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« Prendre en compte la souffrance psychique liée aux troubles du voisinage »

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La recrudescence des troubles du voisinage marque une dégradation des conditions du vivre ensemble et un isolement de plus en plus grand de la population. Les bailleurs sociaux s’alarment de la souffrance psychique qui accompagne nombre de plaintes. Pour Jean Furtos, psychiatre et coordonnateur d’une recherche conduite pendant quatre ans par l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité(ONSMP-Orspere), il est temps que les acteurs de la psychiatrie et du social s’emparent du sujet.

Avec le voisinage, nous pénétrons dans la sphère privée. Pourquoi des chercheurs s’engagent-ils dans une enquête sur les troubles que l’on peut y rencontrer (1) ?

C’est justement parce que ce qui, en principe, doit rester dans la sphère privée déborde. La problématique du voisinage et de ses troubles a été révélée par les bailleurs sociaux. Un peu partout ils se sont mis à faire appel au secteur de psychiatrie adulte pour examiner des situations considérées comme de plus en plus préoccupantes. Ils exprimaient un même sentiment d’impuissance face à ce qui leur apparaissait comme des problèmes de santé mentale lourds. Le rapport Lazarus de 1995 avait révélé le même phénomène à propos de la situation des allocataires du RMI (2) dont, pour la première fois, on reconnaissait la souffrance psychique ainsi que la difficulté de la réduire via les procédures de contrat et d’insertion.

Plus récemment, ce souci a été repris à sa manière par le législateur. Dans la loi sur la prévention de la délinquance du 5 mars 2007, celui-ci authentifie les troubles du voisinage comme susceptibles d’être sanctionnés par le maire, faisant craindre qu’une orientation sécuritaire ne l’emporte dans la régulation des difficultés.

D’où vient ce regain de sensibilité à cette problématique ?

La question du voisinage est à la rencontre de multiples problématiques où se jouent l’exclusion, le vivre ensemble, et quelquefois la paix civile. Dans les années 1990, on était exclu parce qu’on n’avait pas de travail. Aujourd’hui, la précarité professionnelle est telle que l’exclusion ne se pose plus seulement par rapport à l’emploi, mais par rapport à la possession ou pas d’un logement, à tel point que, selon certains sondages, 60 % des Français ont peur de devenir SDF. Derrière les troubles du voisinage, nous voyons ainsi se profiler des grandes questions de société. Celle de l’affaiblissement de la cohésion sociale, en lien avec l’individualisation croissante. Celle de notre capacité de traitement des discriminations et de l’exclusion à l’égard des personnes les plus vulnérables. Celle aussi de la gestion des questions de santé mentale dans la ville, notamment à travers la présence plus forte des malades mentaux depuis la diminution des lits dans les hôpitaux psychiatriques. Enfin, le nouveau rôle de garant des sécurités élémentaires donné aux élus locaux les conduit à intervenir sur des sujets qui relevaient jusqu’alors de la qualité du vivre ensemble.

Comment aborde-t-on un champ aussi vaste et aussi peu étudié ?

Notre objectif était d’analyser les phénomènes, les modes de sollicitation des différents professionnels et de faire des propositions, en partant du postulat qu’une approche en termes de santé mentale rendrait mieux compte des difficultés qu’une approche centrée sur la sécurité publique. Nous avons choisi trois sites expérimentaux très différents : la Goutte-d’Or, à Paris, un quartier qui possède une longue tradition d’accueil des étrangers et une accoutumance plus récente aux usagers de drogue ; Vaulx-en-Velin, dans l’est lyonnais, un quartier plongé dans une vaste opération de renouvellement urbain ; et Rennes, une grande ville de province qui a une solide tradition de bailleurs sociaux en pointe dans l’approche des problèmes de voisinage. Sur chacun des sites est intervenu un binôme sociologue-psychologue. Un double regard indispensable car, dans bien des situations, nous sommes face à une souffrance dont on ne peut plus distinguer ce qui relève du psychologique, au sens des troubles psychiques, de ce qui relève du social, au sens de la pauvreté ou du chômage. C’est ce que nous appelons la clinique psychosociale, autrement dit la prise en compte d’une souffrance psychique sur les lieux du social. Au niveau des professionnels du terrain, cela se traduit par un malaise : on a envie d’aider l’autre, mais on ne sait pas comment.

A-t-on pu mieux définir ces troubles ?

