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La prise en compte de la vie affective et sexuelle des résidents dans l’accompagnement qui leur est proposé est l’un des axes forts du projet de l’équipe du foyer pour adultes handicapés Barbanègre, à Paris. Une volonté qui bouscule les pratiques éducatives, avec la nécessité de trouver un juste milieu entre respect du droit à la vie privée et protection de personnes vulnérables.

RosineN. (1), jolie métisse au visage souriant, et Habib P., jeune garçon réservé à l’allure un peu gauche, s’approchent de concert des éducateurs. Les résidents du foyer Barbanègre (2), un établissement parisien qui accueille 54 adultes handicapés mentaux, viennent de terminer leur déjeuner et ont déjà débarrassé les tables. Les deux jeunes, âgés respectivement de 25 et de 29 ans, ont besoin d’un conseil : « C’est la Saint-Valentin lundi, explique Rosine. Habib va m’emmener au restaurant, mais moi je voudrais qu’il me fasse un cadeau. » S’ensuit une discussion sur ce que représente déjà symboliquement et financièrement pour Habib P. l’invitation à dîner, le type de restaurant où il pourra l’emmener, la nécessité de réserver. Pendant ce temps, un peu plus loin, Christian T. et Louise B. évoquent leur emménagement dans une des chambres pour couple que l’établissement vient de mettre en service. Il leur faut acheter du mobilier, choisir la peinture pour les murs, etc.

Le foyer Barbanègre est, en France, l’un des rares établissements d’hébergement pour personnes handicapées mentales qui inclut, dans le suivi qu’il propose à ses résidents, un accompagnement à la vie intime. Il s’est organisé pour permettre à ceux qui en éprouvent le besoin de vivre une sexualité, mais surtout d’avoir accès à une vie affective. « Cela fait partie de la prise en charge globale, résume simplement Adra Amrouni, la responsable de la résidence. Et c’est aussi important que le travail autour de l’équilibre nutritionnel, les relations avec la famille, l’apprentissage de la gestion d’un budget. » Certes, depuis qu’elle a pris la direction de l’établissement il y a une douzaine d’années, le service a beaucoup évolué. « C’est bien simple, à l’époque, tout était interdit, résume-t-elle. Les résidents ne pouvaient pas sortir seuls, ils ne pouvaient pas faire leurs propres courses. Je pense que s’ils avaient voulu pique-niquer dans la cour, on le leur aurait refusé. Alors quant à se tenir la main… » Des membres de l’équipe éducative présents avant ce changement acquiescent : « L’ancienne direction n’évoquait tout simplement jamais ce sujet », raconte Olivier Pétremont, aide médico-psychologique (AMP) à Barbanègre depuis quinze ans. « Officiellement, il n’y avait pas de relations physiques entre les résidents, explique Raynald Burgos, AMP depuis dix-huit ans au foyer. Chacun dans l’équipe devait s’arranger avec cela, probablement en faisant semblant de ne pas voir ce qui arrivait de toutes façons. » Avec, pour les résidents, les risques de frustration que cela comporte, l’invention de stratagèmes pour dissimuler des attouchements, voire la mise en danger de certains à l’extérieur de l’établissement.

Au-delà des craintes

« Quand Adra Amrouni est arrivée, poursuit Raynald Burgos, d’emblée, elle a voulu que la vie affective et sexuelle soit prise en compte dans l’accompagnement, comme elle l’avait déjà fait dans d’autres établissements. » L’idée s’inscrit avant tout dans un travail de refondation globale du projet du foyer. « Il m’a fallu rédiger le projet d’établissement, mettre en place moi-même les outils pour le travail sur les projets individuels, se souvient la directrice. A l’époque, l’équipe n’était pas suffisamment formée, il n’y avait aucun éducateur spécialisé et un turn-over stupéfiant. Sur une équipe de 12 professionnels [3], 127 éducateurs s’étaient succédé en une quinzaine d’années. » Parmi ces outils, le premier livret d’accueil évoque déjà les besoins des personnes accueillies en termes de vie affective et de désirs. Dans la foulée, en 1998, une formation d’ensemble sur l’accompagnement et le projet individuel est mise en place pour toute l’équipe. « Dans ce cadre, beaucoup de thèmes ont été abordés et la problématique de la vie privée et de la vie intime est arrivée tout naturellement dans la réflexion », indique Adra Amrouni.

