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« De plus en plus de salariés ont des horaires atypiques »

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Horaires décalés, travail de nuit et dominical, fragmentation du temps de travail… Sous la pression du mercantilisme et des évolutions sociologiques, de plus en plus de salariés travaillent à des horaires atypiques. Pour s’adapter, des villes créent des politiques temporelles. Les explications du sociologue Jean-Yves Boulin.

Le nombre de personnes travaillant en horaires décalés ou le week-end est-il en augmentation ?

Actuellement, seuls 37 % des salariés travaillent selon les horaires standards, de 8-9 heures à 17-18 heures. Les autres ont des horaires décalés le matin ou le soir, ou travaillent la nuit ou le week-end. Ce chiffre a fortement augmenté depuis la fin des années 1980, mais aujourd’hui on observe une relative stabilisation. Cette tendance lourde concerne surtout les grandes agglomérations, l’Ile-de-France en particulier, où ce décalage des horaires est très sensible. Ces nouvelles formes d’organisation du temps de travail sont très liées à la demande. C’est-à-dire au fait d’être présent au moment où les consommateurs sont disponibles. Car la question du temps se joue différemment dans une société industrielle et dans une société de services. Dans l’industrie, on peut stocker les marchandises, pas dans les services.

Les services publics sont-ils concernés ?

Dans le cadre de leur modernisation, ils sont aussi amenés à réfléchir à leur organisation pour s’adapter à la disponibilité des usagers. Cela peut passer par un élargissement des horaires le soir ou à la pause méridienne. Ainsi, à Paris, des permanences nocturnes sont organisées dans les mairies d’arrondissement. Il existe aussi la possibilité de regrouper tous les services à un moment donné sous forme d’un guichet unique. Puis il y a le développement des nouvelles technologies, qui permettent de régler certaines formalités à distance, 24 heures sur 24.

Les femmes semblent être plus touchées par ce fractionnement du temps…

Elles sont davantage présentes dans les activités de services, en particulier celles fortement soumises à la demande, comme le commerce de détail et la grande distribution. Elles subissent des contraintes horaires fortes, avec des plages de travail étendues et souvent fractionnées. Il y a aussi toutes celles qui travaillent dans la propreté et qui démarrent à 6 heures le matin. Par ailleurs, les femmes continuent d’assumer une grande part des tâches éducatives et domestiques. Ce qui pèse sur la gestion de leur emploi du temps. Dans les années 1960, l’activité salariée d’un ménage dont seul l’homme travaillait à l’extérieur représentait 45 heures. Actuellement, lorsque les deux membres du couple travaillent, cela fait un total de 70 heures. A un moment donné, ça bloque.

Cet éclatement du cadre horaire s’explique-t-il uniquement par le consumérisme ambiant ?

Le débat tourne effectivement beaucoup autour des plages d’ouverture des services marchands, notamment le dimanche. Mais les changements de modes de vie pèsent également. Comme le fait que les Françaises aient l’un des taux d’emploi les plus élevés d’Europe entre 25 et 35 ans. Cela crée des demandes de services, en particulier en matière de garde d’enfants. Le vieillissement de la population suscite, lui aussi, l’émergence d’une nouvelle demande dans le domaine des services à la personne en dehors des heures ouvrables, le soir, le week-end… Enfin, dans les grandes métropoles, l’éloignement entre l’habitation et le lieu de travail imprime une forte pression sur les transports. Nous ne sommes pas dans une société qui fonctionne 24 heures sur 24, mais l’activité a tendance à se décaler vers la nuit. Toute la question consiste à savoir jusqu’où.

L’éclatement des repères temporels collectifs ne comporte-t-il pas justement un risque de désagrégation sociale ?

C’est bien ce qui oppose les tenants et les opposants à l’ouverture des commerces le dimanche. Ce débat existe d’ailleurs aussi sur la question de l’ouverture des médiathèques. Je ne suis pas un défenseur a priori du travail dominical, mais je constate qu’il existe une évolution en ce sens. Il est difficile de répondre par oui ou non à cette question. Je trouve dommage qu’elle ait été réglée par une loi autorisant le travail du dimanche dans certains secteurs et pas dans d’autres. A mon avis, ce sujet devrait faire l’objet d’un débat local : le dimanche n’est pas vécu de la même manière à Lille et à Marseille. Il faut déterminer quelles activités sont concernées et les conditions en termes d’emplois. Si le fait de travailler le dimanche ne pose pas de problème à certains, ce n’est pas le cas de tous. Et il faut reconnaître que les volontaires n’ont pas toujours réellement le choix.

Pourquoi la dimension temporelle est-elle souvent négligée dans l’aménagement urbain ?

Pour un maire, la question de l’espace apparaît évidente. A quel endroit construire des logements ? Où développer des zones d’activités et des commerces ? A l’inverse, la question de l’emploi du temps des gens est longtemps apparue, surtout dans les pays du sud de l’Europe, comme relevant de la vie privée. A chacun de se débrouiller. Et, pendant longtemps, l’organisation sociale du temps est restée inchangée. Les villes modernes avaient été conçues dans un environnement fordiste, avec le travail d’un côté et le domicile de l’autre. Les transports étaient calés sur des horaires de pointe le matin et le soir. Ce n’est que dans les années 1980 que l’on a commencé à se demander si cela correspondait toujours à quelque chose. On s’est alors aperçu que si le pic du matin existait encore, on avait l’après-midi plutôt une tranche débutant à 17 heures pour aller jusqu’à 20-21 heures.

Comment sont nées les politiques temporelles ?

Elles sont apparues au début des années 1990 en Italie, sous l’influence de femmes du parti communiste italien. Elles avaient rédigé un remarquable projet de loi intitulé « Les femmes changent le temps », dans lequel elles pointaient la question du temps de travail, le partage des tâches entre hommes et femmes et la façon dont les villes étaient organisées. En France, le catalyseur a été la loi sur la réduction du temps de travail. Tant qu’il y avait une organisation du travail synchronisée avec des horaires standards et des gens se déplaçant à la même heure, cela restait assez simple. Mais quand on a commencé à avoir de plus en plus de salariés en horaires atypiques, c’est devenu compliqué. En outre, la seconde loi Aubry comportait un alinéa incitant les élus locaux à tenir compte des effets des 35 heures dans l’organisation sociale du temps.

Quel est le but de ces politiques ?

Il s’agit de tenir compte des changements et de l’accélération des rythmes sociaux. Certaines villes pionnières, comme Saint-Denis ou Poitiers, se sont inspirées du modèle italien en créant des structures baptisées « bureaux » ou « agences » du temps. Elles leur ont confié une mission transversale de repérage des problèmes liés à l’organisation temporelle. Par exemple, si la mairie reste ouverte entre 12 heures et 14 heures, mais pas la préfecture, les usagers seront obligés de revenir. Même chose si les démarches pour la rentrée scolaire imposent d’aller dans quatre ou cinq services différents. A Poitiers, désormais, le guichet unique pour la rentrée scolaire se tient la semaine précédant la rentrée entre 17 heures et 20 heures dans les mairies de quartier. Ces bureaux du temps travaillent à une meilleure synchronisation, parfois désynchronisation, des différents acteurs de la ville.

Ces politiques ne visent-elles pas à rendre plus supportable l’éclatement des cadres horaires ?

De fait, elles comportent une dimension d’adaptation à la contrainte. Certains leur reprochent de renforcer la flexibilité et les horaires atypiques. Il est vrai que si l’on ouvre une médiathèque le dimanche, des gens vont devoir travailler à ce moment-là. C’est pour cette raison que la première chose à faire est d’évaluer si cela répond réellement à un besoin. Les politiques temporelles reposent sur un diagnostic préalable. Elles s’appuient aussi sur la concertation entre les habitants, la municipalité, les employeurs publics et privés et les syndicats. C’est complexe à mettre en place, et le risque existe que ce soient toujours un peu les mêmes qui participent. Mais lorsqu’on demande leur avis aux gens, on voit mieux où les choses ne fonctionnent pas. Par exemple, la solution n’est peut-être pas tant d’élargir les plages horaires des services muni­cipaux que de les ouvrir aux moments où les usagers sont davantage disponibles. Ainsi, il n’est peut-être pas utile d’ouvrir une antenne jeunesse le matin quand les jeunes sont en cours ou pas encore levés.

REPÈRES

Jean-Yves Boulin est sociologue, chargé de recherches au CNRS et membre du laboratoire Irisso de l’université Paris-Dauphine. Il est également vice-président du réseau Tempo territorial, qui fédère plusieurs collectivités territoriales. Il a publié Villes et politiques temporelles (Ed. La Documentation française, 2008).

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