« S’il est un espace emblématique de l’Etat en France, c’est bien l’Education nationale, symbole des valeurs de la République et de l’engagement des pouvoirs publics au service de l’instruction pour tous. Or la question sociale, qui préoccupe tant de nos contemporains, a pourtant été longtemps ignorée de l’école et tenue à l’écart dans la sphère privée qui, en tant que source de toutes les inégalités, ne pouvait être compatible avec l’égalitarisme républicain. A l’école, au contraire, chaque élève devait se présenter de manière uniforme et laisser aux portes du sanctuaire scolaire signes religieux, langue locale, marqueurs de richesse comme les vêtements ou les bijoux, origines nationales, etc., bref tout ce qui pouvait le distinguer socialement des autres élèves.
Or, comme on l’a vu depuis la fin du siècle précédent, et ce, malgré les efforts des acteurs de la communauté éducative, l’école est devenue perméable au “social”, frappée de plein fouet par les effets de l’insécurité sociale (précarité, chômage, logement…). Malgré les discours incantatoires sur la nécessaire sanctuarisation de l’Ecole, les digues symboliques et matérielles qui la protégeaient de l’influence des faits sociaux ont rompu sous la poussée des mutations socio-économiques mais aussi des nouvelles technologies de la communication (télévision, Internet, téléphonie mobile, etc.), et le “social” a envahi l’enceinte des écoles et des collèges avec son cortège de problèmes qui, de l’absentéisme à la violence, en passant par le décrochage scolaire, constituent aujourd’hui le quotidien de la vie des établissements. “Dans bien des collèges, écrit François Dubet, cet envahissement de la société est devenu le problème majeur d’une école devant se protéger pour rester l’Ecole” (2).
Pour mesurer la montée en puissance de la question socio-éducative à l’école, les assistantes de service social qui exercent dans les collèges et les lycées (3) constituent un pôle d’observation intéressant de la façon dont le “social” est traité au sein d’un service public d’Etat dont ce n’est pas la vocation première. Nous faisons ici l’hypothèse que leur position est un indicateur pertinent de la difficulté de l’école à appréhender la dimension socio-éducative et des antagonismes récurrents entre thuriféraires de l’instruction publique et militants de la posture éducative. Occupant une position à la fois “dans les murs” et “hors les murs”, l’assistante sociale scolaire traite de tout ce qui fait difficulté à l’école mais sans intervenir directement dans la relation pédagogique, pourtant au cœur du champ scolaire. “Ici, écrit Fabrice Dhume, l’on conçoit les ‘problèmes’ (et la vie) comme étant au départ hors de l’école ; c’est un ‘débordement du social’ qui contraindrait les professionnels à s’occuper de questions jusque-là tenues à l’écart et gérées par d’autres. L’on appréhende ainsi la question en fonction de sa supposée extériorité et l’on voit son expression comme transgressive à l’égard des frontières institutionnelles. Intrusion qui est interprétée soit comme résultant d’une perméabilité accidentelle des grilles de la cour, soit comme conséquence (néfaste) d’une évolution de la société ‘subie’ par l’école et empêchant ses acteurs de ‘faire leur travail’” (4).
La plupart des assistantes sociales dont nous avons recueilli les témoignages lors de trois enquêtes réalisées en 1995, 2003 et 2009 (5) font état de la difficulté à faire coïncider la culture scolaire et les valeurs du travail social. Tandis que la première, notamment en France, s’appuie sur une conception élitiste, classante et parfois stigmatisante des adolescents, celles-ci prônent une approche singulière non excluante des élèves, fondée sur la confiance et l’encouragement surtout lorsqu’il s’agit de mineurs. Le service social scolaire contribue en effet à la réassurance des adolescents en difficulté grâce à une approche qui préserve la dignité des élèves et de leurs familles et qui privilégie la reconnaissance plutôt que la performance.
La socialisation et l’éducation d’un enfant ne relèvent plus exclusivement du corps social comme groupe homogène. Ces deux processus sont le produit de multiples influences, parfois cohérentes, parfois contradictoires ou paradoxales qui mêlent à la fois la famille, l’école, la religion, le groupe des pairs, les partenaires de loisirs, la télévision, Internet et qui finissent par constituer un “millefeuille” complexe avec lequel chaque enfant va se “bricoler” une identité. Les assistantes sociales de l’Education nationale constatent que l’adolescence qui coïncide avec les classes de 4e et de 3e constitue souvent le moment critique où les jeunes se montrent les plus vulnérables. C’est dans ces classes que l’on observe en effet les passages à l’acte ou les incivilités qui traduisent les tourments de la construction identitaire, et ce, d’autant plus que cette période s’est allongée avec l’augmentation de la durée de la scolarisation et que les pôles d’identification se sont soit déplacés, passant de la famille aux pairs, soit dégradés, lorsque ni la famille ni les perspectives de travail ne constituent une alternative suffisamment structurante aux affinités électives. Si les sociétés antérieures ont toujours construit la jeunesse comme une “classe dangereuse” en raison de sa propension à remettre en cause l’ordre établi par les adultes, les adolescents d’aujourd’hui et notamment les garçons issus des catégories populaires, se sentant exclus des opportunités offertes par la réussite scolaire, se façonnent des valeurs en opposition à la culture scolaire.
A l’interface de ces pôles de construction identitaire, l’assistante sociale se situe en reconnaissant comme légitimes les tribus adolescentes et leurs pratiques scolairement séditieuses tout en contribuant à la transmission des règles et des valeurs scolaires par le rappel de l’obligation de présence, la prohibition de la violence verbale et physique, ainsi que l’obéissance aux injonctions de l’institution. Si les assistantes sociales scolaires sont parfois sommées de débarrasser l’institution des “gêneurs”, elles sont d’abord et avant tout les représentantes d’un service en faveur des élèves et non d’une instance répressive dont les principes sont en contradiction avec les valeurs éducatives portées par le service social. Celui-ci doit donc trouver un juste compromis entre la demande de sanction émanant des enseignants et la défense des élèves pour qui l’exclusion temporaire ou définitive, si elle permet d’éloigner les fâcheux, n’en résout pourtant pas le problème de fond. L’exclusion comme la plupart des travaux le montrent, contribue plus à renforcer le décalage entre le jeune et sa scolarité qu’à résoudre l’inadéquation de son attitude au système scolaire.
Dans l’enquête menée par Julie Michel auprès de 271 professionnelles (6), près de 40 % de celles-ci se reconnaissent dans la fonction d’interface, au carrefour du champ scolaire et du travail social même si cette position est parfois très difficile à tenir. Prises entre les impératifs de pacification des rapports entre élèves, professeurs et familles et la mission de porte-parole des jeunes et leurs parents au sein de l’institution, les assistantes sociales scolaires doivent donc tenir un équilibre précaire dans leurs relations aux différents partenaires. Partagées entre la protection des élèves, qui relève bien des prérogatives du service social scolaire, et la nécessaire prise en compte des difficultés des enseignants qui ne veulent justement pas se substituer aux travailleurs sociaux, certaines professionnelles sont plus enclines à se faire l’écho des familles et des adolescents tandis que d’autres privilégient le rapport aux professeurs. Cette position, signale Julie Michel, n’est pas sans engendrer des difficultés. Le risque est d’apparaître aux yeux des enseignants comme chargée de la seule défense des familles et aux yeux des familles comme la représentante de l’institution scolaire. Mais par ailleurs “cette extériorité constitue un lieu propre au service social scolaire, irréductible à l’Ecole. Elle est au principe même d’un service social qui n’est scolaire que pour mieux défendre son autonomie vis-à-vis de l’Ecole” (7).
A l’image du service social scolaire en faveur des élèves, au carrefour du champ scolaire et du travail social, l’Ecole s’interroge aujourd’hui plus que jamais sur ses missions premières et sur la place qu’elle peut donner à la question sociale lorsque celle-ci brise les frontières fragiles du sanctuaire républicain. Mais il est bon de rappeler, comme le fait Marie Duru-Bellat que “les inégalités à l’école sont autant sinon plus dépendantes des politiques de réduction des inégalités entre adultes (entre les parents, entre les positions professionnelles elles-mêmes) qui passent par d’autres politiques (de l’emploi, du logement, de la ville…). En la matière, il convient donc de donner leur place, mais rien que leur place, aux politiques scolaires” (8) ».
Contact :
(1) Plus précisément, Daniel Verba est chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) (UMR 8156, CNRS-Inserm-EHESS-Université Paris 13). L’IUT de Bobigny qu’il dirige comporte un département « carrières sociales » formant des assistants de service social, des animateurs et des intervenants urbains. Ajoutons que Daniel Verba a dirigé l’ouvrage Les interventions sociales et le rôle de l’Etat – Presses de l’EHESP, 2010.
(2) In Le déclin de l’institution – François Dubet – Ed. du Seuil, 2002.
(3) 3 200 assistants sociaux exerçaient en 2007 dans les établissements scolaires, dont 677 conseillers techniques, soit environ un assistant social scolaire pour 3 000 élèves.
(4) In « Des partenaires pour l’école ? » – Cahiers pédagogiques n° 421, février 2004.
(5) Daniel Verba – Violence et absentéisme à l’école – Ed. CRDP, 1995 et Echec scolaire : travailler avec les familles – Ed. Dunod, 2006 ; Julie Michel – Entre travail social et Education nationale : la double inscription de l’assistante sociale scolaire – Mémoire pour l’obtention du diplôme d’Etat d’ingénierie sociale – Collège coopératif, Provence-Alpes-Méditerranée, décembre 2009.
(6) Cet article doit beaucoup aux échanges que j’ai eus avec Julie Michel, assistante sociale scolaire, lors de l’élaboration de son mémoire de DEIS.
(7) In Les assistantes sociales à l’école – Pascale Garnier – PUF, 1997.
(8) In « Les causes sociales des inégalités à l’école » – PUF, Comprendre n° 4, octobre 2003.