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Réinsertio durable

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Depuis plus de trente ans, l’Association de lutte contre le gaspillage conjugue insertion des publics éloignés de l’emploi et développement durable. Ce pionnier du recyclage dans le Jura a progressivement multiplié les liens avec les acteurs économiques locaux et développé des actions de professionnalisation.

« Vêtements pour enfants », « accessoires plage », « chaussures femmes hiver »… Dans ce grand hangar un peu triste, situé à la périphérie de la petite ville jurassienne de Champagnole, des cartons pleins s’entassent un peu partout. Devant un tapis roulant, deux femmes examinent minutieusement des vêtements qui viennent d’arriver. L’œil aguerri et le geste précis, elles vérifient qu’il ne manque aucun bouton, qu’ils n’ont ni accrocs ni taches, avant de les répartir dans des bacs destinés à alimenter les trois friperies de l’association. Quant aux recalés, ils finissent dans de grands sacs de rebut et seront revendus à une entreprise extérieure. Françoise Cappai est arrivée ici depuis plus de un an. Après avoir quitté Marseille et s’être séparée de son conjoint, cette mère de trois enfants a atterri, voici trois ans, dans un minuscule village du Jura. Sans travail et sans moyen de locomotion, cette quadragénaire plus habituée à la vie urbaine a fini par être gagnée par la déprime. « Je me suis très vite retrouvée coincée, raconte-t-elle. Je ne voyais pas grand monde, je m’ennuyais et j’étais un peu “à côté de la plaque”. Ici, j’ai retrouvé un rythme, avec des horaires et aussi un soutien et une ouverture sur l’extérieur. Ce qui me permet de rester dans la société. »

Comme Françoise Cappai, tout au long de l’année, près de 90 personnes récupèrent, trient, revalorisent et revendent toutes sortes d’objets, de matériaux et de vêtements au sein de l’Association de lutte contre le gaspillage (ALCG) (1). Créée en 1978 par d’anciens animateurs d’Emmaüs, l’ALCG a été l’une des premières structures d’insertion par l’activité économique à investir le secteur de l’environnement. L’association démarre à Poligny, petite ville de moins de 5 000 habitants. Il s’agit au départ d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) qui accueille, dans un esprit très spontané et communautaire, des personnes en rupture, des jeunes et moins jeunes en marge et des routards venus d’un peu partout. Dans ce lieu de vie militant, tout le monde se mobilise alors pour combattre les effets de la « société de surconsommation » à travers des activités de récupération. La philosophie de l’association, qui n’a pas changé, tient en quelques mots : il s’agit de « s’attaquer au double gâchis des hommes et des matières premières ».

En 1989, avec la mise en œuvre du revenu minimum d’insertion, l’ALCG s’adapte à un contexte économique et social qui a changé et concentre son action sur l’accompagnement vers le retour à l’emploi. « A ce moment-là, les gens trouvaient plus facilement des logements sur le territoire, et la priorité était alors davantage de les aider à trouver une solution professionnelle », explique Emilie Mege, responsable de l’accompagnement socioprofessionnel. Dans le même temps, l’association commence à ouvrir d’autres sites dans le département pour étendre ses activités de collecte, de tri et de revente dans des bric-à-brac et des friperies. Aujourd’hui, l’ALCG est présente dans cinq villes du Jura (2) et 32 professionnels suivent les personnes sur le chemin de l’insertion.

Impulser une nouvelle dynamique

Les hommes et les femmes qui arrivent à l’ALCG ont pour la plupart cumulé les difficultés au cours de leur vie et se trouvent très éloignés de l’emploi. Nombre d’entre eux ont connu des échecs scolaires répétés et possèdent un faible niveau de qualification. Certains se débattent avec des problèmes d’addiction ou sont dans des situations de souffrance psychique, tandis que d’autres éprouvent des difficultés importantes de logement ou de déplacement. Lors de l’entretien d’embauche, les professionnels de l’ALCG sont très attentifs aux parcours des personnes et à la nature de leurs difficultés avant de les faire entrer dans une démarche d’insertion. « Nous vérifions qu’il n’y a pas de problématiques trop lourdes qui viendraient empêcher la personne de travailler. Les contrats aidés étant devenus beaucoup plus rigides, il faut s’assurer que ce parcours arrive au bon moment pour la personne. Il vaut donc mieux réorienter quelqu’un qui n’a pas encore de logement stable ou qui n’est pas capable de s’abstenir de consommer de l’alcool quelques heures, plutôt que de prendre le risque de lui faire rater cette opportunité », souligne Emilie Mege.

Beaucoup de ceux qui ont signé un contrat de travail à l’ALCG ne trouvaient plus leur place dans la société et avaient fini par perdre toute confiance et estime de soi. Licencié en 2008, à la suite d’un problème de santé, par l’entreprise de décolletage dans laquelle il occupait un poste de fraiseur, Alain Magelli a connu deux années de chômage éprouvantes. « C’est très dur de se lever le matin en se demandant ce qu’on va faire et en sachant qu’on ne va voir personne, qu’on ne va pas avoir de contacts dans le cadre d’un travail », confie cet ancien ébéniste de 52 ans. Une des premières tâches des accompagnants socioprofessionnels et des encadrants techniques consiste donc à refaire émerger chez les hommes et femmes en insertion une motivation et une dynamique au travers d’une activité, à les aider à retrouver un cadre avec des horaires, des règles de travail et des consignes de sécurité à respecter. « Ici, l’objectif est de stabiliser les personnes pour leur permettre d’aller de l’avant. Je leur apprends à tenir une certaine cadence, à servir le client pour ceux qui travaillent dans les bric-à-brac et, surtout, je leur répète qu’il faut se sentir bien dans son travail pour pouvoir bien travailler », explique Cornélius Gilezan, encadrant technique à l’atelier textile de Champagnole.

Un critère d’orientation : l’autonomie

Selon les profils, les prédispositions et les projets professionnels de chacun, accompagnants et encadrants dirigent les personnes vers des activités de collecte, de revalorisation ou de vente. Les personnes les plus autonomes seront plutôt orientées, après s’être familiarisées avec le domaine d’activité de l’ALCG, vers les six ou sept postes existant dans les déchèteries de la région. « Pour ce type de travail, il faut des personnes qui puissent être fiables immédiatement, indépendantes et qui sachent faire preuve d’initiative pour recevoir la clientèle, précise Emilie Mege. Elles doivent pouvoir expliquer aux clients qui nous sommes, pourquoi on cherche à récupérer des matériaux en déchèterie et les convaincre de nous les donner. » Des postes qui se révèlent très intéressants en termes de professionnalisation et de développement de compétences exploitables en entreprise. Pour le reste, la grande majorité des postes disponibles se répartissent entre les activités de collecte (avec à la clé des possibilités d’emplois de chauffeurs-livreurs), de revalorisation (davantage destinées à préparer les publics en insertion à des emplois dans le commerce) et de destruction de déchets (préparant à travailler sur des machines industrielles).

Un peu plus loin dans le vaste bâtiment de Champagnole, l’encadrant technique suit avec attention les personnes qui effectuent le travail de tri et de destruction des vieux papiers destinés à être réintroduits dans la filière. Ici, on récupère tout ce qui peut être recyclé. Les journaux, prospectus, cartons et plastiques sont séparés et mis dans des presses à balles avant d’être revendus, tandis que les radios médicales sont envoyées à des entreprises spécialisées pour en extraire l’argent et que les cartouches d’imprimantes sont déconditionnées et réexpédiées vers une autre structure d’insertion. Après avoir travaillé au tri, Alain Magelli a été mis en poste sur un broyeur de papiers confidentiels. Une activité qu’il trouve utile : « Ici, il faut avoir l’œil pour éviter que certains éléments, comme les trombones ou les matières plastiques, passent dans la machine. Et puis c’est bien de se dire qu’on contribue à préserver la nature. » Depuis quelques années, le développement de l’activité liée à la collecte et à la destruction de documents confidentiels appartenant à des administrations, des banques ou des laboratoires a compensé en partie la diminution du chiffre d’affaires liée à la baisse des prix de certaines matières premières –? tels le carton et le papier, qui ont chuté lors de la crise économique de 2008. « La destruction des papiers confidentiels est rentable dans la mesure où nous faisons « travailler » trois fois le papier. On est payé quand on va le chercher, quand on le détruit et quand on le revend. Mais c’est aussi une activité très intéressante en matière d’insertion, car elle nous permet de nous rapprocher des postes sur machines existant dans l’industrie », commente Jean-Michel Rozand, chargé de développement à l’ALCG.