L’équipe a évidemment rencontré quelques difficultés pour intégrer l’aspect affectif dans l’accompagnement proposé. La peur de l’inconnu, tout d’abord. « Quand vous êtes dans une structure, comme c’était le cas ici, où tout est cadré, sur un mode quasi militaire, et qu’on ne vous demande que d’exécuter, il est difficile, d’un seul coup, de se mettre à réfléchir sur quelque chose que, par ailleurs, l’ensemble de la société n’accepte pas : la vie intime des personnes handicapées », résume la directrice. Et d’autres hésitations viennent perturber l’équipe éducative. « On se met à la place des parents, évoque Olivier Pétremont. On s’inquiète de savoir si en parler ne va pas inciter au passage à l’acte, à des débordements… » Forte de ses expériences précédentes, Adra Amrouni cherche à rassurer l’équipe : « La sexualité est l’un des paramètres de l’autonomie et de la connaissance de soi. Cela aide à vivre et évite des frustrations, mais c’est un point parmi tant d’autres. Nous apprenons aux usagers à faire la vaisselle, à traverser la rue, eh bien il faut aussi leur apprendre à connaître leur corps, à le protéger. De toutes façons, nos résidents ont une sexualité ou, au moins, une vie affective. Mieux vaut le reconnaître et les aider à la vivre le mieux possible. »

Détecter les demandes

Et le changement doit résulter d’une nouvelle attitude de la part de l’équipe. La directrice montre l’exemple en restant toujours disponible, porte du bureau ouverte ou circulant dans les étages. « Il s’agit vraiment d’adopter une approche différente, d’être surtout à l’écoute et toujours disponible pour les résidents. » Très vite, ceux-ci notent le changement d’ambiance et une demande émerge. « Un jour, peu de temps après mon arrivée, une jeune fille est venue me demander si elle pouvait s’asseoir à côté de son copain, se souvient Adra Amrouni. J’ai été un peu interloquée, je lui ai répondu oui. Alors elle a insisté, elle a dit : “Mais à côté à côté, je peux ?” Je lui ai répondu que bien sûr, qu’elle était une femme avec le droit d’exprimer ses sentiments. »

Car le but n’est pas d’inciter, mais de détecter un besoin, une demande. « Dans cette équipe, les temps d’écoute sont très importants, souligne Albane Seux, éducatrice spécialisée qui a intégré le foyer Barbanègre il y a un an. Par exemple, récemment, Magalie R. et Stéphane V. ont demandé à dormir dans la même chambre pendant que des travaux devaient être réalisés dans leurs chambres individuelles. On a discuté d’abord avec chacun d’eux, afin d’être sûr qu’ils étaient bien dans la même demande. » Des échanges qui peuvent durer parfois trente minutes ou une heure. « On les a revus ensemble, on en a parlé à la direction qui a également une relation directe avec eux, poursuit l’éducatrice spécialisée. Et puis, enfin, on en a parlé aux parents, afin de voir ce qu’ils en pensaient, avant de leur faire effectivement passer cette semaine dans la même chambre, ce qui a été comme une petite expérience de vie à deux. »

L’équipe a donc mis en place un accompagnement à la carte, en fonction de ce qu’elle connaissait de chaque résident. « Nous tâtonnons toujours un peu, reconnaît Raynald Burgos. Mais en la matière il n’existe pas de grille d’évaluation toute prête. Le relationnel, ce n’est pas mesurable. Tout part du projet individuel. Ensuite, nous sommes dans une observation constante de l’évolution des relations que nouent les résidents. »

Bien sûr, d’après Adra Amrouni, il s’agit d’offrir « le droit et la reconnaissance d’une vie sexuelle », mais pas « de faire n’importe quoi ». Ainsi, lorsqu’un des résidents noue une histoire amoureuse à l’extérieur du foyer, l’équipe va chercher à rencontrer le nouveau partenaire. « Nous avons un mandat social et sommes tenus à la sécurité de nos résidents, affirme la directrice, nous devons donc nous assurer que cette relation est saine. Il est déjà arrivé que des résidents commencent une relation avec un partenaire qui ne se rendait pas compte de leur déficience ou bien qui cherchait à en abuser. » L’équipe doit donc vérifier que le petit copain ou la petite copine est informé, le rencontrer, s’assurer de sa « moralité », éventuellement s’enquérir du stade de la relation. « On a aussi besoin de savoir où la personne habite, car notre résident est susceptible de passer du temps chez elle. » Difficile, en revanche, d’inviter une personne extérieure à passer la nuit au foyer. Pour ceux qui en ont les moyens, il reste donc… l’hôtel. « Mais cela doit être organisé avec le tuteur lorsqu’il y en a un, car il y a une dépense d’argent, note Adra Amrouni. Et nous devons savoir quand cela se passe, dans quel hôtel. Ce n’est pas l’idéal côté respect de la vie privée. Mais si nous autorisons la sortie, nous sommes toujours responsables d’eux, c’est la loi. Et c’est mieux que de les laisser sans autre solution que de faire l’amour dans un lieu public. »

