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Associations : retrouver le chemin de la critique sociale

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L’histoire des associations est riche d’exemples de lutte pour l’effectivité et l’égalité des droits. Pour le sociologue Joseph Haeringer, lui-même administrateur d’une association d’action sociale, les processus collectifs à l’œuvre en leur sein leur donnent une légitimité à renouer avec la critique sociale – qui y est parfois entravée – et à dénoncer les injustices là où le discours institutionnel dominant en appelle à la responsabilité individuelle.

« Qu’ils soient directeur(-rice)s, président(e)s, mais aussi représentants du personnel ou des usagers, tous les acteurs qui assument ces fonctions consultatives, délibératives ou décisionnaires dans les associations, notamment, savent combien leur fonction est une mise à l’épreuve quasi permanente : celle de “justifier”, et non seulement d’expliquer, cette “réalité” sur laquelle tout le monde devrait pouvoir se mettre d’accord. Que l’on songe à ces moments où il est question de “faire droit” à tel ou tel individu ou groupe contre d’autres plus nombreux ; ou encore lorsqu’il s’agit d’“arbitrer” entre deux options qualifiées d’avenir par les uns et d’alignement, voire de reniement, par d’autres ; ou même quand arrive le moment de “reparler” de tel ou tel événement dans un quartier, un établissement, pour le comprendre, c’est-à-dire le qualifier…

Comment « faire du commun »?

Or y a-t-il dans cet ordre de choses un juge de paix dont l’autorité s’imposerait comme référence absolue ? Dans notre société moderne, les institutions sont censées jouer ce rôle. En décrire le déclin n’est pas nécessairement leur dénier toute fonction, mais s’obliger à repenser les termes d’une possibilité d’accord entre les individus que nous sommes, à réfléchir aux modes selon lesquels il devient possible de “faire du commun” dans une société qui semble n’avoir en commun que ce qui s’inscrit dans la logique du rationnel chiffré, de l’“utile”. Et les associations ont toute légitimité à s’institutionnaliser, c’est-à-dire à être source de sens et de règles pour les parties prenantes de l’action collective. Leur histoire est truffée d’exemples où elles ont lutté pour que justice soit rendue en termes de droits, en qualifiant d’injustes des situations de misère qui, pour certains, relevaient de la compassion.

Ce travail de la société sur elle-même est d’autant plus nécessaire que nous vivons dans un monde d’incertitudes. Cette assignation y à faire face touche tous les domaines. De nombreux auteurs y décèlent l’énigme de notre société (1). Pourquoi ne traverserait-elle pas aussi le secteur associatif dont l’histoire montre l’aptitude particulière à réagir aux aspirations sociétales, voire à les faire siennes ?

Construire une position institutionnelle

Il suffit, à titre d’exemple, d’assister à un débat entre toutes les parties prenantes d’une institution associative autour de questions telles que : “qu’en est-il de la qualité de la prestation offerte ?”, “qu’en est-il du bon fonctionnement du service ?”… A travers les réponses s’esquisse en filigrane une réelle difficulté à articuler une foule de situations concrètes et vécues avec une représentation qui puisse faire sens pour tous et constituer une référence pour l’action concrète. Dans l’hypothèse où un tel accord, ou tout au moins un compromis suffisant pour légitimer une action coordonnée, sera obtenu, celui-ci, après avoir clos le débat, sera érigé en position institutionnelle avec une autorité qui lui sera d’autant plus reconnue que le processus pour y parvenir aura été “légitimé” par la participation des uns et des autres. Et ce, jusqu’au moment où d’autres événements ou faits contraindront les mêmes ou d’autres à questionner cette représentation commune. Pour parvenir à cet accord/compromis, il n’est pas rare de faire appel à un tiers dont l’expertise pratique ou théorique sera sollicitée pour définir ce cadre commun nécessaire à la coordination de tous. Ainsi parvient-on peu à peu à passer d’un premier niveau, celui, pratique, de la vie quotidienne où l’on réagit avec ses habitudes, ses compétences et ses affects, à celui d’une représentation construite de la réalité suffisamment pertinente pour l’action, enfin à un niveau “méta” permettant de consolider ce niveau précédent. Ce processus réflexif d’institutionnalisation réanime des dynamiques associatives quand les conditions souhaitées par les acteurs sont remplies. A l’issue d’un tel travail, qui peut porter sur des divers objets (diagnostic, projet, scénarios…), les acteurs disent avoir fait l’“expérience sociale” (2) d’un “faire ensemble”, qui peut être qualifié de “co-construction”.