La professionnalisation des publics

Ce rapprochement avec les réalités économiques locales a été amorcé depuis une dizaine d’années par les responsables de l’association. A la fin des années 1990, le taux d’insertion professionnelle des personnes suivies au sein de l’ALCG ne dépassait pas 6 %. Un piètre résultat, dû au manque d’adéquation entre les opportunités de travail existant localement et les parcours menés dans l’association par les publics très éloignés de l’emploi. Il a fallu notamment revenir sur une nomenclature inadaptée des postes de travail, se souvient Xavier Collard, l’ancien directeur de l’ALCG. « A cette époque, nous étions encore sur des métiers émergents et nous avions établi une classification complètement empirique des postes. Nous avions identifié 48 fiches de postes différentes : vendeurs, caissières, chauffeurs-livreurs, agents de tri ou de revalorisation des matériaux… » Avec son équipe, le directeur de l’époque redéfinit les postes, de manière qu’ils soient davantage en phase avec ce qui existe dans les entreprises classiques. Les encadrants s’efforcent également de ne plus rester centrés exclusivement sur le projet professionnel des personnes et de se tourner davantage vers les modalités favorisant un véritable retour à l’emploi. « Nous avions tendance à trop nous enfermer dans les difficultés des personnes pour essayer de lever ce qui nous paraissait être des freins au retour à l’emploi. Mais nous nous sommes aperçus qu’on ne croisait pas suffisamment avec toutes les potentialités du territoire », note Emilie Mege.

Depuis plusieurs années, l’association a donc développé une démarche de professionnalisation de ses publics. Elle s’est attachée à créer des passerelles avec les entreprises locales et à sortir d’une logique d’« outil », pour devenir un acteur à part entière du développement économique du territoire. L’équipe a ainsi mis en place un système de jurys professionnels pour évaluer les expériences engrangées par les personnes tout au long de leur parcours d’insertion. Composé de trois recruteurs potentiels évoluant dans le secteur correspondant, chaque jury examine le « dossier d’expérience » préparé par la personne avec l’aide de son accompagnant. Il peut alors valider les acquis accumulés au sein de l’ALCG en délivrant une attestation de compétences et de capacité qui aidera la personne dans ses futures recherches d’emploi. Parallèlement, l’association a lancé une action de simulation d’entretien d’embauche, associant une journée de formation aux techniques de recherche d’emploi et le passage d’un entretien en conditions réelles avec un chef d’entreprise.

Dans un premier temps, ces actions de professionnalisation ont surtout fait évoluer le regard très négatif que portaient le plus souvent les responsables d’entreprise sur les publics accueillis par l’association. « Nous nous sommes aperçus que certaines personnes chez nous étaient systématiquement écartées par les entreprises industrielles ou de travail temporaire, qui connaissaient pourtant des difficultés de recrutement sur des postes à bas niveau de qualification, raconte la responsable de l’accompagnement socioprofessionnel. Les dirigeants de ces sociétés nous disaient qu’ils ne pouvaient pas embaucher des personnes qui sortaient de prison ou qui étaient handicapées. Il a fallu un travail important pour arriver à changer les représentations de l’ALCG que pouvaient avoir les entreprises. »

L’association a ensuite lancé, en 2008, une action de gestion territoriale des emplois et des compétences (GTEC) sur un bassin d’emploi du département. Le projet « Territoire d’emploi » (3) développé dans le cadre de cette action a autorisé l’élaboration de parcours qualifiants sur-mesure en associant un organisme de formation et des entreprises du bassin de Revermont, au sud de Lons-le-Saunier. Une façon de mettre en place le chaînon manquant entre des personnes en insertion et des PME qui ne trouvaient pas de candidats pour des postes précis, tel celui d’opérateur polyvalent sur machine à commandes numériques. « Nous savions former des opérateurs sur des machines classiques, mais pas sur ces machines particulières, et nous nous sommes rapprochés d’un organisme de branche, l’Association de formation professionnelle de l’industrie, pour faire bénéficier certaines personnes chez nous d’un parcours de qualification adapté aux demandes que nous faisaient les entreprises », explique Emilie Mege.

Un résultat encore modeste

Après une période de préparation destinée à les familiariser avec les postes en milieu industriel et à les remettre à niveau, six salariés de l’ALCG ont pu intégrer l’an dernier un circuit de qualification en alternance et signer ensuite des contrats de travail classiques dans des entreprises de la région. Un résultat qui peut sembler modeste, au regard des deux années de travail qui ont été nécessaires pour décrocher ces contrats, reconnaissent les responsables de l’association, mais qui montre malgré tout qu’il est possible de donner à ces personnes très éloignées du travail les mêmes armes que n’importe quel autre demandeur d’emploi. Sans compter les effets indirects et à plus long terme qui permettent par exemple de se dégager progressivement d’une logique d’instrumentalisation, précise l’actuel directeur de l’ALCG, Alain Juillerat : « Grâce à la mise en œuvre de cette gestion territoriale des emplois et des compétences, nous pouvons parler d’égal à égal avec les entreprises et sommes reconnus par les différents acteurs économiques et sociaux du département, qu’il s’agisse de la chambre des métiers, de la maison de l’emploi ou de la chambre de commerce et d’industrie. »

Au-delà des retombées indirectes de cette action, le virage amorcé par l’association pour développer la professionnalisation a amélioré sensiblement l’insertion des publics. Ainsi, l’an dernier, près de 50 % des personnes accompagnées par les équipes de l’ALCG ont trouvé une solution en matière d’emploi ou de formation. Pour les responsables, ces résultats montrent qu’il est urgent de sortir des schémas existants pour faire face aux difficultés économiques qui touchent les territoires du département, et surtout pour affronter les défis auxquels l’association est d’ores et déjà confrontée. « Au début, des structures comme la nôtre ont comblé des vides qui n’intéressaient pas l’économie marchande. Mais aujourd’hui l’environnement représente de vrais enjeux économiques, et il devient beaucoup plus difficile de tirer son épingle du jeu face aux offres des grands groupes industriels intervenant dans ce domaine. Demain, il faudra sans doute acheter des déchets, ce qui n’est ni dans notre culture ni dans nos moyens », analyse Alain Juillerat. Il faudra, là encore, explorer des voies nouvelles, mettre en place des collaborations avec d’autres structures, se tourner, pourquoi pas, vers d’autres types d’activités (comme la collecte et la revente de déchets de bois) et imaginer d’autres solutions (auto-écoles d’insertion, garages sociaux et solidaires…) pour améliorer la mobilité des personnes en insertion.

Depuis qu’elle a poussé la porte de l’association, Françoise Cappai a commencé à prendre des leçons de conduite. Elle a aussi trouvé un logement dans une ville plus importante et a repris une formation pour être assistante de vie. « A l’ALCG, j’ai appris à bien “ranger” les choses. Ici, on ne trie pas que des fringues ou des objets, on trie aussi des choses de notre vie », souligne la jeune femme en souriant.

Notes

(1) ALCG : rue Jean-Eschbach – 39800 Poligny – Tél. 03 84 37 11 46.

(2) Poligny, Dôle, Villette-les-Dôle, Champagnole et Morez.

(3) En 2009, ce projet s’est vu décerner par la Fondation de France un des prix intitulés « S’unir pour agir ».

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