Le trouble est une composante ordinaire de la vie de voisinage et son étude n’est intéressante qu’en ce qu’elle nous révèle des modifications du vivre ensemble. On pourrait le définir comme une expansion dérangeante de l’espace intime d’un individu ou d’un groupe d’individus dans l’espace semi-public ou public au regard d’une norme commune de coexistence sur le territoire considéré, que ce soit par le bruit, l’odeur, la violence, voire encore par une manière de vivre différente. La limite entre le supportable et l’insupportable est le plus souvent difficilement saisissable, dépendant de niveaux de tolérance très localisés qui varient d’une cage d’escalier à l’autre, d’un quartier à l’autre, en fonction des habitants et de leur histoire. Ce qui est certain, c’est qu’avec la montée des petits troubles quotidiens, les frontières entre espaces privés respectifs et espaces publics sont brouillées. Chez certains habitants, la dégradation ressentie de la qualité de vie suscite une exaspération en même temps que la focalisation sur des troubles très pointus. On note à l’extrême des cas d’acouphènes ou d’hallucinations chroniques de bruits chez le voisin, qui reflètent cette évolution de la sensibilité. Chez d’autres, l’exaspération se traduit par de l’agressivité et des réactions qui affectent la civilité des relations de voisinage. La dégradation des conditions de vie sur certains ensembles d’habitations (logements stigmatisés, terreur ambiante, actes de délinquance) contribue aussi à ancrer un sentiment de persécution. Celui-ci peut parfois apparaître comme un processus retourné sur soi, avec la difficulté de faire reconnaître sa souffrance. Au point que l’absence de plainte peut constituer paradoxalement un indicateur négatif de santé mentale dans un quartier.

Pourtant, notre surprise a été de constater que, plus que les violences et les débordements graves, l’absence totale de troubles correspondait statistiquement à un problème de santé mentale majeur. Les débordements peuvent toujours se régler, mais quand il n’y a même plus de troubles, les gens peuvent mourir sur place, allégoriquement ou réellement, sans que quiconque soit au courant. Ce sont des habitants qui ne sortent plus, connaissent souvent des problèmes d’hygiène et peuvent parfois accumuler des mètres cubes de déchets et d’objets. Un grand nombre de ces situations préoccupent les acteurs de l’habitat et les secteurs de psychiatrie. Et le phénomène est largement sous évalué, puisque nous pensons que cette forme d’auto-internement pourrait toucher entre 5 et 10 % de la population : hommes seuls, femmes seules, couples mère-fille, personnes âgées.

Quelle est la part de la pathologie mentale ?

L’agressivité liée à la perte de la capacité à coexister, ou encore le repli et l’isolement, ne sont pas réservés aux seuls malades mentaux dûment authentifiés. Nous nous trouvons devant des phénomènes de désajustement des conditions du vivre ensemble qui concernent aussi des populations sans pathologie franche. D’ailleurs quand on donne aux travailleurs sociaux qui interviennent dans la cité les moyens psychiques pour appréhender les situations auxquelles ils sont confrontés, on s’aperçoit que, dans les trois quarts des cas, le recours à la psychiatrie est même déconseillé.

Faut-il en déduire que nous ne savons plus gérer nos problèmes ?

Les bailleurs estiment que 80 % des troubles du voisinage sont réglés spontanément entre voisins par des régulations primaires. Le problème est que, en raison du chacun chez soi, nous devenons de plus en plus intolérants aux troubles et que cette régulation primaire se perd. Le vivre ensemble devient quasiment une énigme. Peut-être aussi que l’isolement d’un nombre grandissant de personnes fait que, quand le conflit apparaît, il apparaît sur un mode majeur.

En réaction à ces tendances, de nouvelles formes de régulations plus institutionnelles se sont mises en place. Ces régulations, que nous appelons secondaires, se définissent par une fonction tiers qui peut se faire par le biais de l’intervention active de professionnels publics ou privés, ou encore d’associations. Dans le quartier de la Goutte-d’Or, nous avons, par exemple, été frappés par la manière dont les habitants s’étaient emparés des régulations secondaires par l’intermédiaire d’associations pratiquant une interrégulation habitants-usagers de drogue-mairie.