Ainsi se constitue une chaîne de construction d’une représentation de la réalité sociale au cœur des pratiques qui trouvera ou non son étayage dans l’organisation. Cette dernière agencera les instances et les espaces de qualification d’une manière ou d’une autre selon qu’on optera pour pousser cette dynamique jusqu’à son accomplissement dans les différents domaines de l’activité (face-à-face avec l’usager, échanges entre pairs, tâches de logiques…) ou au contraire qu’on la jugulera à l’aide de normes externes. Dans le premier cas, on identifiera un processus démocratique ; dans le second, il s’agira de structurer rationnellement à l’aide de procédures formalisées. Ou, plus fréquemment encore, l’agencement mixera les deux modèles tout en se référant à l’une ou l’autre logique dominante.

Deux paradoxes

Cependant, cette mise en forme de l’institution dans une organisation concrète censée résoudre cette incertitude initiale crée deux paradoxes générateurs de critiques et de doutes. Le premier concerne la capacité d’une telle forme à assurer la permanence d’une légitimité nécessaire à l’action, alors que, dans le quotidien, celle-ci est confrontée régulièrement à d’autres vécus, d’autres événements. A ne pas savoir prendre en compte leur mouvance, l’institution s’en détache au risque de pétrifier le processus qui l’a conduite à construire cette représentation sociale de la réalité. On la dira “autiste” et coupée de la réalité. A l’inverse elle risque de se perdre dans une incapacité à élaborer du sens collectif et tentera de trouver sa légitimité dans l’organisation et sa rationalité, laissant à d’autres (en l’occurrence aux pouvoirs publics) le soin de définir les finalités de son action. On l’observe bien dans certaines associations dont la logique initiale a structuré le développement, puis s’est peu à peu délitée, dans la confrontation à un environnement public contraignant, ou a laissé place à une logique publique légitimant des activités qualifiées de “services publics” par l’adoption de normes externes à son inspiration. A l’inverse, on a pu analyser la manière dont cette logique initiale a questionné une logique publique sans s’y fondre, en réussissant à configurer les activités de services assurées par les professionnels dans cette logique publique.

Le second paradoxe est relatif à la personnalisation des fonctions. Si l’association est un acteur collectif, cette fonction est exercée par un cascade de délégations confiées à des personnes. D’où la critique d’une privatisation de l’action collective, dérive observée, dénoncée, voire dans certains cas plus extrêmes, sanctionnée. Qu’il soit individuel ou collectif, ce processus est similaire puisqu’il s’agit d’incarner cette institution dans son aptitude à définir ce qui est commun. La tension est permanente entre cette figure personnalisée toujours suspecte de s’approprier la définition de ce qui est commun et l’entité institutionnelle idéalisée. Face à ces dérives, l’appel à plus d’éthique, sans doute nécessaire, ne peut être confondu avec l’appel à un exercice plus démocratique de l’autorité.

L’enjeu de la démocratisation

Ainsi donc, là où l’institution devait lever le doute et répondre à l’incertitude centrale concernant la capacité à faire société, elle ne peut qu’offrir une série de questions, voire d’apories, obligeant les acteurs associatifs à reprendre sans cesse le questionnement initial de la légitimité.

Or cette perspective consistant à se saisir de l’incertitude qui traverse toute action collective se heurte aujourd’hui à l’impératif d’apporter des réponses, voire des solutions, aux interrogations suscitées par le flux des événements quotidiens, qu’il s’agisse de questions internes à l’organisation ou externes relatives à l’action publique territoriale, par exemple. A la prendre en considération, sans doute trouverions-nous alors un ressort pour une légitimité renouvelée des associations dans l’action publique. La démocratisation des institutions en est l’enjeu commun. Alors qu’en période de croissance, les associations ont très largement contribué à l’invention du social et à l’exploration de nouvelles interventions, n’ont-elles pas aujourd’hui, sans renier cette longue histoire marquante du siècle passé, à reprendre dans de nouveaux termes la question sociale dans sa forme critique et à qualifier les injustices, les inégalités, là où le discours institutionnel dominant en appelle à la responsabilité et à la performance individuelles ! Il ne s’agit pas d’opposer un discours à un autre, mais d’énoncer un discours critique, légitimé par l’élaboration démocratique d’une pratique expériencielle (3)! »

Contact : joseph.haeringer@lise.cnrs.fr

Notes

(1) « Réconcilier doute et espoir », M. Augié, Le Monde du 9 juillet 2010 ; Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique – M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe – Ed. du Seuil, 2001.

(2) Le public et ses problèmes – J. Dewey (1927 – Traduction française, Folio essais, 2010).

(3) De la critique, précis de sociologie de l’émancipation – L. Boltanski – Ed. Gallimard, 2009.

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