Ils sont une petite dizaine à avoir pris place autour d’une grande table, assis en cercle pour faciliter les échanges. En cette fin d’après-midi de janvier, les thérapeutes familiales de l’association Ecole et famille (E&F) (1), à Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise), ont réuni plusieurs professionnels autour d’une adolescente, élève de 4e d’un collège voisin, accompagnée de son père. Il y a là le coordinateur du programme de réussite éducative (PRE), une éducatrice de l’association Sauvegarde 95 et deux de ses enseignantes. « Nous ne sommes pas là ce soir pour tout se dire, ni pour trouver des solutions, mais pour partager des informations partageables, et faire connaissance pour mieux travailler ensemble », commence Béatrice de Plinval, l’une des thérapeutes familiales. Sans dévoiler les détails, elle rapporte les derniers événements de la vie de l’adolescente : revenue au collège après une longue période d’absentéisme et quelques mois chez sa mère en province, elle agace ses professeurs par ses insolences et ses sautes d’humeur. Depuis l’automne, la justice a chargé la Sauvegarde d’une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO). « Elle vient à tous les rendez-vous et verbalise les choses avec beaucoup de sincérité, raconte l’éducatrice, Guy-Anna Galpé. C’est très agréable de travailler avec elle, mais j’ai l’impression qu’elle a beaucoup de préoccupations à gérer. » Les deux profs écoutent avec attention. « Je me demandais si vous saviez ce que faisait la Sauvegarde », intervient Béatrice de Plinval. La curiosité et le soulagement se lisent sur le visage des deux enseignantes, tandis que l’éducatrice se lance dans un exposé sur son association et le dispositif d’AEMO. La concertation clinique organisée par E&F prend tout son sens : en rassemblant les institutions à l’œuvre autour d’une famille en détresses multiples, elle produit de la cohérence pour tous, la famille comme les professionnels.
Pionnière du travail thérapeutique de réseau, l’association met en œuvre une démarche a priori simple à résumer : elle applique aux relations entre l’école, la famille, les enfants, le quartier, la cité et les professionnels de l’éducation, du soin ou du travail social les principes de l’approche contextuelle et systémique. La situation scolaire difficile d’un enfant ou d’un adolescent – violence, absentéisme, décrochage… – devient ainsi une porte d’entrée pour rencontrer la famille, les institutions qui l’entourent, les professionnels concernés, et mettre tout le monde en mouvement. « Les demandes d’aide formulées par une famille reçoivent généralement une réponse morcelée, explique Marie-Claire Michaud, assistante sociale (AS) scolaire et fondatrice d’E&F. Il en résulte un morcellement de la famille elle-même. Ici, nous travaillons au remembrement de la problématique familiale, à reconsidérer des parents présentés comme défaillants. Quand les relations s’améliorent au sein de la famille, on observe souvent une pacification chez les enfants. »
L’association est née en 1999 des limites éprouvées par sa fondatrice dans son travail. Enseignante en français langue étrangère au Canada et au Maghreb, puis assistante sociale (AS) responsable d’un service de placement familial spécialisé avant d’intégrer l’Education nationale, Marie-Claire Michaud s’est formée à la thérapie familiale quand les difficultés vécues par ses élèves lui ont semblé dépasser ses compétences et attributions. « Il fallait concevoir un espace tiers où conjuguer les différents champs, pour permettre la rencontre des multiples institutions qu’activent les familles », retrace-t-elle avec une voix teintée d’accent toulousain. Une enquête menée par une sociologue du CNRS, Antoinette Chauvenet, confirme l’intérêt des professionnels : les enseignants de la ZEP de Saint-Ouen-l’Aumône expriment massivement le désir d’échanger sur leurs pratiques et de rencontrer les familles, les travailleurs sociaux s’affichant de leur côté curieux de mieux connaître l’école. Les parents, eux, souhaitent changer le regard des professionnels sur leurs enfants, et demandent à être entendus et compris. Le projet de Marie-Claire Michaud retient l’intérêt du ministère de l’Education nationale. Un poste est créé, la mairie de Saint-Ouen-l’Aumône lui attribue des locaux dans deux appartements de fonction d’une école primaire, et l’AS commence à travailler avec quelques familles de la ville.
