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« Les victimes d’exploitation ou de traite doivent être reconnues comme telles »

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La traite et l’exploitation des êtres humains sont unanimement condamnées par les instances internationales. Pourtant, leur reconnaissance dans le droit français reste très parcellaire. Ce qui n’est pas sans conséquence sur les difficultés que les victimes rencontrent. Les explications de la juriste Johanne Vernier, qui a réalisé une vaste étude sur le sujet pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

L’étude que vous avez menée pour la CNCDH visait à identifier les failles du droit français en matière de traite et d’exploitation des êtres humains. Quelles sont-elles ?

Il existe en droit français une infraction de traite des êtres humains – relativement récente puisqu’elle a été insérée dans le code pénal en 2003 et modifiée en 2007, à l’article 225-4-1. Le problème est qu’elle est rarement constatée et débouche encore moins souvent sur une condamnation. D’abord, parce qu’il s’agit d’un texte difficile à saisir, même pour des juristes, avec de nombreux éléments à constater. S’y ajoute le fait qu’il existe d’autres infractions couvrant des faits similaires mais plus faciles à prouver, comme l’infraction d’aide à la migration irrégulière, punies de sanctions du même ordre. Quant à l’exploitation, elle n’est pas spécifiquement incriminée en droit français, sauf en cas d’exploitation de la prostitution ou de la mendicité. Et encore, les infractions alors applicables sont si largement définies qu’elles ne couvrent pas uniquement des faits d’exploitation.

Qu’est-ce qui différencie la traite de l’exploitation ?

La traite est entendue comme le fait de faciliter l’exploitation d’une personne. En France, pour être coupable de traite, il suffit de l’avoir recrutée, transportée, transférée, hébergée ou accueillie à cette fin. Peu importe que l’auteur ait usé de contrainte à son égard ou abusé de sa vulnérabilité. Quant à l’exploitation, elle peut prendre de nombreuses formes selon l’activité imposée à la personne, de nature sexuelle ou non, et le degré de contrainte exercée. En droit international, trois degrés parmi les plus graves sont clairement identifiés. Il y a d’abord le travail forcé, qui est défini par l’Organisation internationale du travail comme le fait d’imposer à quelqu’un, par la force, la menace ou la tromperie, de fournir un travail ou un service. On trouve ensuite la servitude, qui consiste en un travail forcé accompagné d’une atteinte à d’autres libertés fondamentales de la personne. Vient enfin l’esclavage, qui consiste à exercer un droit de propriété, ou certains de ses attributs, sur une personne. Avec cette particularité que le maître n’exige pas nécessairement un travail de son esclave.

Dispose-t-on de chiffres sur la réalité de l’exploitation des êtres humains en France ?

Pas en l’absence d’une définition juridique précise. On sait cependant que, parmi les victimes d’exploitation, le nombre d’hommes et de Français est sans doute sous-estimé par rapport à celui des femmes et des étrangers. La surreprésentation de ces derniers est en effet moins le reflet de la réalité que le résultat des efforts fournis par les autorités pour identifier les victimes d’exploitation de la prostitution et lutter contre le travail irrégulier. Il est vrai, toutefois, que les étrangers sont particulièrement exposés à l’exploitation, dans la mesure où ils se trouvent dans une situation administrative précaire, ignorent leurs droits et craignent un éloignement.

Mais la notion d’exploitation n’est-elle pas trop complexe pour être opérationnelle ?

Elle couvre une réalité complexe et peut difficilement être définie en une phrase. C’est pourquoi la CNCDH a proposé quelques repères dans son avis du 18 décembre 2009. Au lieu de faire l’inventaire de toutes les formes que peut prendre l’exploitation, elle vise les comportements généraux à condamner. C’est, en premier lieu, le fait de conduire une personne à exercer une activité ou à fournir un service, ou de l’empêcher de les cesser, soit en abusant de sa situation de vulnérabilité ou de son état de dépendance, soit en recourant à la force, à la menace ou à la tromperie. La deuxième forme consiste à imposer des conditions d’activité ou d’hébergement violant manifestement les normes en vigueur et portant atteinte à l’intégrité ou à la liberté de la personne. Enfin, c’est le fait d’exercer au moins l’un des attributs du droit de propriété sur une personne, ce qui peut se manifester par sa vente, son achat, son prêt… Actuellement, aucun de ces comportements n’est spécifiquement saisi par le droit français, sauf exception. L’exploitation n’est donc réprimée qu’au travers de certains de ses symptômes : l’absence de rémunération, les actes de violence, l’aide à la migration irrégulière…

Le problème ne vient-il pas aussi de la difficulté des victimes à s’identifier comme telles ?

En effet. Il faut déjà que les victimes prennent conscience du fait qu’elles sont exploitées. Ce qui n’est pas toujours facile, compte tenu parfois de leurs références culturelles ou de leur lien, éventuellement familial, avec leur exploiteur. Certaines se sentent redevables à l’égard de celui-ci. Et quand bien même une personne s’estimerait victime d’exploitation et se manifesterait comme telle, les autorités répressives exigent des preuves très solides pour s’en convaincre, en particulier si elle est étrangère. Comme les migrants peuvent prétendre, à certaines conditions, à la délivrance d’un titre de séjour, pèse sur eux le soupçon de vouloir détourner le droit en leur faveur. Enfin, les victimes risquent d’être condamnées pour des infractions commises dans le contexte ou en conséquence de la traite ou de l’exploitation. Une personne exploitée dans le cadre de la prostitution peut ainsi être condamnée pour racolage public sans que la contrainte exercée sur elle soit prise en compte.

Vous estimez qu’une politique migratoire restrictive tend à favoriser traite et exploitation des êtres humains. Par quels mécanismes ?

En amont, une telle politique a pour conséquence de placer dans une situation précaire, donc vulnérable, de nombreux migrants. Or les victimes de traite ou d’exploitation sont pour l’essentiel ceux dont le statut est précaire. Ils se trouvent de ce fait dans un rapport de force déséquilibré avec les employeurs, qui en abusent parfois. Le fait que certains secteurs soient touchés plus que d’autres montre qu’il existe sans doute des besoins de main-d’œuvre que notre politique migratoire ne prend pas en compte. En aval, les migrants en situation irrégulière sont identifiés comme délinquants avant de l’être comme de possibles victimes. Menacés de sanctions, ils exercent difficilement leurs droits, y compris lorsqu’ils sont victimes. Nombre d’auteurs restent ainsi impunis. C’est pourquoi on ne peut faire l’économie d’une réflexion en termes de politique migratoire.

Existe-t-il une prise en charge spécifique des victimes de traite et d’exploitation ?

Aucune institution n’est officiellement chargée de cette question, mais la France compte énormément de services publics généralistes qui pourraient être compétents dans ce domaine, comme les services d’aide aux victimes et les services sociaux. Pour les mineurs, cette mission revient aux services de la protection de l’enfance. Il existe aussi quelques associations spécialisées qui ne sont malheureusement pas présentes sur tout le territoire et disposent de moyens humains, matériels et financiers très limités. Là encore, les nombreuses associations de protection des droits de l’Homme peuvent être mobilisées. Mais il faut reconnaître que, aujourd’hui, cela reste du bricolage. Les associations dépensent une énergie folle pour des résultats hélas souvent décevants.

Votre étude comporte 94 recommandations. Quelles en sont les grandes lignes ?

La principale porte sur l’absence d’une définition claire de l’exploitation. Comment combattre ce phénomène si l’on ne peut pas identifier les auteurs et les victimes ? Il convient donc de s’assurer que des infractions couvrent spécifiquement la traite et l’exploitation. Il convient en outre de garantir aux victimes qu’elles soient reconnues comme telles, qu’elles puissent accéder à la justice et soient rétablies dans leurs droits économiques et sociaux. Il ne faut plus que la protection des victimes de traite ou d’exploitation relève du parcours d’obstacles. Cela ne signifie pas que seules les victimes de traite ou d’exploitation rencontrent des difficultés. Leur situation révèle les failles du statut de victime en général en France, mais celles-ci sont d’autant plus sérieuses qu’elles échouent à être comblées face à un phénomène criminel internationalement condamné depuis des décennies. Et l’enjeu n’est pas seulement pratique mais aussi symbolique. Lorsqu’on a été victime d’exploitation, parfois pendant des années, la gravité des faits subis doit pouvoir être reconnue, notamment par la justice. Beaucoup reste à faire en France pour que ce soit le cas.

REPÈRES

Johanne Vernier est juriste, chercheuse à l’université de ParisI. Spécialiste de droit pénal et de politique criminelle, elle a réalisé pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) l’étude La traite et l’exploitation des êtres humains en France(Ed. Documentation française, 2010).

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