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« Il faut réhabiliter la dimension sociale et politique de la fragilité »

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Fragilité, vulnérabilité… Ces notions émergent lentement dans le débat public. Le concept anglo-saxon du « care » met ainsi en avant la nécessaire attention à porter aux plus fragiles. Mais cette fragilité peut-elle réellement constituer une valeur sur laquelle asseoir des politiques sociales et économiques ? Les réflexions du philosophe Fred Poché.

Pourquoi, dans une société valorisant le pouvoir et la réussite individuelle, la notion de « fragilité » semble-t-elle paradoxalement d’actualité ?

La fragilité est effectivement une thématique en émergence. On peut mentionner à ce propos les théories sur l’éthique du care (1), qui comportent des intuitions intéressantes autour de l’idée de « prendre soin ». Prendre soin de l’autre mais aussi de soi, dans le sens d’être à juste distance par rapport à ses propres fragilités afin de mieux répondre aux souffrances de l’autre sans projeter les siennes sur lui. Il me semble qu’un surcroît de vulnéra­bilité traverse actuellement les populations en raison de conditions historiques et sociales particulières. Ceux qui se trouvent déjà en difficulté, les personnes handicapées, les pauvres, etc., en sont d’autant plus atteints. Cela s’explique, notamment, par le brouillage des identités sociales, ­culturelles, sexuelles, religieuses. Par exemple, durant certaines périodes, les rapports entre hommes et femmes étaient pensés selon une logique et une répartition des rôles évidentes pour tous. Ces dernières sont à présent remises en cause. Je ne suis pas nostalgique de cette époque, mais je constate que cette recomposition se révèle déstabilisante. On pourrait dire la même chose sur l’identité nationale, des termes à utiliser avec précaution. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui de se dire d’une nation ou d’un pays, à l’heure du dépassement des frontières, notamment grâce à l’arrivée des nouvelles technologies.

Mais qu’est-ce qu’être fragile ? Ne le sommes-nous pas tous ?

Je distinguerai la fragilité de la vulnérabilité – autrement dit ce qui relève, d’une part, de la condition humaine et ce qui est lié, d’autre part, à un contexte particulier. La fragilité a toujours existé. Elle est intrinsèque à l’humain. De tout temps, l’homme a été marqué par sa fragilité. Nous pouvons être malades, nous sommes mortels. Un bébé dont on ne s’occupe pas meurt. Il a besoin des soins des adultes pour grandir. La vulnérabilité, elle, renvoie à quelque chose de particulier, lié à une histoire ou à une expérience singulière. Vulnerare, c’est la blessure, en latin. Mais il est vrai que, dans un usage courant, on parle de façon indifférenciée de fragilité et de vulnérabilité.

Pensez-vous, comme la psychanalyste Marie Balmary, que c’est de notre fragilité que découle notre aptitude à la relation ?

Son propos, me semble-t-il, fait notamment référence à l’apôtre Paul, qui a été beaucoup travaillé par les philosophes modernes, avec l’idée que la force est dans la faiblesse. Nietzsche disait trouver la force dans la fragilité et la fragilité dans la force. Pour ma part, je pense qu’il y a deux manières de voir les choses. Il existe une fragilité qu’il faut combattre, celle qui fait que l’on se sent tellement vulnérable que justement notre rapport à l’autre en est atteint. On rase les murs, on n’ose pas intervenir dans un groupe, on a peur du jugement des autres… Cette fragilité se retourne contre la personne elle-même car vivre, c’est justement être en relation avec les autres. Il existe à l’inverse une fragilité positive lorsque l’on parvient à assumer le fait que nous sommes tous fragiles, de par notre condition. On peut alors considérer l’agressivité ou la froideur de l’autre comme une fragilité qui ne parvient pas à s’exprimer autrement et on recentre les fondamentaux de son existence non sur la force et la compétition mais, au contraire, sur ce qui est fragile, la paix, l’amour, les liens humains… Toutes ces dimensions qui s’opposent aux logiques de concurrence et au chacun pour soi.

On a pourtant le sentiment que les politiques sociales et économiques actuelles ne tiennent guère compte de la fragilité des personnes en difficulté…

Ces politiques s’appuient, il est vrai, sur une anthropologie libérale qui renvoie à l’idée selon laquelle l’individu est responsable de tous ses actes, indépendamment du contexte social dans lequel il vit. J’évoquais la question du brouillage des identités. Eh bien, il se produit aussi lorsque l’on remet en cause les fondements de l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante. On fait ainsi exploser la différence entre le fait d’être un adulte responsable de ses actes et celui d’être un enfant ou un jeune en formation qui a besoin aussi d’être protégé par la société, y compris contre lui-même. Le revers de cette conception d’une responsabilité en quelque sorte « hors sol » est le fait de croire que tout est excusable, que la personne n’est plus qu’une victime. Les éducateurs y sont confrontés avec certains jeunes qui jouent sur cette corde de la victimisation. Il faut alors leur montrer que s’ils peuvent être réellement des victimes, ils ont aussi la possibilité d’émerger comme sujets en prenant des responsabilités là où ils sont.

