Recevoir la newsletter

Dynamique créatrice

Article réservé aux abonnés

A Rennes, l’équipe de Tout Atout sensibilise des jeunes en difficulté à diverses formes d’art, par le biais d’ateliers de découverte. Une action pour elle indissociable de la prise de conscience, par les travailleurs sociaux, de l’intérêt de la culture comme outil d’accompagnement éducatif.

« Chacun prend un pinceau, de la peinture acrylique et représente les ingrédients que nous utiliserons pour faire les crêpes. Allez, on se lance ! », suggère Alain Faure, coordinateur artistique de l’atelier « Passages », à ceux des jeunes assis autour de la grande table qui hésitent encore devant leur page blanche. « Pas de dessins riquiqui sur un coin de feuille. Voyez grand, utilisez tout l’espace », ajoute-t-il, l’air blagueur. Un jeune s’applique silencieusement à rendre l’ovale des œufs. Une autre esquisse une bouteille de lait plus vraie que nature. Son voisin louche sur sa feuille : « Laisse tomber ! Comparé à moi, tu as une super façon de dessiner ! »

Cet atelier est l’une des actions de sensibilisation culturelle de l’association rennaise Tout Atout (1). La structure existe depuis 1989, créée au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) par André-Georges Hamon, le responsable d’un foyer. A l’époque, celui-ci cherchait des alternatives au système de prise en charge éducative classique, persuadé que la culture peut tenir un rôle dans le parcours de jeunes fragilisés. Rapidement, le dispositif est ouvert à des jeunes d’autres horizons. En 2004, l’association devient autonome, la PJJ préférant ne plus gérer le projet par souci de clarté dans les financements. La séparation est difficile. Tout Atout doit retrouver des subventions, une équipe, un cadre d’intervention. Deux ans plus tard, la création par le conseil d’administration de deux postes – responsable de la coordination et du développement, et coordinateur pédagogique des ateliers – permet à l’association de reprendre son activité.

Avec un budget annuel de 140 000 € (assumé par la PJJ, le conseil régional, le conseil général et Rennes Métropole), Tout Atout propose trois actions de médiation culturelle. La première, « Passages », est un atelier hebdomadaire de pratique artistique, étalé sur six mois, qui rassemble une quinzaine de jeunes rencontrant des difficultés de communication, afin de favoriser leur insertion. « Cette année, l’objectif est de concevoir une revue culinaire de A à Z, déclare Alain Faure, intervenant rémunéré par Tout Atout. Les jeunes réalisent tout le contenu, du chemin de fer[2] jusqu’à la rencontre avec l’imprimeur. J’invite des graphistes, des illustrateurs et des plasticiens pour les guider. » Autre axe de travail, les parcours « Entrée libre » proposent une succession de rendez-vous autour de diverses œuvres. Ainsi, après une représentation théâtrale, les jeunes vont rencontrer les artistes, visiter le théâtre, etc. Dernier volet, l’initiative « Aventures de création » consiste en un atelier créatif sur un temps condensé et pendant les périodes de vacances, afin de toucher des jeunes scolarisés.

Un mélange des publics socialisant

Dans la salle de l’atelier « Passages », les peintures sont une à une accrochées au mur. Leurs jeunes auteurs viennent d’horizons très différents. « Ils peuvent nous être adressés par la mission locale, des foyers de la PJJ, des services éducatifs en milieu ouvert ou fermé, des centres départementaux d’action sociale, des foyers de jeunes travailleurs ou des structures accompagnant des jeunes adultes souffrant de handicaps psychiques ou psychomoteurs », explique Lucie Cavey, responsable du développement de Tout Atout. Cette diplômée en médiation culturelle pour l’art contemporain, qui a fait l’expérience en Pologne du croisement entre travail social et artistique, précise : « Nos partenaires adhérents versent une cotisation de 50 à 100 € par an et chaque jeune s’acquitte de 2 € symboliques, pour signifier son engagement volontaire. » Le mélange des publics est délibéré, pour décloisonner les jeunes, gommer les étiquettes et faciliter la socialisation. « La simple rencontre entre des jeunes aux parcours différents compte, souligne Julien Monnier, coordinateur pédagogique de Tout Atout et détenteur d’un Beatep (3) en médiation culturelle. Ils relativisent individuellement leurs différences et leur marginalité en même temps qu’ils s’inscrivent dans une dynamique de groupe, en travaillant avec un objectif précis et un projet commun. »

