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« On ne peut réduire les chiffres du chômage à un unique indicateur »

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Début mars, le gouvernement se félicitait d’une légère baisse des chiffres du chômage. Mais se focaliser sur un unique indicateur permet-il de prendre la mesure réelle du problème de l’emploi en France ? Certainement pas, répond Ludovic Bourlès, statisticien et syndicaliste à l’INSEE. Membre du collectif des Autres chiffres du chômage (1), il souhaite que l’on prenne en compte également le sous-emploi, la précarité, les bas salaires, les mauvaises conditions de travail…

Le collectif des Autres chiffres du chômage, qui était en veille depuis 2007, a décidé de se mobiliser de nouveau. Pour quelles raisons ?

Nous contestons avant tout le fait que les pouvoirs publics réduisent les chiffres du chômage à un unique indicateur en se focalisant sur des catégories restreintes de la population au chômage. Par exemple, si l’on regroupe les trois premières catégories A, B et C en usage à Pôle emploi, on atteint un total de 4,25 millions de demandeurs d’emploi. Avec le taux de chômage calculé trimestriellement par l’INSEE, on compte 2,6 millions de personnes sans emploi en France métropolitaine (2). Les différences sont énormes. Mais surtout, c’est oublier qu’une frange très importante de la population se trouve entre l’emploi classique et le chômage en tant que tel. Il y a trente ou quarante ans, il n’existait pas grand-chose entre l’emploi à durée indéterminée, à temps plein et dont la rémunération permettait de vivre assez correctement, et le chômage. A présent, avec les mutations du marché du travail, on assiste à la montée des précarités, à l’augmentation des temps partiels et des bas salaires, à la dégradation des conditions de travail. Il est important que les indicateurs officiels rendent compte aussi de ces situations, que l’on peut réunir dans la vaste catégorie de l’emploi « inadéquat ». Il s’agit d’un concept du Bureau international du travail (BIT) qui regroupe, notamment, les personnes en situation de sous-emploi souhaitant travailler davantage et celles qui se trouvent dans ce que l’on appelle le « halo » du chômage. Autrement dit, les gens qui auraient besoin de travailler mais ont renoncé à chercher et ne sont inscrits nulle part.

En incluant toutes ces catégories, peut-on dire quels sont aujourd’hui les chiffres du chômage ?

Le taux de chômage officiel calculé par l’INSEE est quasiment stable, avec 9,2 % de chômeurs au sens du BIT en France métropolitaine. Et sur le dernier trimestre 2010, la très légère baisse enregistrée sur le chômage est compensée par une légère hausse du sous-emploi. Mais si l’on regarde sur une période de deux ou trois ans, tous les indicateurs montent, que ce soit ceux du chômage, du sous-emploi ou du halo du chômage. Entre les derniers trimestres 2008 et 2010, on est ainsi passé, selon l’INSEE, d’un total de 4,47 à 5,10 millions de personnes sans emploi ou ayant un volume d’emploi insuffisant. Selon les chiffres de la DARES, qui reflètent l’activité de Pôle emploi, on passe de 4,10 à 5,14 millions de demandeurs d’emploi, toutes catégories confondues. Si l’on ajoute les personnes percevant des bas salaires et celles qui travaillent dans de mauvaises conditions, qui peuvent donc aspirer à un meilleur emploi, le chiffre total grimpe de plusieursmillions. On voit ainsi qu’il existe depuis plusieurs années une dégradation continuelle de la qualité de l’emploi. Alors que le taux du chômage avait baissé de 2006 au début de 2008, durant la même période, la précarité et les bas salaires augmentaient.

Quelles sont les principales sources d’information sur l’évolution du chômage en France ?

Il y a d’abord le chiffre des demandeurs d’emploi diffusé par la DARES, le service des études du ministère du Travail. Il s’agit uniquement des personnes inscrites auprès des services de Pôle emploi, ce qui n’est pas le cas de tous les chômeurs. En effet, plus de 20 % d’entre eux, au sens du BIT, ne sont pas inscrits à Pôle emploi. Les jeunes, par exemple, très rarement indemnisés, ont tendance à ne pas s’y inscrire. Le taux de chômage est issu, lui, de l’enquête Emploi de l’INSEE reposant sur un recueil d’informations réalisé par des enquêteurs auprès d’un échantillon représentatif de ménages. Depuis 2007, cette enquête est faite trimestriellement – sauf dans les DOM, où elle est restée annuelle. Cette source est plus stable dans le temps et sans doute plus complète que les chiffres de la DARES reprenant les données de Pôle emploi.

Le collectif ACDC avait dénoncé en 2007 des manipulations de la statistique mensuelle du chômage. Quelles étaient alors vos critiques ?

La direction de l’ANPE, devenue Pôle emploi à la suite de sa fusion avec les Assedic au début 2009, faisait passer les demandeurs d’emploi d’une catégorie à une autre afin de faire baisser le nombre des demandeurs d’emploi de la catégorie A, celle principalement prise en compte dans les communiqués sur les chiffres du chômage. A cela s’ajoutaient d’autres manipulations administratives. Les chiffres sur les demandeurs d’emploi publiés chaque mois par la DARES ne sont en effet rien d’autre que la photographie de l’activité des services de Pôle emploi. Et selon que l’on oriente cette activité d’une façon ou d’une autre grâce à des instructions données aux agents, cela a des conséquences sur le résultat final. Nous avions également dénoncé à l’époque le non-rebasage de l’enquête Emploi de l’INSEE. Etant alors annuelle, celle-ci devait être réactualisée chaque mois avec le chiffre des demandeurs d’emploi de l’ANPE. Comme il pouvait y avoir une dérive, chaque année, lors de la publication de l’enquête Emploi, un rebasage était effectué pour la recaler sur le chiffre réel. Sauf que cette année-là, la correction étant plus importante qu’habituellement à la suite de manipulations de l’ANPE, la direction de l’INSEE avait décidé purement et simplement de ne pas procéder à ce rebasage. Ce qui était de sa part une faute inexcusable.

Le Conseil national de l’information statistique avait alors fait des recommandations. Avez-vous constaté depuis des améliorations dans le traitement des chiffres du chômage ?

C’est indéniable. L’INSEE publie désormais trimestriellement son enquête et n’utilise donc plus les chiffres de la DARES qui, on l’a vu, sont manipulables et reflètent avant tout les comportements d’inscriptions des demandeurs d’emploi. On dispose désormais d’une véritable comparabilité du taux de chômage d’un trimestre sur l’autre. Un autre progrès vient de ce que la DARES a modifié la présentation des inscrits à Pôle emploi en cinq catégories au lieu de huit auparavant. Néanmoins, plusieurs problèmes demeurent. Tout d’abord, l’INSEE a modifié en 2007 son interprétation de la définition du chômage au sens du BIT. Celle-ci précise que pour être considéré comme chômeur, il faut être sans emploi, être disponible immédiatement et être engagé dans une recherche active d’emploi. Or, jusqu’en 2007, l’INSEE supposait qu’une personne inscrite à l’ANPE faisait nécessairement des recherches actives d’emploi. Ce qui, vu la pression exercée sur les demandeurs d’emploi, était justifié. Puis elle a décidé que cela ne suffisait plus et a exclu de ses chiffres les chômeurs inscrits à Pôle emploi ne justifiant pas d’autres formes de recherche d’un travail. Le taux du chômage a alors baissé d’un point, soit environ 280 000 personnes gommées de la statistique. Avec ce genre de procédé, demain, on pourrait dire de la même façon : « Vous n’avez envoyé que quatre CV ce mois-ci, cela n’est pas suffisant pour être considéré comme chômeur. » En outre, ce changement de méthode ne peut qu’introduire de la confusion dans le débat public.

S’agit-il d’une volonté délibérée des pouvoirs publics de masquer la réalité ou est-ce seulement le fruit d’un outillage statistique mal adapté ?

Sans doute un peu des deux. On observe évidemment une volonté des gouvernements successifs de minorer les problèmes. Chacun souhaite présenter le moins mauvais bilan possible, même si les choses se dégradent d’année en année. Mais ce qui est nouveau et qui nous inquiète est que l’appareillage statistique a été directement critiqué par le président de la République. La qualité des travaux de l’INSEE a été mise en cause. Ce qui est, selon nous, à mettre en lien avec la réorganisation de l’INSEE voulue par le gouvernement. Un nouveau pôle statistique va être créé à Metz, imposant une délocalisation de nombreux services. Cela va mobiliser énormément de moyens et fragiliser l’outil statistique public. La statistique sociale et locale, en particulier, va faire les frais de cette réorganisation. Beaucoup d’agents de l’INSEE ne suivront pas le mouvement et une expertise précieuse sur l’emploi et le chômage dans les régions sera perdue. Il y a là un danger important pour la qualité des chiffres.

REPÈRES

Ludovic Bourlès est attaché statisticien à l’INSEE. Il est actuellement secrétaire général de la CGT de l’INSEE, dont il est l’un des représentants au sein du collectif des Autres chiffres du chômage (ACDC).

Notes

(1) Créé en 2006 à l’initiative du Réseau d’alerte sur les inégalités, le collectif des Autres chiffres du chômage (ACDC) regroupe des associations (Agir ensemble contre le chômage, Mouvement national des chômeurs et des précaires…), des syndicats (CGT-INSEE, Syndicat national unifié de Pôle emploi, SUD-Pôle emploi) et des chercheurs.

(2) Voir ce numéro, p. 12 – Le chiffre est de 2,78 millions pour la France entière, DOM inclus.

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