Certaines organisations, comme ATD quart monde, font justement de la fragilité de leurs publics un levier de changement…

Je me sens assez proche de cette conception de l’intervention sociale. Il est en effet possible de valoriser un certain type de fragilité pour mettre en œuvre une force qui ne soit pas du côté de la domination et de l’assujettissement de l’autre, mais bien, selon la conception de Hannah Arendt, comme une capacité à agir ensemble. Cela passe notamment par la prise de parole et c’est ce que fait ATD quart monde avec ses récits de vie et son travail visant à encourager l’expression dans l’espace public des personnes en grande difficulté.

Mais prendre en compte la fragilité des gens, n’est-ce pas se contenter de renvoyer chacun à ses propres insuffisances individuelles ?

Il faut au contraire que cela se traduise politiquement. Ainsi, dans les entreprises, on parle de souffrance au travail mais, bien souvent, on se satisfait de mettre en place un soutien psychologique pour aider les personnes à gérer leur stress, comme si c’était nécessairement un problème personnel. J’y vois une forme de psychologisation du social, alors qu’il s’agit de problèmes liés aussi au fonctionnement des structures. Il y a vingt ou trente ans, le rapport au travail était vécu en termes d’oppression ou d’exploitation. Aujourd’hui, on vit ses difficultés au travail d’abord comme un échec personnel, et plutôt que d’aller voir le responsable syndical on va voir le médecin pour essayer d’en sortir. C’est pour cela qu’il faut réhabiliter la dimension sociale et politique de la fragilité. Etre fragile n’est pas seulement un rapport à soi. Si je suis fragilisé parce que je subis un harcèlement, c’est aussi en m’organisant avec d’autres et en faisant entrer ma souffrance dans une dimension collective que je vais résoudre le problème.

Vous prônez une politique de la fragilité. De quoi s’agit-il ?

Nos sociétés modernes privilégient les logiques d’urgence et d’efficacité au sens d’une raison instrumentale. Valoriser la fragilité, c’est aller à contre­courant de ces logiques. C’est pour cela que je ne défends pas uniquement une éthique mais bien une politique de la fragilité, qui est d’abord un état d’esprit. C’est penser l’organisation de la société en se posant systématiquement la question de ce que cela donne pour les plus fragiles. Comment organiser la ville à partir des besoins des handicapés, des personnes en difficulté sociale, des personnes âgées, des migrants… Il faut prendre en compte le maillon le plus faible de la société, non par condescendance mais par souci du bien commun. Passer par le détour des plus fragiles, c’est aussi gagner en efficacité, mais une bonne efficacité en termes de respect, de dignité et de démocratie. Ainsi, les personnes les plus fragiles ont un problème au niveau de la temporalité sociale. Elles sont lentes et en décalage sur notre rythme collectif marqué par l’urgence. Si cette lenteur était prise en compte, elle viendrait réinterroger la question du temps social de nos démocraties. Nous recentrer sur les personnes les plus fragiles, c’est aussi mettre le doigt sur la fragilité de nos sociétés.

En quoi les travailleurs sociaux sont-ils, eux aussi, aux prises avec la fragilité ?

Nous étions auparavant portés par des utopies, par l’idée que l’histoire était porteuse d’une promesse, qu’on allait vers le progrès. Dans les années 1970, un éducateur se voyait comme une sorte de partenaire de ce mouvement social et politique progressiste. Quand on aidait une personne en difficulté, on savait qu’on était dans un mouvement vers le haut. Mais, comme le souligne Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale, la trajectoire est brisée. Aujourd’hui, les travailleurs sociaux et les acteurs associatifs ont l’impression de gérer la misère. Et cela les fragilise, eux aussi.

Notes

(1) Voir ASH n° 2611 du 29-05-09, p. 40.

REPÈRES

Fred Poché enseigne la philosophie à l’Université catholique de l’Ouest (Angers). Il a publié Une politique de la fragilité. Ethique, dignité et luttes sociales (Ed. du Cerf, 2004). Il a reçu le prix Jean-Finot 2009 de l’Académie des sciences morales et politiques pour son livre Blessures intimes, blessures sociales. De la plainte à la solidarité (Ed. du Cerf, 2008).

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