prétextes à partager un moment privilégié. « Quand j’ai inscrit ma mère (décédée en 2005) dans cet EHPAD, je savais qu’il proposait un accompagnement de fin de vie spécifique. Et j’en ai été très satisfaite. Le personnel a soutenu ma mère jusqu’au bout, par la parole, par les gestes. Elle n’est pas partie seule », se souvient Monique Gradt. « Ce qui a été formidable, c’est la prise en charge de la famille, renchérit Nadine Buisset, dont la mère est morte en décembre dernier. J’étais dans la peine, la souffrance, et le soutien des soignantes m’a été d’un grand secours. Surtout, les derniers temps, elles m’ont permis de passer des journées complètes et même des nuits auprès de ma mère. Je dormais sur un fauteuil confortable, je prenais mes repas dans la résidence. Le personnel de nuit, du matin et de l’après-midi passait me voir, plein de sollicitude. J’ai aussi pu m’entretenir avec la psychologue. Après le décès, la maîtresse de maison me téléphonait pour savoir comment je me sentais. »

Par tradition régionale, la plupart des résidents qui meurent dans l’établissement sont mis en bière dans leur chambre, la cérémonie se fait sur place ainsi que la réunion familiale qui suit. Une délégation de professionnels de la Fondation se rend systématiquement aux enterrements, tant pour rendre hommage au défunt que pour manifester son soutien à ses proches, le principe étant qu’il ne faut pas oublier ceux qui restent. « Le meilleur moyen pour qu’un deuil se fasse bien est que la fin de vie de l’être cher se soit bien passée », souligne Alain Carpentier. Aussi, hors de question pour la maison de retraite de presser les familles pour qu’elles libèrent un lit, même si des considérations économiques entrent en jeu. « Bien qu’il y ait des personnes sur liste d’attente, nous ne demandons jamais de débarrasser les lieux à peine le corps refroidi ! Par exemple, une famille, dont le parent est décédé début novembre, a pu garder le studio jusqu’en fin de mois en payant le loyer », assure le directeur général.

Mais la culture locale n’explique pas tout. « La solidarité et l’authenticité ne sont pas l’apanage du Nord, recadre Alain Carpentier. Les valeurs humaines exprimées dans chaque prise en charge viennent de la rencontre de volontés, et ne peuvent pas forcément être calquées dans n’importe quel lieu de vie. C’est pourquoi je reste songeur face aux “manuels de bonnes pratiques” quand il s’agit de relations d’homme à homme… » Autre atout de la maison de retraite Denis-Lemette : le faible nombre de résidents accueillis. « Il est évident que l’on ne peut pas développer les mêmes valeurs lorsqu’on travaille dans une grande structure, reconnaît le directeur général qui, par le passé, a géré un EHPAD de 110 lits. En petite unité, les relations aidants/aidés sont beaucoup plus spontanées et riches. Avec 24 salariés en équivalent temps plein et l’intervention ponctuelle d’une psychologue et d’une ergothérapeute, notre ratio est quasiment de 1 pour 1. Chaque professionnel connaît très bien chaque résident. »

« Madame L. ? » « Elle s’est levée à 7 heures. » « Madame C. ? » « Ça va mieux, j’ai vu sa plaie et je lui ai mis de l’éosine. » « Madame P. ? » « Elle n’a pas été à la selle »… Dans l’infirmerie, les auxiliaires de vie gérontologiques, les aides médico-psychologiques, les aides-soignantes et l’infirmière coordinatrice se retrouvent à la mi-journée pour les transmissions. L’occasion de reparler des résidents qui sont partis. « Pour la dame qui est morte à la Saint-Sylvestre, on s’est occupé de tout, et c’est seulement quand tout a été terminé qu’on a subi le coup de massue », se souvient Sylvie Locoge. « Nous n’imaginions pas qu’elle partirait comme ça, à cette période là. Elle semblait aller mieux, renchérit Katia Zedek, aide-soignante, encore ébranlée. C’est difficile car nous partageons l’intimité de ces personnes pendant des années et, le jour où cela s’arrête, c’est comme si nous perdions quelqu’un de notre famille. Notre doyenne a vécu 2 395 jours dans l’établissement avant de mourir, cela signifie 2 395 accompagnements à la toilette, à l’habillage… Les formations ont beau nous apprendre à “mettre des barrières”, cela nous renvoie inévitablement à nos propres pertes. Retourner au travail et accompagner ceux qui restent est alors le meilleur des remèdes. »

Une équipe parfois sous le choc

« A la fin de l’année, je me suis rendu compte que le plus dur pour les soignantes n’était pas de perdre une personne mais de perdre une succession de personnes, analyse Alain Carpentier. Si un résident qu’elles aimaient beaucoup disparaît mais qu’elles ont pu l’accompagner jusqu’au bout, le chemin du deuil est déjà bien engagé. Tandis que si, coup sur coup, elles sont confrontées à trois, quatre ou cinq décès, elles n’ont pas le temps de se consacrer pleinement à chacun et un sentiment d’impuissance s’installe. Comme le boxeur qui se prend trop de coups de suite, après le décès du Nouvel An, elles ont été mises KO. » Pour aider les professionnelles qui en ressentent le besoin, la psychologue organise des groupes d’échanges ou provoque des rencontres individualisées avec celles qui redressent la tête moins vite que les autres.

Si les soignantes qui y sont régulièrement confrontées ne parlent pas de la mort avec aisance, aborder ce sujet délicat avec les résidents est quasiment impossible. Lorsqu’une personne meurt, les autres personnes âgées peuvent éventuellement venir se recueillir sur le corps dans son studio, « mais la plupart d’entre elles sont dans un tel état de dépendance qu’elles ne se rendent pas vraiment compte quand leur voisin disparaît », déclare Marie-Paule Duvergé, directrice de l’établissement, précisant que 84 % des personnes accueillies sont désorientées. Après la cérémonie, quand le cercueil passe dans le couloir, toutes les personnes en service forment une haie d’honneur dans le hall d’entrée. « Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela ne semble pas angoisser les résidents. Je craignais qu’ils soient traumatisés, en se disant : “A qui le tour ?” Mais non, ils n’ont pas peur de la mort. Ils vivent avec », conclut Alain Carpentier.

Notes

(1) Fondation Denis-Lemette : 1, rue Elsa-Triolet – 59172 Roeulx – Tél. 0327221060.

(2) Voir ASH n° 2442 du 10-02-06, p. 11.

(3) « Tout le monde », en patois ch’ti.

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