Les ateliers proposés par l’association panachent des pratiques artistiques très différentes. Car il s’agit d’être à la portée de tous les jeunes. « L’idée est de les mettre en mouvement, de leur redonner un rythme, de les remobiliser, décrit Julien Monnier. On privilégie leurs qualités, on leur montre que chacun est porteur d’un potentiel et d’une histoire utilisables dans l’expression artistique. Et pour certains, le seul fait de sortir de chez eux, de prendre le bus ou de décrocher leur téléphone pour prévenir de leur absence est un grand pas. »

A la pause de l’atelier « Passages », Nathalie, orientée vers Tout Atout par son psychiatre, déguste la crêpe dont elle a tout à l’heure dessiné les constituants : « J’aime le dessin et la cuisine, sourit-elle, alors j’aime venir ici ! Il faut se déplacer toutes les semaines, mais ça me permet de partager des instants uniques avec des jeunes de mon âge. De parler, de sortir de mon isolement, de faire un truc ensemble, d’être acceptée sans être jugée. » Passionnée de culture et habituée des ateliers « Entrée libre », Noémie, qui elle aussi souffre de troubles psychiques, confirme : « On dirait qu’ici mon handicap ne gêne personne. C’est enrichissant de pouvoir discuter d’autre chose. Entre nous, au SAS [service d’accompagnement et de soutien], on ne parle que de nos rendez-vous de kinés ! »

Une pédagogie de la réussite

Ce sont les travailleurs sociaux référents des jeunes qui leur proposent, en fonction de leurs intérêts et de leur parcours, de participer à l’un ou l’autre des ateliers. « Les suggestions de Tout Atout et les miennes sont complémentaires, affirme Rose Journaud, éduca­trice spécialisée au SAS et chargée de vie sociale. On n’a pas la même vision de la culture, pas les mêmes partenaires. Moi, je ne peux pas faire se rencontrer des artistes et les jeunes. Tout Atout intervient sur des temps différents (les week-ends, les soirées), propose aux jeunes un contact différent et porte un autre regard sur le handicap. » Faire sortir les jeunes de leur institution et établir avec eux un lien autre que celui qu’ils peuvent entretenir avec leurs éducateurs fait également partie du projet de Tout Atout. Ce soir, Julien Monnier emmènera un groupe assister à un concert. Il leur a donné rendez-vous en centre-ville. Son langage jeune, sa simplicité, son tutoiement mettent les participants dans une position confortable, estime Rose Journaud. « Quand je rencontre un jeune au début d’une action, on ne parle pas de ses soucis, insiste le responsable pédagogique. Sauf problème, je ne l’évoque pas non plus avec son éducateur, cela me permet de ne pas les étiqueter. Ils peuvent être quelqu’un d’autre. Et je pars du principe qu’ils sont déjà assez suivis et accompagnés. Là, il s’agit, pour être complémentaire, de se mettre dans un rapport différent. Je ne suis pas dans une structure institutionnelle. On est dans le faire-ensemble, pas dans le discours. »

En quoi l’art peut-il aider des jeunes en difficulté d’insertion ? Le mot-clé de Tout Atout est « ouverture ». La sensibilisation artistique permettrait l’éveil, la curiosité, l’opportunité de se forger un regard sur le monde. « C’est une ouverture vers la culture du pays, une possibilité d’être en prise avec les questions de société, remarque Lucie Cavey. Les jeunes vivent des situations assimilables à des impasses. Au fil des ateliers, c’est comme si elles s’ouvraient. Ils deviennent plus posés, plus aptes à faire des choix. » Pour l’équipe, cela ne tient évidemment pas du miracle, mais du cheminement de chaque jeune vers la confiance en soi. « Les ateliers sont des endroits de réussite, poursuit la responsable du développement de l’association. En étant acteurs d’un projet, qui est une œuvre valorisée et valorisable, en se découvrant des potentiels, ils se réapproprient leurs parcours. » De plus, au contact d’artistes habitués à affirmer tant leur point de vue que la liberté critique du public, et qui clament qu’il n’y a pas de norme, les jeunes apprennent à s’exprimer.