La pratique qu’elle inaugure trouve un écho du côté de la clinique de concertation (2), développée à Liège (Belgique) par le psychiatre Jean-Marie Lemaire. Médecin directeur d’une structure hybride entre le centre médico-psycho-pédagogique et le centre communal d’action sociale, ce soignant s’est laissé transformer au fil des ans par la fréquentation des travailleurs sociaux. Dispositif thérapeutique collectif, la clinique de concertation qu’il a élaborée réunit des familles en détresses multiples et leurs proches, des professionnels « de l’aide, du soin, de l’éducation et du contrôle », des élus, et invite chacun à travailler sur les champs de recouvrement entre professions, associations, institutions et ministères. L’exemple type : une famille soutenue par l’AS du centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA), réfugiés politiques congolais arrivés en France après plusieurs séjours en Angola et en Afrique du Sud. « La fillette inscrite en CM2 ne suit pas, et l’institutrice se plaint en disant qu’elle n’arrive à rien, résume Marie-Claire Michaud. La maman souffre, et au motif de respecter la famille et sa prise d’autonomie, l’AS du CADA n’ose pas interférer, aller sur le champ de l’école. En tant que tiers, nous pouvons proposer une rencontre. »
D’abord limitée à un pôle clinique dont la file active compte aujourd’hui environ 70 familles, l’action d’E&F s’est étoffée au fil des ans, prenant de multiples formes au gré des demandes. Le pôle relais coordonne désormais le travail de liaison avec les familles assuré par les parents relais, et les réunions (groupes de paroles et intervision) qui leur sont réservées. Le pôle formation diffuse les fondements théoriques et les pratiques de la clinique de concertation à tous les professionnels intéressés. Le pôle réseau offre aux établissements scolaires des actions éducatives sur mesure, par l’intervention sur place d’une médiatrice. Le pôle recherche et développement mène des travaux d’évaluation et de formalisation, dans le but d’institutionnaliser la démarche de l’association. Signe d’une reconnaissance des partenaires, des conventions ont été passées avec l’inspection académique et le conseil général, en 2003 et 2006.
L’équipe aussi s’est enrichie, avec, au début de 2011, un total de 6,1équivalents temps plein. Des professionnels aux profils aussi variés que celui de la directrice. La thérapeute familiale Béatrice de Plinval a ainsi longtemps exercé comme AS dans l’insertion, confiant avoir été auparavant « une enseignante très malheureuse ». Titulaire d’un DESS de médiation dans l’action éducative, Françoise N’Diaye-Feuerstoss, responsable du pôle réseau, justifie d’une longue expérience dans le privé, comme commerciale puis formatrice en centre de formation d’apprentis. Dernière arrivée dans l’équipe, la coordinatrice du pôle relais, Marie-Christine Deniset, est une ancienne ergothérapeute, formée à l’alphabétisation. D’une extraordinaire richesse, cette diversité implique néanmoins des efforts intellectuels de la part de chacun. « La systémie, l’approche contextuelle, je n’en avais jamais entendu parler avant, glisse Marie-Christine Deniset. Je n’ai pas les bases théoriques, et je suis parfois encore très déstabilisée. » Large sourire de l’enthousiaste Françoise N’Diaye-Feuerstoss à l’adresse du visiteur dérouté : « C’est normal que vous ayez un peu de mal à cerner ce qu’on fait. Nous, il nous faut au moins un an pour comprendre. Et nous travaillons en permanence avec le débordement, l’inconfort. Nous émettons des hypothèses. Nous sommes des bricoleurs de sens au quotidien. »
