Recevoir la newsletter

« La santé et le social sont créateurs de richesses »

Article réservé aux abonnés

La France souffre-t-elle d’un mal spécifique qui l’empêcherait de renouer avec la croissance et l’emploi ? Pour l’économiste Philippe Askenazy, ce sont en réalité les erreurs d’analyse des responsables politiques depuis quarante ans qui perpétuent le marasme hexagonal. Dans son ouvrage « Les décennies aveugles », il plaide pour un changement de perspective.

Sur le plan économique, les Français sont souvent décrits comme frileux, peu confiants en eux-mêmes, colbertistes. Or, selon vous, ces idées reçues n’ont pas de fondement…

On a en effet tendance à charger les Français de tous les défauts. L’idée qu’ils se refuseraient à la réforme date des années 1970, avec les ouvrages d’Alain Peyrefitte. Et cette rengaine a été reprise, étonnamment, par une partie de la gauche. Mais ce discours sur le mal français ne repose que sur très peu d’éléments tangibles. En réalité, les Français sont comme la moyenne des Européens. Ils travaillent, ils s’éduquent, ils ont des motivations similaires… Ils se montrent même les plus attachés à la valeur travail parmi les Européens. Et avec un temps de travail légèrement inférieur à la moyenne, notre productivité horaire est la plus élevée, avec celle des Belges. Ce qui nous distingue, c’est surtout un chômage de masse quasi continu depuis quarante ans, alors que beaucoup de nos voisins ont connu des embellies.

D’où viennent alors nos difficultés économiques et sociales ?

Certains phénomènes économiques peuvent toucher tous les pays. On oublie, par exemple, que dans les années 1970 la Grande-Bretagne se trouvait dans une situation budgétaire proche de celle de la Grèce aujourd’hui. La plupart des pays ont d’ailleurs connu à cette époque des difficultés, liées en partie au premier choc pétrolier, mais surtout à une transformation en profondeur de leurs économies. La France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne comptaient encore des centaines de milliers de mineurs et la part de l’industrie lourde restait très importante. Tout cela a progressivement disparu avec la révolution industrielle, qui a vu émerger les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Tous les pays ont eu à faire face à cette transition majeure. Si la France a souffert, c’est avant tout du fait qu’aucun de ses gouvernements n’a su saisir pleinement les opportunités de ces transformations pour résorber le chômage. Notre problème réside principalement dans cette absence d’une vision, chez les politiques de droite comme de gauche, de ce que pourrait être une France davantage conquérante.

Nous avons coutume de nous inspirer des modèles socio-économiques qui marchent dans d’autres pays. Une mauvaise habitude, dites-vous. Pour quelle raison ?

Prendre exemple sur un modèle qui a du succès au moment présent, c’est en réalité regarder vers le passé. Le cas de l’Irlande est frappant. Jusqu’en 2007, ce pays était montré en exemple de ce qu’il fallait faire, notamment en matière de baisses d’impôts. Mais ce modèle avait été lancé une douzaine d’années plus tôt. En 2007, il était déjà trop tard pour se lancer dans une telle politique. D’ailleurs, depuis, l’économie de ce pays s’est écroulée. A chaque fois que l’on a voulu imiter un modèle économique conçu ailleurs, on a copié quelque chose déjà arrivé dans sa phase déclinante. Comme dans les années 1980, lorsqu’on a voulu copier le libéralisme financier britannique, ou au début des années 1990 avec les temps partiels des Pays-Bas.

Vous vous montrez particulièrement critique à l’égard de l’action de Raymond Barre, Premier ministre de 1976 à 1981…

Le chômage des jeunes se monte actuellement à environ 25 %. Or ce chiffre avait pratiquement été atteint en 1981, avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, alors qu’il n’était que de 5 % lors de l’entrée de Raymond Barre à Matignon. Celui-ci a pourtant développé toute une série de plans en faveur des jeunes, mais il a commis une série d’erreurs dont nous payons toujours le prix aujourd’hui. Sa vision de ce qu’était la jeunesse et des besoins de l’économie future était totalement erronée. Pour lui, le problème était le refus des jeunes Français d’occuper des métiers manuels. Or, en 1970, une grande part de ces métiers étaient appelés à disparaître. Nous n’avons pas, comme nos voisins, entrepris un effort éducatif important en direction des nouveaux métiers, et beaucoup de jeunes se sont retrouvés dans des voies de garage. La seconde erreur a été d’imaginer qu’en changeant les règles du marché du travail on allait créer plus d’emplois. Raymond Barre a en fait précarisé l’emploi des jeunes en subventionnant leur embauche par les entreprises via des contrats à durée déterminée. Le résultat a été que les entreprises ont délaissé progressivement les CDI pour embaucher majoritairement les jeunes en CDD. Et il est très difficile de revenir en arrière.