Pour autant, le discours de Tout Atout est très clair : il ne s’agit pas d’instrumentaliser l’art pour faire du social. « On ne fait pas d’art-thérapie. Les jeunes sont là pour co-créer, ensemble, comme les artistes avec qui ils travaillent », affirme Julien Monnier. C’est pour cela que l’association sollicite des artistes professionnels, et non des animateurs socioculturels. Et qu’elle ose des propositions artistiques audacieuses – voir exigeantes, selon certains travailleurs sociaux. « C’est vrai que nous privilégions l’art contemporain et les arts visuels, tout simplement parce que l’on essaie de vivre dans notre monde, se défend Lucie Cavey. S’intéresser à des pratiques artistiques non cloisonnées participe de la déstigmatisation. On refuse le discours : “On travaille avec des jeunes en difficulté, alors on ne leur montre que des choses faciles.” Souvent, les jeunes ont arrêté l’école tôt. Ils ont une vision basse de leurs compétences culturelles. C’est pour cela qu’on ne doit pas leur proposer de la sous-culture. » L’équipe ne s’est pas empêchée non plus de proposer une pièce abordant le suicide d’un adolescent. Selon elle, si l’accompagnement est juste et approprié, tout se passe bien. « Les travailleurs sociaux appréhendaient. Mais la mise à distance propre à la fiction a permis de libérer la parole. Le retour a été génial ! », ajoute la coordinatrice.

Mobiliser les travailleurs sociaux

Certains jeunes viennent avec leur référent, en fonction des ateliers et de l’organisation des structures qui les accueillent. Et parfois, après l’atelier, les binômes tiennent une petite réunion de débriefing. Tout Atout a vite constaté que seul le travail à trois fonctionnait vraiment : plus son éducateur s’investit dans ce que le jeune vit avec l’association, plus les choses bougent. Les deux responsables engagent les éducateurs à accompagner de temps en temps leur usager au spectacle. Ce que fait Rose Journaud, éducatrice spécialisée au SAS : « Je passe un temps privilégié avec Noémie. C’est un moment agréable où l’on échange nos points de vue, d’égal à égal. J’ai conscience de ma chance de pouvoir faire des prises en charge individuelles : c’est rare ! Mais j’ai aussi appris à changer mon rapport avec la médiation culturelle. Par rapport au reste de l’équipe de ma structure, je peux maintenant argumenter, légitimer mon travail : je ne vais pas seulement passer une bonne soirée au concert ou dans des festivals avec des jeunes. »

A chaque début d’année, Julien Monnier fait le tour des institutions sociales pour discuter du programme avec les référents éducatifs. « Le travailleur social est le premier filtre, puisque c’est lui qui va proposer et présenter le projet aux jeunes, reconnaît-il. S’il n’est lui-même pas convaincu de l’intérêt du spectacle, difficile pour lui de valoriser ce que le jeune y aura appris. » Tout Atout a par ailleurs créé un groupe de travail regroupant des acteurs culturels (les chargés des relations publiques des salles) et des travailleurs sociaux volontaires parmi ses partenaires. Cela permet aux deux mondes de se rencontrer, de se comprendre mutuellement et de pouvoir travailler ensemble, en direct. Car les salles de spectacle ont de plus en plus de budgets à consacrer aux publics spécifiques, comme les jeunes en difficulté.

L’intérêt est aussi d’échanger autour des propositions d’atelier et d’aller voir des spectacles entre professionnels, afin de se forger un regard, de travailler sur ses propres représentations. « Ils ont certains préjugés par rapport à la création contemporaine, ce que je ­comprends complètement », admet Lucie Cavey. « Et d’autres idées préconçues quant au stress, pour leur public, de la production artistique », rebondit Rose Journaud. Tout Atout avoue peiner un peu à mobiliser les travailleurs sociaux pour ces groupes de travail. « Ils ont des équipes tournantes, des emplois du temps archi-serrés, une hiérarchie, admet Lucie Cavey. Et souvent, on les sollicite sur le temps du soir. Certains viennent sur leur temps personnel. » La mixité des publics, engendrant une multiplicité des partenaires, est un écueil supplémentaire : comment mobiliser les travailleurs sociaux de chaque structure ?

Dans une dynamique de projets

Même si ce travail de sensibilisation est parfois ingrat, Tout Atout espère faire comprendre aux référents éducatifs des jeunes l’importance d’utiliser la démarche culturelle comme un outil. « Parfois, certains pensent que l’on offre de l’animation de loisirs ou des cours de théâtre ou de dessin à la carte, regrette Lucie Cavey. On leur explique que l’on se situe dans une dynamique de projets, comme eux. » Florence David, formatrice animatrice à la mission générale d’insertion (4), apprécie cet état d’esprit : « Tout Atout ne propose pas une démarche de consommation de la culture, comme un foyer qui donnerait une place de cinéma à un jeune. Leurs ateliers mêlent découvertes et investissement. Cela rend parfois les jeunes perplexes. Mais même s’ils rejettent un spectacle, ce sont des fenêtres qui s’ouvrent pour eux : un accès à des références communes, un développement de l’esprit critique, une prise de recul par rapport à ce qu’ils vivent. » Pour l’association, les travailleurs sociaux gagneraient à considérer le passage à Tout Atout comme une partie du projet individuel de l’usager. Cela donnerait plus de sens à l’atelier suivi par le jeune, et leur permettrait de pouvoir réellement revenir dessus. « Ils nous disent souvent que, dans l’écriture du projet du jeune, ils sous-utilisent l’entrée culture-loisirs, pointe la coordinatrice. C’est un peu la dernière roue du carrosse. C’est dommage. »

Tout Atout entend approfondir cette démarche éducative auprès des professionnels du travail social. Elle se rapproche ainsi des écoles du secteur pour proposer des modules de formation (par exemple, « comment collaborer avec des acteurs culturels ? »). Elle souhaite en outre développer des temps forts nommés « Forums », sur une journée, comme elle en a déjà organisés, qui réunissent des acteurs culturels et des travailleurs sociaux au-delà de leur réseau de partenaires. « La dernière fois, nous avons invité un sociologue pour débattre de la question : “En quoi le processus de création artistique influence-t-il les parcours de vie ?” Nous avons évoqué des thèmes très différents : la construction identitaire, l’accès au don-contre don, la régulation émotionnelle, l’affiliation sociale de personnes en difficulté, la façon dont on peut rapprocher ces expériences artistiques des référentiels professionnels des travailleurs sociaux, pour proposer des critères qualitatifs d’évaluation », énumère Lucie Cavey.

Un besoin de formation que les travailleurs sociaux semblent confirmer, à l’image de Marie Arribot, animatrice socio-éducative dans un foyer accueillant des jeunes en souffrance psychique. « J’essaie de montrer au jeune ce qu’il a acquis pendant son projet avec Tout Atout et comment il peut le réutiliser. J’aimerais travailler davantage cet “après”, mais je manque d’outils et de formation. J’ai vraiment l’impression que l’on gagnerait beaucoup à utiliser davantage l’art dans notre travail avec les jeunes. On insiste sur les projets professionnels, relationnels, de logement, en faisant passer l’art après. Alors que, par ce biais, on peut rendre les jeunes plus attentifs à leurs émotions, leurs perceptions, ce qui les aide à se sentir mieux. Comme si l’on faisait tout à l’envers. »

Notes

(1) Association Tout Atout : 44, rue Champion-de-Cicé – 35000Rennes – Tél. 09 81 85 72 62 – http ://toutatout.canalblog.com.

(2) En presse écrite, le chemin de fer est une représentation schématique des pages d’une publication qui doit être imprimée.

(3) Brevet d’Etat d’animateur technicien de l’éducation populaire et de la jeunesse.

(4) Lancées en 1996 par l’Education nationale sous l’égide des académies, les missions générales d’insertion mettent en œuvre un suivi des élèves qui quittent le système éducatif sans qualification.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur