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« La souffrance des professionnels de la protection de l’enfance doit pouvoir se dire »

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Assistante sociale de formation, Marceline Gabel, chargée de cours en sciences de l’éducation à l’université Paris-X Nanterre, a toujours œuvré en faveur de la protection de l’enfance. Martine Lamour, psychiatre, a longtemps travaillé dans une unité de soins psychiatriques dédiée à de jeunes enfants et à leurs parents. Egalement chercheuses et formatrices, ces deux spécialistes interviennent régulièrement auprès de professionnels confrontés à des troubles graves de la parentalité. Elles publient un ouvrage qui pointe la souffrance des intéressés.

Dans le livre Enfants en danger, professionnels en souffrance (1), vous vous intéressez aux difficultés des travailleurs sociaux et non à celles de leurs jeunes publics. Pourquoi ?

Marceline Gabel (ci-contre en haut). Parce que cette souffrance a été longtemps tue ou déniée, alors qu’il nous semble vital d’en parler. Non pas pour en rester au registre de la plainte, mais pour que les professionnels comprennent le sens des ressentis très intenses que suscitent en eux les situations familiales gravement perturbées, et que ces émotions ne paralysent pas leur action.

Comment est né cet ouvrage ?

Martine Lamour (ci-contre en bas). D’une formation-recherche-action consacrée à cette problématique de la souffrance des professionnels confrontés aux troubles graves de la parentalité, que j’ai co-animée avec Marceline Gabel [voir encadré, page 32]. Si de nombreuses formations existent dans le domaine de l’enfance en danger, trop peu traitent de ce thème ; il en est de même des publications. C’est pourquoi nous avions d’emblée le projet d’aboutir à un écrit collectif destiné aux intervenants impliqués dans la protection de l’enfance.

S’agit-il d’un miroir tendu aux professionnels pour reconnaître leurs difficultés ou d’un outil de réflexion pour leur permettre de les penser ?

M. L. Les deux, car l’ouvrage est nourri par les contributions des stagiaires – éducateurs/trices spécialisés, puéricultrices, infirmière en pédopsychiatrie, psychologues, médecin de PMI (protection maternelle et infantile) –, qui ont accepté de témoigner sur des situations les ayant mis à mal, et par les éclairages théoriques et cliniques d’experts permettant de repérer les processus en jeu et de prévenir les dysfonctionnements dans les prises en charge.

M. G. Nous sommes particulièrement reconnaissantes aux professionnels qui ont eu le courage de passer de la parole à l’écriture pour décrire leurs difficultés. On a quand même dit pendant des années aux travailleurs sociaux que non seulement ils ne devaient pas montrer leurs émotions, mais qu’il ne fallait pas en parler ! On les renvoyait à leur solitude : « Si vous souffrez, c’est que vous êtes un mauvais professionnel ou que vous avez des problèmes personnels. »

Pourtant, n’existe-t-il pas aujourd’hui dans les institutions des espaces d’expression pour débattre des pratiques et de leur retentissement au niveau personnel ?

M. L. Ils sont bien souvent insuffisants et/ ou animés par des intervenants qui n’ont pas toujours une bonne connaissance des pathologies du lien et de la parentalité auxquelles les professionnels de la protection de l’enfance doivent faire face. Pour ces derniers, en outre, exprimer des ressentis gênants ne va pas de soi. Il n’est pas facile, par exemple, d’évoquer le dégoût et la colère que vous ressentez à l’égard d’un parent abuseur. Sans compter que parler de sa souffrance suppose de l’avoir identifiée comme telle, sans l’imputer à sa propre incompétence ou à celle, supposée, de ses collègues.

C’est la souffrance des enfants et des parents qui fait souffrir les professionnels ?

M. G. Leur empathie est effectivement l’une des raisons du bouleversement de ces derniers. En s’identifiant à l’enfant souffrant ou au parent empêché dans sa parentalité, les professionnels – qui ont aussi un inconscient – peuvent également se retrouver empêtrés dans leur propre histoire. En fonction des caractéristiques personnelles de chacun – sexe, âge, éducation familiale, milieu social, culture, statut parental, formation, ancienneté dans le métier et dans son poste, appartenance institutionnelle, lieu d’exercice (internat ou milieu ouvert) –, les regards portés sur une famille et l’évaluation du danger encouru par un enfant ne seront pas les mêmes.

M. L. Au-delà des vulnérabilités individuelles, ce qui est commun aux situations qui nous ébranlent tous profondément c’est qu’elles nous mettent aux prises avec l’impensable. Les repères fondateurs de notre humanisation, à savoir « tu ne tueras pas, tu ne maltraiteras pas ton enfant, tu n’auras pas de désir sexuel à son égard », se trouvent pulvérisés. Les familles qui connaissent des perturbations relationnelles très importantes y exposent leurs enfants mais aussi les professionnels qui entrent en relation avec elles. Aussi ces derniers se retrouvent-ils avec des ressentis – voire des agis – très difficiles à vivre et qui peuvent même leur paraître incompréhensibles. Ces difficultés sont directement le produit de leur activité professionnelle, c’est pourquoi nous en soulignons la dimension collective et invitons à les appréhender en termes de souffrance au travail.

De quel champ relèvent ces troubles de la parentalité : du champ social ? De la psychiatrie ?

M. L. Je crois qu’on a un peu trop tendance à les penser comme une forme aggravée de difficultés plus classiques que peut connaître une famille. Eh bien non, ces perturbations ne sont pas du même ordre. Avec les troubles graves de la parentalité, c’est comme si nous entrions dans un autre monde, assez proche de celui des contes avec leurs ogres et leurs sorcières.

M. G. Pour des professionnels, c’est une révélation violente de découvrir qu’être géniteurs ne veut pas dire être parents.

M. L. De fait, la parentalité est une construction, un processus permanent d’adaptation pour répondre aux besoins de l’enfant, en fonction de son développement, autant dire un cheminement particulièrement périlleux, voire impossible pour des adultes avec une pathologie mentale grave et/ou des facteurs de risque cumulés. D’où une grande souffrance psychique tant chez les parents que chez l’enfant. Or les réponses de notre société sont essentiellement éducatives et sociales. Celles-ci sont nécessaires, mais insuffisantes : il est indispensable de les conjuguer à des soins psychiques. On ne peut pas se satisfaire de placer un enfant dans une famille d’accueil en pensant que le problème est réglé. Au contraire, c’est là que tout commence, car si l’on veut que cet enfant sorte des modes relationnels qui le mettent à mal, lui et son environnement, il devra bénéficier d’un véritable soin psychologique. Les familles d’accueil et, plus généralement, les professionnels qui interviennent dans ces situations doivent également être soutenus, faute de quoi la « folie » familiale exerce des effets très délétères, tant sur eux à titre individuel que sur les rapports qu’ils entretiennent entre eux ainsi que sur leurs institutions. En outre, si elle n’a pas été travaillée et reste enfouie en vous, cette violente charge émotionnelle a un impact sur la lecture des situations suivantes et les relations futures des professionnels du réseau.

Les psychiatres prêtent-ils main forte aux travailleurs sociaux pour faire face à cette « folie » familiale ?

M. L. De par leur formation, les travailleurs sociaux ne peuvent pas toujours connaître, et donc reconnaître, la dimension psychopathologique des graves dysfonctionnements familiaux. C’est pourquoi ils ne se tournent pas forcément vers la psychiatrie.

M. G. Quand ils veulent le faire, ils ne trouvent plus de psychiatres ! Ou alors ces derniers emploient un jargon qui ne facilite pas les évaluations communes, ni à l’origine, ni au long cours.

M. L. Indépendamment de l’état de plus en plus préoccupant des secteurs adultes et des intersecteurs infanto-juvéniles, on constate que la psychiatrie adulte a mis du temps à s’intéresser aux troubles de la parentalité – et qu’elle ne s’y intéresse pas encore partout. Cela me semble principalement dû à deux raisons. D’une part, il faut savoir que les équipes de l’adulte voient souvent les parents sans l’enfant ; elles les voient en tant qu’adultes, pas en tant que parents. Or des mamans psychotiques peuvent parler de leur enfant avec beaucoup d’attention, mais elles parlent d’un enfant imaginaire, pas de l’enfant réel. Il est très difficile d’en prendre conscience si on n’observe pas les interactions directes parent-enfant. D’autre part, il y a des familles carencées ou dites « à problèmes multiples » que des psys rejettent en dehors de leur champ d’exercice de crainte de « psychiatriser » des difficultés d’ordre socio-économique. Celles-ci sont si massives que les souffrances psychiques des enfants et des parents passent au second plan. La pathologie des relations familiales et son impact sur l’enfant sont alors sous-estimés, voire pas du tout repérés.

Tous les professionnels confrontés à de telles situations sont-ils touchés ?

M. L. Oui, quels que soient leur métier et leur niveau hiérarchique. Peut-être plus particulièrement les intervenants de proximité. Ainsi, ceux qui se rendent au domicile des familles – ce que j’ai longtemps fait – reçoivent la pathologie familiale en pleine figure quand la porte s’ouvre. Je pense aussi aux auxiliaires de puériculture et aux éducatrices qui exercent en pouponnières ou en foyers de l’enfance, ainsi qu’aux assistantes familiales chez qui les enfants sont placés.

M. G. Pris en sandwich entre les équipes de terrain et la direction qui leur demande une rentabilité de plus en plus grande, les cadres intermédiaires sont aussi parmi les plus exposés. Quant aux juges, qui ont à connaître les situations les plus complexes, celles dans lesquelles la famille n’accepte pas d’aide, ils sont aussi très éprouvés et souvent plus isolés que les travailleurs sociaux dans les institutions.

M. L. Dans les institutions, les méthodes actuelles de management et de gestion des ressources humaines ne font qu’aggraver les choses. Par exemple, quand on parle de la polyvalence des professionnels, cela signifie qu’on leur demande souvent d’intervenir dans un domaine pour lequel ils n’ont pas été spécifiquement formés et ne disposent pas de ressources théoriques. On dilue ainsi leur identité professionnelle, et ces intervenants sont encore plus déstabilisés par les situations de défaillances parentales graves.

Comment mieux armer les professionnels de la protection de l’enfance ?

M. G. C’est un travail préalable et permanent. Préalable, c’est-à-dire que, lors des formations initiales, puis continues, les professionnels doivent être mis au fait des troubles graves de la parentalité et de leurs effets sur les enfants comme sur eux-mêmes.

M. L. C’est un travail permanent, parce que, chaque fois, la dramaturgie du lien se rejoue et vous expose à la même violence émotionnelle. La théorie ne suffit pas, même si elle aide à identifier les processus en jeu et à aller vers des espaces d’analyse des pratiques ou de supervision.

M. G. De tels soutiens devraient être une impérieuse obligation des institutions. Et le devenir de chaque professionnel ne doit pas laisser l’encadrement indifférent. Pourquoi cet arrêt de travail ? Ce départ ? Cette demande de réorientation ? Il faut donner sens à tous ces signes évidents de souffrance qui passent trop souvent inaperçus.