La gauche au pouvoir, dans les années 1980 puis entre 1997 et 2002, a-t-elle fait beaucoup mieux ?

La droite comme la gauche se sont enfermées dans des pièges politiques. Si un gouvernement décrétait du jour au lendemain de mettre fin à tous les contrats aidés destinés à soutenir l’emploi des jeunes, cela se traduirait inévitablement par une hausse du chômage des jeunes pendant plusieurs mois. Aucun gouvernement n’a le courage de prendre une telle décision. Nos responsables, pour des raisons strictement électorales, sont obligés de faire perdurer le système actuel, bien qu’il favorise la précarisation des jeunes. De même, le discours sur les travailleurs immigrés est tellement ancré dans l’opinion publique qu’aucun homme politique, de droite comme de gauche, ne peut affirmer publiquement que l’immigration n’a rien à voir avec le chômage massif que nous connaissons. Ce qui n’est pourtant que la vérité. Malheureusement, la stigmatisation de l’immigré comme étant celui qui prend l’emploi des Français a été forgée dans la tête des Français, par la droite classique, dès les années 1970.

Pourquoi les différents dispositifs d’incitation conçus pour relancer la croissance et créer des emplois ne marchent-ils pas ?

Ces dispositifs présentent une certaine efficacité, mais elle est très coûteuse car ils se cannibalisent. Par exemple, on met en place des allégements généraux de charges sociales sur les bas salaires, alors que l’on accorde d’autres allégements dans certains secteurs ruraux et dans les zones franches urbaines. Au total, lorsqu’on additionne le coût de tous ces dispositifs, on ne s’y retrouve pas. On estime qu’environ 500 000 emplois sont ainsi financés, pour un coût de l’ordre de 30 milliards d’euros. Chaque travailleur embauché de cette façon reviendrait donc à 60 000 €. Avec cette somme, on pourrait créer deux postes d’enseignants ou de travailleurs sociaux. Il faut inverser cette dynamique pour retrouver des financements. Il serait en effet possible de transférer une part significative de ces sommes dépensées à fonds perdus pour couvrir les besoins considérables qui existent, notamment dans l’éducation et la justice. Cela n’apporterait peut-être pas plus de croissance économique, mais sans doute davantage de bien-être à la population. En outre, il ne s’agit pas de sommes nécessairement colossales : 10 milliards d’euros peuvent sembler beaucoup, mais permettraient de financer 250 000 emplois dans le secteur public.

Dans quels domaines la France pourrait-elle chercher la croissance et l’emploi ?

Se fixer des objectifs industriels consiste à se projeter dans l’avenir pour anticiper les besoins de nos économies. Je mets l’accent, dans mon ouvrage, sur deux secteurs que je considère comme des industries créatrices de richesse et qui n’appartiennent pas au secteur secondaire manufacturier. Il s’agit de la santé et de l’éducation supérieure. Après la mobilité des marchandises et des capitaux vient en effet aujourd’hui la mobilité des clients. Il existe au niveau européen une mobilité des patients du système de soins et, au niveau mondial, une mobilité des étudiants de l’enseignement supérieur. La France a des atouts à faire valoir dans ces domaines. Notre secteur de la santé est reconnu internationalement. Déjà, chaque année, environ 1milliard d’euros sont reversés par les systèmes de sécurité sociale d’autres pays pour des personnes venues se faire soigner chez nous. Un milliard d’euros, cela représente quatre ou cinq Airbus A320. C’est déjà de l’industrie. Néanmoins, si l’on avait l’ambition de faire de la France l’hôpital de l’Europe, il faudrait commencer par former suffisamment de personnels soignants. Or les métiers du soin sont dans une logique malthusienne. On ne voit trop souvent que le coût qu’ils représentent. C’est d’ailleurs la même chose pour les métiers sociaux ou de l’éducation. Il faut renverser cette logique car la santé et le social sont créateurs de richesses. Il ne faut plus les voir comme un coût, mais comme un investissement.

REPÈRES

Philippe Askenazy est économiste, directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris. Il publie Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010 (Ed. Seuil, 2011). Il est également l’auteur des Désordres du travail (Ed. Seuil, 2004).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur