Un « rapport noir » pour symboliser la gravité de la situation. La couleur du 16e bilan de la Fondation Abbé-Pierre sur « l’état du mal-logement en France » (1), rendu public le 1er février, n’est pas sa seule particularité. A 16 mois de la présidentielle, il s’agit, selon Patrick Doutreligne, son délégué général, d’alimenter le débat afin « que le problème du logement soit l’un des trois ou quatre sujets majeurs du programme des candidats ». Les propositions, versées à la discussion dès la présentation du rapport, devraient être soumises à la réflexion du monde associatif, des acteurs du bâtiment, des organismes HLM, des syndicats, du public et des partis politiques, appelés à se prononcer sur un « contrat social pour le logement » à partir de l’automne. « Les personnes se débrouillant comme elles peuvent face au mal-logement, la violence sociale n’est pas visible, est indolore pour les pouvoirs publics, qui, du coup, ne sont pas incités à agir. D’où notre souhait de les mobiliser », argumente Christophe Robert, délégué général adjoint de la Fondation Abbé-Pierre.
Si la crise du logement n’est pas nouvelle, les conséquences de la récession économique, conjuguées à une intervention publique insuffisante, donnent à la période actuelle « un caractère inédit mais dramatique », alerte le rapport. En 2009, tous les indicateurs livrés par les associations de solidarité étaient, en effet, au rouge, témoignant d’une hausse très nette du nombre de demandes d’aide. A ces signaux du terrain s’ajoutent les constats officiels : progression du taux de chômage, développement du sous-emploi (1,4 million de personnes) et de la « pauvreté transitoire » qui a conduit un Français sur cinq à connaître, selon l’INSEE, une année de pauvreté entre 2004 et 2007, avant même la crise économique.
Dans ce contexte, la situation des publics déjà fragilisés empire. Le nombre de personnes sans domicile augmente aux portes des structures d’hébergement, saturées. « Partout, mais plus particulièrement dans les départements qui comptent une ou plusieurs grandes villes, l’accueil d’urgence apparaît sous pression », souligne le rapport. Dans le Rhône, « 250 personnes en moyenne chaque jour ne se voient proposer aucune solution d’hébergement d’urgence » (contre 35 en moyenne en 2009). Dans l’Isère, « le “115” a reçu au cours de l’été 2010 autant d’appels… que durant l’hiver précédent. » A Rennes, « il aura enregistré près de 50 % d’appels en plus par rapport à 2009, année où les demandes avaient déjà augmenté de 30 % ». Entre alors en jeu un phénomène de « concurrence » entre les publics, dont les demandeurs d’asile et les personnes sans titre de séjour sont les premières victimes. Les fonds de solidarité pour le logement (FSL) sont également davantage sollicités. Leur usage, « conçu à l’origine pour apporter une aide ponctuelle aux personnes en difficulté pour se maintenir dans leur logement en attendant retour à meilleur fortune, est parfois détourné pour servir – avec l’approbation contrainte des travailleurs sociaux – à distribuer des secours permettant de compléter les ressources des ménages dont les budgets sont structurellement déséquilibrés ». Face aux moyens insuffisants du dispositif, certains conseils généraux restreignent ses critères d’accès, en plafonnant par exemple les ressources des ménages éligibles.
« Nos outils de protection ne sont plus calibrés pour répondre aux difficultés », déplore Christophe Robert. Et ceux qui ne sont pas pris en charge ont de plus en plus recours aux solutions de substitution – abris de fortune, locaux inoccupés ou impropres à l’habitation. Presque banalisés, les bidonvilles n’émeuvent plus l’opinion. L’accès au logement se fait aussi, pour les plus modestes, au prix d’une relégation dans les programmes les plus anciens du parc social, le plus souvent dans des quartiers dépréciés, « ce qui accentue la concentration des populations en difficulté dans des territoires d’exclusion », souligne encore Christophe Robert.
Autre phénomène qui s’amplifie, la crise fragilise les ménages jusqu’ici protégés des difficultés de logement, y compris les classes moyennes. Selon l’Union sociale pour l’habitat, les impayés de plus de trois mois ont augmenté de 13 % entre fin 2008 et fin 2009. « Selon les bailleurs sociaux que nous avons consultés, le mouvement se poursuit », s’inquiète la fondation. Le nombre de situations de surendettement, stable depuis trois ans, a de nouveau augmenté entre 2008 et 2009 (de 188 495 à 216 396 dossiers). En bout de course, les expulsions, elles, ont crû de près de 5 % (106 938 en 2009). L’une des catégories de population affectées est celle des salariés aux faibles revenus, qui n’arrivent plus à supporter les charges de logement, en constante augmentation. « Ainsi, pour le FSL du Val-d’Oise, la représentation des actifs ayant un emploi a augmenté de 46 % en 2009 ». Cette « extension du domaine de la crise du logement » concerne aussi des auto-entrepreneurs, des commerçants et « les premières cohortes de retraités pauvres », dont la pension se situe aux alentours de 1 000 € « et qui sont au-dessus des barèmes leur permettant de bénéficier d’aides au logement ».
La fondation ne s’en tient pas à ces constats partagés par les associations et les intervenants sociaux, elle pointe également du doigt les politiques sociales qui ignorent ou aggravent les difficultés. « La situation est particulièrement préoccupante pour les bénéficiaires du RSA-complément d’activité, qui entraîne une réévaluation des droits à l’APL tous les trois mois, ce qui génère de l’instabilité dans le budget des ménages concernés. En outre, le montant de l’aide au logement peut être amené à diminuer de moitié entre un RSA-socle et un RSA-activité, de telle sorte que la hausse de revenu liée à l’activité ne compense pas toujours la diminution du montant de l’aide. » Parallèlement, la « politique du logement se dérobe » : la construction globale de logements (330 000 commencés en 2009 alors qu’il en faudrait 500 000 par an) est insuffisante, l’effort de l’Etat diminue (les budgets pour 2011 des aides personnelles au logement et des aides à la pierre sont respectivement amputés de 84 et 110 millions d’euros) et l’offre sociale est inadaptée aux besoins, car non destinée aux ménages les plus pauvres. Dès lors, « il convient de s’interroger sur l’évolution d’un système qui fonde de moins en moins la protection des ménages qui en ont besoin dans le domaine du logement sur des mécanismes de redistribution (aides à la pierre et aides personnelles au logement) et de plus en plus sur l’attribution de droits individuels (DALO) sans pour autant que l’effectivité de ce droit soit garantie ». De fait, analyse la fondation, la dimension sociale de la politique du logement est transférée aux collectivités territoriales, tandis que le gouvernement poursuit deux objectifs : la mise en œuvre de mesures en direction des plus fragiles relevant des structures d’accueil et d’hébergement, sans pour autant leur accorder des moyens suffisants, et le développement de l’accession à la propriété. Une politique du « tout propriétaire » que la fondation juge inégalitaire. Contrairement aux affichages, précise Patrick Doutreligne, les solutions proposées aux ménages modestes sont des « leurres » : « Un an après leur lancement en 2005, seules 80 maisons à 100 000 € avaient été construites et, cinq ans après, les services de l’Etat évoquent la réalisation de 800 maisons, mais pour des prix qui se situent entre 130 000 et 135 000 € ». Etre propriétaire n’est, en outre, pas une sécurité, comme le prouve le nombre d’accédants concernés par des situations de surendettement ou d’insalubrité.
Alors que dix millions de personnes sont confrontées à la crise du logement, dont 3,6 millions de mal-logés, la fondation invite à une « rupture » par une « politique du logement juste, ambitieuse et protectrice ». Autour de quatre « mots d’ordre » déclinés chacun en cinq « chantiers de réflexion » illustrés par des exemples (2). Première demande : « produire et capter massivement et sans délais des logements », par la mise en place d’une loi foncière et par la définition d’un effort budgétaire de 2 % du PIB pour mener à bien un plan d’action pluriannuel et construire 150 000 logements sociaux par an. Deuxième revendication : « maîtriser les prix et de réguler les marchés » en redonnant, entre autres, leur pouvoir solvabilisateur aux aides au logement et en encadrant l’augmentation des loyers à la relocation. « Construire une ville de qualité, équitable et durable » est un autre impératif, qui nécessiterait de renforcer le principe de l’article 55 de la loi SRU (solidarité et renouvellement urbains) qui impose un quota de 20 % de logements sociaux aux communes de plus de 3 500 habitants. Enfin, « combattre et prévenir les facteurs d’exclusion et d’inégalités » imposerait d’instaurer un mécanisme de prévention des expulsions « réellement efficace ». « Il est temps de sonner l’heure d’une mobilisation générale pour le logement », lance la Fondation Abbé-Pierre. Elle déclare « l’état d’urgence » pour l’hiver 2010-2011.
L’Etat « a pleinement pris conscience des enjeux du mal-logement », a objecté Benoist Apparu, secrétaire d’Etat au logement, tout en justifiant la politique actuelle devant les quelque 2 000 représentants associatifs, bailleurs sociaux et élus locaux réunis pour la présentation du rapport de la fondation. « L’effort de la collectivité publique pour le logement est à un niveau record si l’on se réfère aux 25 dernières années », a-t-il affirmé, rappelant que 131 509 logements sociaux ont été financés en 2010, un niveau « jamais atteint depuis 30 ans ». La politique du « tout propriétaire » ? Benoist Apparu a précisé que « le gouvernement souhaite faire progresser le taux de propriétaires vers un taux plus proche de la moyenne européenne (qui est à deux tiers) et continuera à soutenir en parallèle les autres statuts d’occupation ».
Les députés communistes et du Parti de gauche ont d’ores et déjà annoncé « répondre à l’appel lancé par la Fondation Abbé-Pierre » et devraient déposer, le 15 mars, une proposition de loi destinée à lutter contre la crise du logement par « un encadrement des loyers, une relance de la construction de logements sociaux et l’interdiction des expulsions ».
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