Le travail d’E&F s’appréhendant surtout par la pratique, retour à la concertation clinique autour de la jeune élève de 4e. « N’y a-t-il pas des points positifs à souligner ? », interroge Béatrice de Plinval après dix minutes de réunion. « Pour moi, c’est une élève modèle, répond sans hésiter la professeure d’anglais. Elle a un très bon niveau, les leçons sont apprises, elle participe… Quand mes collègues s’en plaignent, je les crois, mais j’ai du mal à me la représenter comme ça. » Un sourire discret naît sur les lèvres de l’adolescente. Jusqu’ici silencieux, le père prend la parole : « Depuis qu’elle est revenue, on ne prend plus le temps de se parler. Je n’ai pas toujours vu qu’elle avait des choses à me dire. J’ai confiance en elle pour que ça s’arrange. » La recherche des ressources dont sont porteurs les membres de la famille et leur entourage figure au cœur de la clinique de concertation. « Les évaluations des professionnels sont toujours formulées en termes de manques, analyse Marie-Claire Michaud. Quelque chose les empêche de rechercher plutôt les éléments de fierté, d’utiliser ces ressources comme base du travail thérapeutique. » L’identification de ces éléments importe d’autant plus que la famille est souvent présente dans les différents processus de la clinique de concertation. Même quand elle n’est pas conviée, « il est capital d’informer la famille de tout ce qui se trame grâce à elle, des suites de ce qu’elle a initié, insiste le psychiatre belge, Jean-Marie Lemaire. Nous lui sommes redevables de transformer notre métier et de le rendre intéressant ». Il s’agit donc logiquement de « parler de chacun comme s’il était là », en choisissant soigneusement ses mots et les informations à révéler, qui circuleront ensuite par écrit au sein du réseau. Chaque réunion donne en effet lieu à un compte rendu exhaustif, qui doit être validé par la famille avant sa diffusion. Pris en notes par les salariés de l’association ou par Catherine Mariette, les échanges servent ensuite de base de travail. « On les relit avec un stylo à la main, pour rechercher ce avec quoi on n’était pas d’accord, ce qui nous a heurtés, ou ce qui nous a enrichis », souligne cette dernière.
Entre les familles et les professionnels, une vingtaine de parents relais assurent un lien quotidien, au cœur même de la ville. Parmi eux, Malika Chérif. Jeune retraitée, elle est bénévole dans plusieurs associations et a connu de nombreuses familles en travaillant dans la pharmacie d’un quartier populaire. « C’est là que j’ai rencontré une des premières mamans que j’ai accompagnées à E & F, se souvient-elle. C’était une réfugiée haïtienne qui vivait en foyer avec son petit garçon. Pendant deux ans, je suis venue avec elle aux concertations, je l’ai aidée dans ses démarches, je suis intervenue auprès de l’école de son fils. Elle a travaillé jour et nuit pour quitter le foyer, et aujourd’hui elle est auxiliaire de vie et a obtenu un petit F3. » La parole de ces parents, pairs de ceux à qui ils s’adressent, facilite le contact et l’acceptation de l’accompagnement. C’est un autre fondement de la clinique de concertation, l’extension progressive de la confiance, de proche en proche. Il arrive cependant que certaines familles refusent une intervention qu’elles jugent trop intrusive, comme cette maman algérienne éprouvée par l’instabilité de son fils cadet, qui a subitement cessé toute relation avec Malika Chérif. « Je crois qu’elle s’est sentie mise en accusation », suppose cette dernière. Ces situations délicates, les parents relais peuvent les évoquer au cours d’une intervision bimestrielle, animée par Jean-Marie Lemaire. Elle offre à ces non-professionnels un espace pour s’interroger sur la juste distance avec les familles, les modalités d’accompagnement, les échos à leur propre situation… « Jean-Marie nous conseille, mais pour lui, on fait toujours bien ! », s’amuse Malika Chérif.
Comme les familles, les parents relais peuvent être amenés à intervenir dans les formations dispensées par E&F, où ils portent la parole des usagers. D’abord organisés à la demande des membres de la communauté éducative, les cycles de formation (3) accueillent désormais des conseillères en économie sociale et familiale de la CAF, des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou des conseillers principaux d’éducation (CPE).