M. L. Je pense, comme Marceline, que connaître les perturbations relationnelles auxquelles on sera immanquablement exposé peut diminuer son vécu d’impuissance, mais que cette connaissance n’est pas suffisante pour conduire son action dans de bonnes conditions. On sait, par exemple, que lorsqu’ils entrent en contact avec l’assistante familiale à qui ils sont confiés, les enfants vont utiliser les moyens qu’ils ont de communiquer et les représentations de l’autre qu’ils ont construites. Or cet autre n’est pas du tout vu comme quelqu’un de fiable, à même de vous protéger, mais au contraire comme quelqu’un de menaçant, qui n’est jamais là quand vous en avez besoin. Ces enfants vont donc entraîner leurs accueillantes dans un lien qui risque d’être aussi pathologique que le lien à leurs parents. Il faut d’emblée que les assistantes familiales le sachent, mais aussi qu’elles puissent bénéficier, dans la durée, d’un accompagnement de qualité.

Comment caractériseriez-vous la « qualité » de tels accompagnements ?

M. L. Je crois qu’on ne peut pas lire de trop près ! Autrement dit, les psychologues cliniciens ou les psychiatres qui animent les réunions institutionnelles et les réunions de réseau, ainsi que les dispositifs spécifiques de soutien aux professionnels, ne doivent pas être impliqués dans les situations évoquées. Sinon eux-mêmes risquent d’être très vite happés par la dynamique familiale. Il faut, en outre, que ces tiers extérieurs aient l’expérience du terrain, faute de quoi ils adressent aux travailleurs sociaux quelque chose d’inaudible pour eux à ce moment-là, comme : « Réfléchissez sur vous-mêmes ? » ou « Vous ne croyez pas que vous investissez trop cette situation ? ».

M. G. Les professionnels sont ainsi renvoyés à leur culpabilité et à leur isolement. Moralité : ils se taisent. C’est précisément pour rompre ce silence que nous publions cet ouvrage. Pour que la souffrance des professionnels puisse se repérer et se dire, se partager et se faire accompagner.

UNE SOUFFRANCE QU’ON NE VEUT PLUS CACHER

Proposer un cadre pour exprimer sa souffrance, mais aussi pour la penser et transmettre par écrit ses ressentis et réflexions à d’autres professionnels, tel a été le principe de la formation-recherche-action que Marceline Gabel et Martine Lamour ont co-animée de 2006 à 2008 au Centre d’ouverture psychologique et sociale (COPES). Les formatrices y ont réuni deux petits groupes de professionnels de métiers et niveaux d’expérience variés, exerçant en première ligne ou en tant que cadres dans différents types d’institutions (protection maternelle et infantile, aide sociale à l’enfance [Ase], placements familiaux associatifs ou de l’ASE, services d’investigation et d’aide en milieu ouvert, centres médico-sociaux, notamment). Certains professionnels ont suivi un cycle de deux ans à raison de deux jours trois fois par an, d’autres un cycle d’un an rythmé par quatre rencontres de deux jours. Chaque session de deux jours commençait par le bilan des effets de la rencontre précédente sur le cheminement intellectuel et la pratique de chacun. Suivaient des exposés de situations par les participants, puis une analyse de celles-ci, l’intervention d’un expert, une présentation de lectures avec une importante sélection bibliographique – dont l’ouvrage se fait largement écho – et la préparation de la session suivante en fonction des demandes des stagiaires.

« Prévenir et traiter la souffrance des professionnels peut se concevoir comme une démarche en quatre temps », précise Martine Lamour. Le premier consiste à identifier les processus en jeu ; le second à permettre aux professionnels d’exprimer leurs ressentis douloureux ; le troisième, à donner sens à ces derniers pour mieux en dégager les intéressés ; le quatrième temps est celui du partage des repères théoriques et cliniques nécessaires à la compréhension et à l’évaluation de ces situations familiales complexes qui mettent à mal les intervenants. Les situations et ressentis décrits dans cet ouvrage n’ont rien d’exceptionnel, soulignent les formatrices : ils illustrent les difficultés – voire la maltraitance institutionnelle – que chacun peut rencontrer dans sa pratique. « Un chantier est ouvert », se réjouit Marceline Gabel : « Le mot “souffrance” peut être prononcé sans qu’il signifie, pour autant, incompétence ou échec ! »

Notes

(1) Ed. érès – 25 €.

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