Un de nos axes a donc été de voir comment les institutions pouvaient favoriser les régulations primaires ou, au contraire, les défavoriser. Souvent, l’arrivée d’un tiers dans une situation peut faire violence aux personnes impliquées. De même, une prégnance excessive des institutions peut aggraver la fragilité des régulations entre voisins. Le travail effectué sur le terrain montre que les caractéristiques favorables sont celles qui introduisent une aire intermédiaire entre la personne et ses voisins, dans laquelle on prend le temps d’étudier la situation dans les détails avant de faire quoi que ce soit. A Rennes, par exemple, certains bailleurs sociaux organisaient des réunions régulières pour aborder toutes les situations secondarisées. Il s’agit de redonner aux personnes les moyens de faire état de ce qu’elles ressentent et d’être partie prenante des arrangements qui permettront de rétablir de la communication. L’enjeu est très important, car l’addition des troubles crée un sentiment d’insécurité psychosociale qui fait que le moindre incident suscite une peur ou une intolérance forte.

Les phénomènes que vous décrivez correspondent au champ d’action de nombreux professionnels de terrain. La limite de toute intervention n’est-elle pas justement que nous sommes dans la sphère privée ?

C’est vrai. Pour autant, face à un débordement grave, on considère dans une éthique de solidarité qu’il y a quelque chose de l’ordre du lien qui a besoin d’être aidé dans sa régulation. Cela signifie que, dans un certain nombre de cas, le privé est un concept insuffisant et qu’il convient de poser la question de la contention de soi dans le cadre d’un souci collectif de l’autre. Ce qui suppose d’avoir une vision de la santé mentale qui inclut la gestion des débordements comme faisant partie du travail ordinaire. De la même manière, on doit parfois savoir faire une proposition discrète aux gens qui se sont enfermés dans leur appartement. Si on ne considère pas cette intrusion comme normale et si la seule idéologie est le chacun chez soi, alors ces formes d’auto-internement peuvent aboutir à la mort. C’est un phénomène malheureusement fréquent dont on ne parle pas. Ce qu’il faut, c’est ne pas banaliser les troubles, même mineurs, et considérer que, dès qu’il y a plainte, les acteurs de terrain peuvent être impliqués chacun dans son métier : secteurs de psychiatrie, bailleurs, travailleurs sociaux, mairie. J’ai été très surpris à ce titre par la qualité des réponses déployées par certains bailleurs sociaux ou certains centres communaux d’action sociale. Une culture s’est répandue dans beaucoup d’endroits, d’une part d’avoir une bonne écoute des problèmes grâce à l’intervention de psychologues, d’autre part d’entamer des médiations juridiques ou sociales, notamment par l’intermédiaire de médiateurs. Dans le cas d’impayés, par exemple, qui sont assez souvent un symptôme d’abandon de soi, la simple intervention d’une assistante sociale ou d’une psychologue dépêchée par un service d’HLM peut ramener le nombre d’expulsions à quelques pour cent.

Qu’est-ce qui empêche une action plus généralisée ?

La prise en compte des personnes déclenchant des troubles importants dans leur lieu d’habitat reste de toute façon compliquée pour les intervenants des régulations secondaires. Le pire, dans ces situations, est le sentiment d’impuissance et d’isolement. Cela dit, si chaque acteur reste cantonné dans sa mission théorique, aucune dynamique partenariale n’est possible. Beaucoup de ruptures dans le suivi des personnes en difficulté ont à voir avec la fragmentation des approches de situations connues localement comme problématiques. Toute avancée dans ce champ est donc contradictoire avec une vision trop sectorielle. Et de fait, les lieux où on observe une efficacité des professionnels sont ceux sur lesquels des réseaux fonctionnent sur le mode à la fois informel et formel.

Quelles pistes d’action avez-vous identifiées ?

Le partenariat entre la psychiatrie, le travail social et les acteurs du logement se trouve au centre de l’équation. Mais dans la pratique, nous nous sommes rendu compte que le partenariat entre les seuls professionnels ne suffisait pas et que le voisinage devait être intégré à la solution. A partir du moment où le réseau mis en place n’est pas instrumentalisé comme un outil d’encadrement et de contrôle, alors le système a des chances de faire support pour la personne. Il reste que les inerties institutionnelles sont trop pesantes pour que les rencontres se fassent spontanément. Parmi les conditions facilitatrices, nous avons noté l’existence de démarches de quartiers, relevant ou non de la politique de la ville, le développement de coordinations interprofessionnelles, ou encore la présence d’un conseil local de santé mentale (3) suffisamment dynamique pour faciliter les mises en relation des acteurs et la recherche de cohérence.