Ce matin du 13 janvier, dans le local collectif des résidents du quartier des Linandes, à Cergy, il est question de « la force convocatrice des familles », un autre fondement théorique de la clinique de concertation. « Les familles en détresses multiples réussissent à faire travailler ensemble une douzaine de services et une vingtaine de professionnels, ce sont elles qui nous convoquent », décrypte le psychiatre. Un outil – le sociogénogramme (4) – permet de schématiser les liens psychologiques et affectifs, les offres de services, les cheminements de la demande, les absents dont la famille ne parle jamais. Avec ses feutres de couleurs, Jean-Marie Lemaire dessine sur un paper-board une situation complexe décrite par une éducatrice de la PJJ : celle d’un jeune homme suivi dans le cadre d’une mesure présentencielle, déjà condamné pour d’autres faits, qui refuse d’être placé. Feutre noir pour la famille, vert pour les institutions, flèches figurant les affrontements, soucis, mises en relation… L’outil fait émerger des dynamiques, et redonne une cohérence à ce qui est vécu comme morcelé ou opaque. A la sortie de la formation, une éducatrice s’avoue déstabilisée : « Nous ne sommes pas habitués à cette forme-là, mais elle pourrait nous ouvrir des pistes. Il va falloir que nous en reparlions en équipe. »
Parler en équipe, prendre du recul sur le quotidien, disséquer sa pratique, c’est précisément ce qui manque aux professionnels de l’Education nationale. Issue du sérail, relevant toujours de l’inspection académique, Marie-Claire Michaud a « les clés de la confiance avec l’école ». Le conseil général a donc chargé E&F de mettre en œuvre une action éducative sur le lien entre l’école, les familles, le quartier et la cité dans dix collèges par an. Définition d’une méthodologie pour entrer en contact avec les parents, soutien à un projet spécifique, partage d’expériences, examen d’une situation qui bouscule le collège, repérage et construction d’un réseau de professionnels dans le secteur… les modalités de l’action sont définies avec les équipes. Au collège Jean-Moulin de Sannois, Françoise N’Diaye-Feuerstoss intervient pour la deuxième année. L’élaboration de stratégies pour un meilleur accès aux familles a été provisoirement laissée en suspens, au profit d’une réflexion plus théorique. « Nous avions besoin de parler d’autre chose que des situations de nos élèves, d’évoquer la parentalité, l’équité, témoigne l’AS, Joëlle Myara. C’est une véritable bouffée d’oxygène. » Avec son regard extérieur, Françoise N’Diaye-Feuerstoss libère la créativité du petit groupe, composé de l’AS, de l’infirmière, de la CPE et d’un professeur de technologie. « Le fonctionnement routinier de l’institution scolaire donne l’impression que tout est déjà pensé, alors même que le code de l’éducation préconise de stimuler l’innovation », remarque-t-elle. Suggestion iconoclaste du jour : inviter – et non convoquer – les parents à discuter des occasions de rencontres entre le collège et les familles. Quelques jours plus tard, la médiatrice recevra un premier jet de courrier. « Nous souhaitons avoir la chance de vous recevoir », a écrit le professeur de technologie. Grand sourire : « Quand je lis ça, je bois du petit lait… »
Sollicitée par les villes du département pour des projets centrés sur des quartiers, pour la mise en œuvre d’un programme de réussite éducative ou encore pour l’animation du réseau des associations d’accompagnement à la scolarité, l’association s’attelle désormais à théoriser son mode d’intervention. Entourée de trois autres chercheurs, la sociologue du CNRS Antoinette Chauvenet s’est lancée dans une recherche évaluative, financée par la Fondation de France. Destinée à apprécier les effets du travail d’E&F, elle vise aussi à en poser les ancrages théoriques, dans un objectif de transmission. En filigrane, le rêve d’une enveloppe budgétaire globale qui serait reconduite d’année en année, au lieu d’une multitude de petits financements ne permettant pas de maintenir tous les postes. « La démarche d’E&F est une méthodologie et non un mode d’emploi, et exige l’implication de beaucoup de partenaires qui peuvent se sentir bousculés, analyse Dominique Gillot, maire d’Eragny (PS) et ancienne secrétaire d’Etat à la Santé, soutien indéfectible de l’association. Les effets du travail ne sont ni garantis ni aisément quantifiables, alors que l’époque est au retour sur investissement. Cette démarche de prévention mériterait pourtant une généralisation, car elle produit au minimum du mouvement de la part de l’ensemble des professionnels. »
(1) Ecole et famille : ruelle Darras – 95310 Saint-Ouen-l’Aumône – Tél. 01 34 30 00 30 –
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