Informer les résidents

La relation charnelle, pourtant, n’est pas la demande majeure qui émane. « Pour certains, il suffit parfois de se voir reconnu dans le regard des autres comme un couple », note Adra Amrouni. De marcher main dans la main, voire de passer une semaine de vacances ensemble. Ou encore de faire des câlins, comme l’exprime RosineN. « Mais on ne sait pas toujours exactement où ils en sont, et d’ailleurs j’estime que ça ne me regarde pas s’ils ont des rapports sexuels ou pas », remarque Albane Seux. L’essentiel, si des résidents souhaitent passer à l’acte, étant qu’ils aient acquis une bonne connaissance de leur corps, de la contraception, des risques d’infections sexuellement transmissibles… Pour ce faire, outre l’accompagnement que dispense l’équipe éducative, le foyer peut recourir à des animatrices du Planning familial de l’arrondissement. En 2009, deux d’entre elles, également psychologues, ont réalisé trois séances d’information de groupe dans l’établissement. « Ils avaient déjà de bonnes connaissances globales, note Catherine El Mghazali, du Planning familial. Mais cela nous a permis de leur proposer des rendez-vous individuels s’ils souhaitaient aller plus loin. »

A diverses reprises, l’équipe a également bénéficié d’une supervision psychologique. « Notamment lorsque nous avons élaboré nos référentiels qualité globaux entre 2006 et 2009 », souligne Adra Amrouni. Mais en raison de restrictions de financement, cet accompagnement n’est plus possible pour l’équipe. « C’est dommage, car nous sommes toujours demandeurs », remarque Olivier Pétremont. L’équipe peut parfois se trouver confrontée à des circonstances délicates. Parmi les résidents, plusieurs ont eu à subir des abus sexuels avant leur entrée dans le foyer. Et il n’est pas toujours facile de trouver la bonne attitude. « Dans l’ensemble, quand on ne sait pas comment faire avec une situation, on peut toujours alerter le deuxième référent », poursuit Olivier Pétremont. Chaque résident est en effet suivi par deux référents éducatifs. « Cela permet d’éviter la fusion ou l’autoritarisme et rend possible la nuance », précise Adra Amrouni. Et, surtout, toutes les informations, tous les vécus sont régulièrement partagés dans l’équipe. « Nous discutons de tout, nous prenons les décisions ensemble, nous partageons énormément », insiste la directrice.

Si nécessaire, l’équipe a aussi l’opportunité de recourir à des professionnels extérieurs. Car les éducateurs peuvent compter sur l’appui ou le relais d’autres spécialistes : le psychiatre ou le psychologue de l’association sont sollicités quand l’équipe s’interroge sur une conduite à tenir. « Ainsi, lorsque nous avons créé un groupe piscine incluant des résidentes qui avaient subi des abus sexuels, j’hésitais à accompagner cette activité, explique Olivier Pétremont. Nous en avons parlé avec le psychiatre, qui a finalement suggéré de faire l’essai, et cela s’est bien passé. » Par ailleurs, les résidents bénéficient d’un suivi médico-psychologique et les femmes sous contraception consultent un gynécologue. « Nous avons même noué des liens avec un centre qui gère spécifiquement le traumatisme sexuel lié à l’inceste », précise Raynald Burgos.

Le travail sur le projet individuel se prolonge également avec la famille. « Rien n’est possible si les parents ne sont pas associés », assure Adra Amrouni. Il ne s’agit pas de les convaincre, mais plutôt d’obtenir leur adhésion. Olivier Pétremont assure que la plupart des familles sont favorables à ce que leurs enfants nouent des liens affectifs qui les aident à s’épanouir. « On a quand même toujours l’appréhension de les voir aller vers des changements, vers une autonomie, précise le père d’une des résidentes. Mais il faut bien qu’ils vivent leur propre vie. » « En outre, explique José Péan, directeur adjoint du foyer, nous n’avons pas à les “convaincre”, car ils ne peuvent pas s’opposer à ce que leur fils ou leur fille jouisse des droits que lui reconnaît la loi [4]. En revanche, nous travaillons ensemble au cours des réunions de synthèse pour les amener à constater que leur enfant a grandi, leur montrer un aspect de lui qu’ils ne connaissent pas, les aider à voir qu’ils ont en face d’eux un adulte avec des besoins d’adulte. » En effet, beaucoup de ceux qui s’installent à Barbanègre vivaient en famille auparavant, un espace où il n’y avait pas de place pour une sexualité, vécue ou même simplement évoquée.