Favoriser le développement des métiers transitionnels (animateurs, médiateurs, éducateurs de rue…) est également d’une grande importance. Le métier transitionnel est le contraire d’un métier où chacun serait chez soi. Par exemple, un professionnel d’un office d’HLM envoyé chez un locataire en situation d’insalubrité discute d’abord avec la personne pour voir s’il y a lieu de faire des travaux, si elle est en mesure d’être aidée, ou si un simple rappel à l’ordre suffit. Le fait que l’on puisse s’engager dans la gestion d’un problème sans réponse préconçue est justement ce qui permet de travailler ensemble. Mais pour que cela fonctionne et surtout se maintienne dans le temps, tout un travail doit être effectué dans le sens de la reconnaissance des apports des uns et des autres, ce qui suppose le développement d’une culture commune de la médiation. Peut-être aussi y aurait-il avantage à faire intégrer plus explicitement aux acteurs de proximité les problématiques relevant des troubles du voisinage sous l’angle de la santé mentale. L’idée est que chacun se sente concerné dans son métier, autrement dit que l’on cesse de penser que la solution appartient uniquement aux services de psychiatrie ou à la police.

Enfin, nous préconisons le développement de lieux-refuge. Quand la présence dans la communauté se transforme en épreuve temporairement insurmontable, il manque des endroits où l’on est un peu épaulé hors de toute institution asilaire. Cette absence de refuge pour des gens qui vont temporairement mal se pose dans une société qui postule que tout le monde devrait être autonome. Or c’est loin d’être le cas.

Vous situez vos propositions dans une « éthique de solidarité ». Pensez-vous être entendu ?

Nous sommes à la croisée des chemins. Il y avait jusqu’à présent les mots magiques de réseaux et d’interprofessionnalité qui se développaient et ceux-ci étaient favorisés par les maires. Depuis la loi de prévention de la délinquance de 2007, un modèle antagoniste se développe. La sécurité est première, chacun travaille dans son coin avec la tentation du repli. Les professionnels sont eux-mêmes maltraités par un nouveau management qui les fait intervenir sur des missions ponctuelles, ce qui s’oppose au suivi collectif de l’évolution d’une situation de voisinage. Ce n’est certes pas le moment historique le plus propice pour une souplesse de fonctionnement ; c’est pour cette raison qu’il faut y travailler par des alliances locales.

UN DÉFICIT D’INTERVENTION QUI REMONTE À LOIN

Comment expliquer que le voisinage et ses troubles ne soient pas plus présents dans les préoccupations des acteurs de la santé mentale ou du social ? Pour Benoît Eyraud, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, et chercheur associé à l’étude conduite par l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité (ONSMP-Orspere), l’histoire croisée des politiques de santé mentale et de l’habitat jusqu’au XXe siècle en est en grande partie responsable. Selon lui, ces deux politiques se sont construites autour d’une même idée : pour limiter les problèmes de cohabitation avec les fauteurs de troubles, ces derniers devaient être sortis de leur milieu. Du côté de la psychiatrie, cette logique est à l’origine du développement de structures de soins isolées du milieu de vie et du milieu urbain. Côté urbanisme, on peut voir dans la création et le développement de l’hygiénisme au XIXe siècle un souci parallèle. Le milieu de vie n’est pas pensé à partir de la promiscuité, mais à partir de découpages spatiaux censés limiter les effets considérés comme pathogènes de la cohabitation.

Cette période se termine avec la remise en cause de l’asile ou la dénonciation de l’urbanisme fonctionnel des grands ensembles et de la ghettoïsation des populations auquel il aboutit. Ainsi, dès les années 1960, la psychiatrie se redéploie sur la communauté à travers la politique de secteur : l’entourage de la personne devient la condition de sa bonne intégration dans la cité. Les politiques de la ville se détournent elles-mêmes des grands programmes pour retrouver la notion de mixité sociale. « Dans les deux cas, on essaie non plus de traiter les problèmes par la mise à distance des acteurs en présence, mais au contraire on considère que la cohabitation permettra de réguler les difficultés », explique Benoît Eyraud (4).

Mais d’autres limites vont vite apparaître. Dans les années 1980-1990, les situations d’isolement augmentent dans des proportions considérables. Soigner les troubles par une approche communautaire est rendu difficile par l’absence de proches ou de relations de voisinage. De la même manière, si les politiques de la ville cherchent à privilégier les relations existantes sur les lieux de vie, elles se retrouvent impuissantes à réguler les troubles qui naissent autour de l’immeuble.