Une charte au sein de l’association

En 2006, le travail entamé à Barbanègre a débouché sur la constitution d’une commission éthique au sein de l’association Entraide universitaire, dont dépend le foyer, puis sur la rédaction d’une charte intitulée « Droit à une vie affective, droit à la sexualité, droit à la procréation », en 2007. « C’est le résultat d’une lente évolution au sein de l’association, qui n’a pas été sans mal, reconnaît José Péan. Aborder cette question dans le secteur social a souvent amené le rire, le mépris, l’ironie. Mais finalement, en 2008, nous avons organisé un colloque sur cette thématique [5], avec une liberté de ton qui nous a même dépassés. » Forte de ce texte et de son expérience, l’équipe a ensuite conçu son projet de création de chambres de couple – il en existe une sur chacun des cinq étages que compte le foyer – qui prend réellement forme depuis un an. « L’idée, c’est de voir, toujours en fonction de leur demande, s’ils sont capables de vivre ensemble », résume Adra Amrouni. Pour l’instant, l’expérience n’a été tentée qu’avec Sylvain C. et Sophie L., et ne semble pas vraiment concluante. « On se chamaille beaucoup », reconnaît Sophie. Au point même d’en venir aux mains… « Oui, tu es un peu jalouse aussi, hein. Un peu beaucoup même », glisse Sylvain avec un petit sourire en coin. Pour le coup, l’expérience a donc été interrompue. Sophie a regagné une chambre individuelle, tandis que Sylvain reste dans la grande chambre du cinquième étage. « Mais voilà, c’est ainsi, il faut apprendre à faire des concessions, à accepter l’autre, résume José Péan. Et de toute façon, même s’ils ne dorment pas dans la même chambre, ils continuent de passer le plus clair de leur temps ensemble. Je pense qu’ils sont vraiment amoureux. Cette distance va les faire grandir et ils travaillent chacun dans leur projet individuel sur ce qui n’a pas fonctionné… »

Certains résidents, comme Rosine N., parlent même d’avoir des enfants. « Mais ils ne sont pas nombreux, et c’est souvent une réaction à une naissance qui a pu avoir lieu dans leur famille, un neveu ou une nièce, note José Péan. Peu se projettent réellement avec un bébé. » Un tel projet ne serait pas réalisable dans l’établissement tel qu’il existe, et n’a pas émergé jusqu’à présent. Toutefois, la charte rédigée en 2007 considère comme inaliénable le droit naturel à une vie affective, à une vie sexuelle et à la procréation. Et l’accompagnement global étant conçu pour amener ceux qui le peuvent à vivre de manière autonome en milieu ordinaire, cette possibilité doit pouvoir être envisagée. « Même si cela angoisse beaucoup de parents », remarque Olivier Pétremont. Et en premier lieu, la maman de Rosine, qui craint que sa fille ne soit pas en mesure d’élever un enfant : « Mais nous en discutons ensemble et, de toute façon, je sais qu’elle n’arrêtera pas sa contraception sans m’en parler ou en parler à ses éducateurs. »

Notes

(1) A la demande des familles, l’anonymat des bénéficiaires a été respecté.

(2) Foyer Barbanègre : 3, rue Barbanègre – 75019 Paris – Tél. 01 40 37 31 50.

(3) L’équipe réunit quatre AMP, deux éducateurs spécialisés, deux conseillères en économie sociale et familiale, deux moniteurs-éducateurs, un animateur socioculturel et un aide-soignant.

(4) La loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale garantit l’exercice des droits et libertés individuels, parmi lesquels le respect de la vie privée et de l’intimité, ainsi qu’un suivi individualisé favorisant le développement, l’autonomie et l’insertion, adapté à l’âge et aux besoins de la personne prise en charge par un établissement social ou médico-social.

(5) « Handicap, sexualité et institution, fantasme ou réalité ? », colloque tenu fin 2008 au sein de la commission éthique de l’association Entraide universitaire.

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