« Aujourd’hui, les professionnels sont précisément à l’articulation de ces deux traditions d’intervention, sur le territoire d’un côté et sur les personnes de l’autre », analyse le sociologue. Interpellés par l’aggravation des troubles du voisinage, les acteurs de l’habitat ont, quant à eux, dû quitter leur positon de technicien pour intervenir sur différentes facettes du logement, en se demandant comment assurer la cohabitation de leurs locataires et en opérant pour cela la jonction avec les acteurs de santé mentale. Pour Benoît Eyraud, « la difficulté actuelle des professionnels à identifier leur place, voire à savoir comment agir, se situe dans la recherche d’un juste milieu entre un interventionnisme fort et la tentation de rester au plus proche des régulations informelles mises en place par les habitants et les voisins ».

ET LORSQU’IL N’Y A PLUS DE VOISINS, ON LES INVENTE…

L’enquête menée à Vaulx-en-Velin, l’un des trois sites retenus pour la recherche conduite par l’ONSMP-Orspere, montre tout l’enjeu social rattaché au voisinage. Après une longue série d’émeutes urbaines (1979, 1990, 2009) une vaste opération de renouvellement urbain a lieu dans cette ville à l’occasion de l’arrivée du tramway. Les chercheurs pensaient que cette période où les habitants sont déplacés allait permettre de révéler des situations de troubles du voisinage inconnues jusque-là. Or, lorsqu’ils interviennent, il ne reste plus dans les tours de 20 étages que les habitants dont on n’avait pu se débarrasser, autrement dit une population très précaire, en résistance face au processus de relogement car persuadée d’être reléguée dans des quartiers encore plus éloignés. Ces locataires s’adressent aux chercheurs en termes violents, parlant d’« assassinat » et de « déportation ». « Au fur et à mesure de notre recherche, il est devenu évident que se rejouait là toute l’histoire de la relégation de ces familles, dont les enfants traînaient en bas des tours. Toutes avaient conscience que si on ne voulait pas d’elles à l’échelle d’un bâtiment, c’est qu’on n’en voulait pas à l’échelle plus large de la collectivité », explique Agnès Josselin, sociologue (5).

Chez ces habitants qui considèrent leur isolement comme un traitement spécifique intolérable, les chercheurs observent un phénomène de recréation des voisins sous des formes fantomatiques diverses : bruits, odeurs, impression de se voir compter sur ses notes d’électricité ou de gaz la consommation d’autres personnes. « Il leur fallait à tout prix recréer du collectif », analyse Agnès Josselin.

Pour la sociologue, la leçon est claire. Une opération de renouvellement urbain dépasse le seul projet d’urbanisme. « Du côté de la communauté des habitants, ce qu’on détruit ce n’est pas uniquement de l’histoire et des murs, c’est aussi un certain vivre ensemble dont on a estimé de l’extérieur qu’il était préférable d’y mettre un terme. C’est donc en même temps l’occasion de tirer un trait sur l’échec de la gestion des troubles psycho-sociaux qui avait été tentée préalablement. »

Notes

(1) « Troubles du voisinage, la place de la santé mentale » – Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité, 2009 – Cette enquête a été effectuée à la demande du Pôle solidarité de la Fondation nationale des Caisses d’épargne. Les résultats ont été présentés lors des entretiens de la chaire de travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers, le 14 octobre 2010. Une journée de restitution avait déjà eu lieu à la Mairie de Paris le 4 mars 2010, dont les actes sont consultables sur le site www.orspere.fr.

(2) « Une souffrance qu’on ne peut plus cacher » – Antoine Lazarus, professeur de santé publique, Héléne Strohl, IGAS – Rapport du groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale », février 1995 – Disponible sur www.ladocumentationfrancaise.fr.

(3) Le conseil local de santé mentale est une instance de concertation instaurée par la circulaire du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale. Il regroupe des professionnels de la santé, du social, de l’habitat, et des représentants institutionnels (parquet, police, Education nationale).

(4) Lors des entretiens de la chaire de travail social et d’intervention sociale du CNAM, le 14 octobre 2010.

(5) Lors des entretiens de la chaire de travail social et d’intervention social du CNAM, le 14 octobre 2010.

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