« Dans mon bureau, je recevais des salariés qui ne s’investissaient plus dans leur travail, qui éprouvaient une grande souffrance parce qu’ils se sentaient rejetés par l’entreprise, plus bons à rien. La sphère du travail débordait sur l’ensemble de leur vie, et je voyais des gens touchés dans leur être », se souvient Françoise Pérenon, assistante de service social d’Actis (1), une association de service social interentreprise située à Lyon. Depuis 2005, la jeune femme intervient une journée et demie par semaine au sein de la société Contitech-Anoflex, à Caluire-et-Cuire, dans la banlieue lyonnaise. Subissant les effets de la crise économique, cet équipementier automobile du groupe Continental a vécu coup sur coup deux plans sociaux : ainsi, entre 2008 et 2009, plus de 240 emplois sont supprimés. Pour des salariés souvent présents depuis très longtemps dans l’entreprise, la perte d’emploi est parfois vécue comme une perte d’identité, un effondrement des repères, et les différents partenaires de l’entreprise font remonter jusqu’à la direction les manifestations d’un mal-être grandissant. « Les gens n’avaient plus le moral, ils avaient peur de l’avenir. Certains pleuraient pour un rien, d’autres étaient tendus et très énervés », raconte Samira Gherbi, élue du comité d’entreprise (CE).
Face à cette situation, la direction réagit en mettant en place, en mai 2009, une cellule d’aide psychologique. Afin de préciser les modalités de son fonctionnement, le médecin du travail, l’assistante sociale, la psychologue, le directeur des ressources humaines (DRH) et les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) participent alors à des comités de pilotage. Il a surtout fallu prendre soin de lever les réticences et les peurs provoquées par l’intervention d’une psychologue pouvant renvoyer l’image de troubles psychiatriques. Pour respecter l’anonymat, la cellule d’aide psychologique a été installée dans les locaux du service médico-social. Les salariés peuvent ainsi rencontrer librement la psychologue, sans passer par leur hiérarchie et sur un simple rendez-vous avec l’infirmière.
Les participants aux comités de pilotage ont dû également veiller à ce que la règle du volontariat soit bien respectée, explique Françoise Pérenon : « A un moment, j’ai senti que tout le monde dans l’entreprise voyait qui allait mal et que certains conseillaient à d’autres salariés d’aller “voir le psy”. Il a fallu repréciser le caractère strictement volontaire de ces démarches pour éviter de stigmatiser les personnes qui n’étaient pas bien. » Les partenaires sociaux, le service médical et le service social constituent alors des réseaux pour porter l’information auprès des salariés et rappeler régulièrement quelques règles élémentaires, à commencer par le principe de confidentialité.
Une règle bien comprise par la direction, assure Christian Vivens, le DRH : « Nous sommes restés volontairement en retrait pour ne pas brouiller la situation par notre position. On ne peut pas être à la fois le “prescripteur” de difficultés et celui qui va apparaître comme voulant régler en même temps les problèmes personnels des salariés. On a donc laissé la psychologue, le médecin du travail, l’infirmière et l’assistante sociale travailler ensemble et, en tant que direction, nous n’avions à connaître que des propositions d’actions. » Grâce à ce cadre d’intervention défini par les principaux partenaires, au final, la cellule d’aide psychologique a pu jouer son rôle de soutien auprès des personnes que la période de crise traversée par l’entreprise a le plus mises à mal. De mai à octobre 2009, la psychologue a tenu 15 permanences et reçu 35 personnes. Seules deux d’entre elles ont dû être orientées vers un psychologue extérieur en vue d’un accompagnement sur un temps plus long.
Plus globalement, nombre de salariés ont vu dans la mise en place de ce dispositif une reconnaissance par l’entreprise de leur mal-être. D’autres ont apprécié de pouvoir parler en toute liberté de leurs difficultés et de leur colère avec un intervenant extérieur. La cellule a en outre apporté une aide à certains acteurs impliqués dans ce travail de prévention des risques psychosociaux. « Lorsqu’il y a un plan social comme celui-ci, tout le monde est touché, relève Françoise Pérenon. Et certains d’entre nous, en particulier les élus du CE, deviennent de véritables éponges qui absorbent l’angoisse et l’agressivité des salariés. Les échanges informels avec la psychologue ont constitué aussi un soutien pour tous ceux qui recevaient de plein fouet cette souffrance. » Avec le recul, les partenaires pointent, soulagés, l’absence de débordements de violence ou de gestes désespérés de la part des salariés.
Attention pourtant à ne pas développer ce type d’outil à tort et à travers. Une cellule d’aide psychologique apporte une expertise indispensable en période de crise, mais ne constitue pas pour autant une recette miracle. Surtout, elle ne peut en aucun cas remplacer le travail réalisé durant toute l’année par l’ensemble des acteurs de l’entreprise dans ce domaine. Ce qui pose la question de la continuité de ce type d’action. « Cette cellule, qui avait été demandée par le CE, a certainement été utile, commente Gérard Gressot, délégué syndical CGT, alors membre du CE. Malheureusement, après le plan social, on en est revenu au même point. Des salariés sont actuellement en souffrance sur certains postes de travail mais l’entreprise ne bouge que si elle obtient des aides. » Autre écueil : les assistantes de service social du travail ne doivent pas être instrumentalisées pour faire face aux difficultés ponctuelles d’une entreprise. « On n’aime pas arriver comme ça, en accompagnement d’un plan social, alors qu’on n’était pas dans l’entreprise auparavant, notamment s’il n’y a pas une attente forte du comité d’entreprise. Les assistantes sociales sont alors perçues comme un outil de gestion du plan social, un peu pour humaniser la situation », affirme pour sa part Pascale Fournand, directrice technique du service social chez Actis.
Dans l’usine de Sanofi Aventis de Neuville-sur-Saône, à une quinzaine de kilomètres au nord de Lyon, la direction affirme d’emblée que la mise en place en 2010 d’un dispositif de prévention des risques psychosociaux n’est en aucune façon liée à l’annonce de la disparition de l’activité de production chimique à l’horizon 2014. Au total, 700 salariés sont concernés par ce projet. S’ils veulent rester dans l’usine de production de vaccins de Neuville, la plupart devront accepter de changer de métier, ou au contraire changer de région pour continuer leur métier sur d’autres sites chimie du groupe. « Nous avons été sensibilisés à cette question des risques psychosociaux à la fois par le contexte national, qui laisse apparaître régulièrement des situations difficiles dans certaines entreprises, et par le fait que Sanofi travaille dans le domaine de la santé, et qu’à ce titre nous ne pouvons pas nous désintéresser de tout ce qui touche à la santé au travail. Mais, jusqu’à présent, ces risques étaient peu visibles et nous devions d’abord apprendre à les identifier », souligne Hubert Poulain, DRH sur le site de Neuville. La signature en décembre 2009 par le groupe Sanofi Aventis d’un accord national sur la prise en compte des risques psychosociaux a également été déterminante dans l’élaboration d’un plan d’actions visant à mieux évaluer ces risques et à sensibiliser les personnels en la matière. L’entreprise de Neuville a choisi de s’attaquer en priorité à la question du stress. « Il y a une quinzaine d’années, les entreprises estimaient qu’un salarié stressé était un salarié hyperactif, et donc qu’il travaillait plus. Tout cela a changé », note le docteur Alain Dolci, médecin du travail chez Sanofi Aventis.
Dans un premier temps, plusieurs centaines de tests ont été réalisés par le service médical auprès des salariés pour tenter de distinguer le stress inhérent à l’activité professionnelle de celui qui provient de la vie privée. Depuis septembre dernier, une action d’information et de sensibilisation a également été engagée auprès de l’encadrement afin de rappeler l’importance de la prévention des risques psychosociaux. Et un consultant extérieur a réalisé des interventions sur le thème du stress au travail et sur la manière de mieux vivre le changement au sein d’une entreprise. Ce qui n’empêche pas les cadres et agents de maîtrise de rester sous pression. « L’encadrement, au sens large, est à l’interface entre la direction et les employés, un peu entre le marteau et l’enclume. Il doit organiser un plan de sauvegarde de l’emploi auquel il n’adhère pas forcément, et se positionner intellectuellement et “éthiquement” pour répondre aux exigences de transformation de l’entreprise tout en prenant en compte le ressenti des employés », observe Fabienne Delorme, déléguée et représentante syndicale au CE de la section CFE-CGC. Pour Corinne Meunier, assistante sociale et conseillère du travail d’Actis intervenant sur le site de Neuville depuis trois ans et demi, l’action de sensibilisation mise en place permet néanmoins de faire évoluer les pratiques dans le domaine de la souffrance au travail : « Il y a encore parfois une forme de déni dans les entreprises vis-à-vis de cette question. La hiérarchie pense souvent que les troubles psychosociaux n’ont aucun lien avec l’environnement du travail, et que ce n’est pas à l’entreprise de traiter ce genre de problèmes. » La reconnaissance de cette souffrance devrait faciliter l’action des professionnels chargés d’aider les salariés ne supportant plus des situations de conflit avec la hiérarchie, de surcharge de travail ou encore de réorganisation interne. Elle permettra aussi de mieux prendre en compte les difficultés des salariés qui vont devoir quitter leur région ou changer de métier d’ici à 2014.
A la suite des tests, la durée des visites médicales a sensiblement augmenté. « Cette action a encouragé les salariés à parler de leur stress », observe Alain Dolci, qui souligne par ailleurs l’importance de la coordination avec l’assistante sociale pour aider au mieux les personnes selon qu’elles ont besoin de réponses médicales, psychologiques ou d’ordre social. Une coordination qui fonctionne à condition de jouer le jeu de la complémentarité, ajoute Corinne Meunier : « Nous discutons des situations que nous voyons les uns et les autres, mais nous n’oublions pas que nous avons des champs d’intervention spécifiques, et que chacun doit les respecter. Je ne vais pas sur le versant médical et le médecin n’intervient pas sur le champ social. De même, je ne confonds pas mon rôle avec celui des élus. »
Un des principaux apports de l’assistante sociale dans ce dispositif de prévention provient de sa vision globale des situations. Certaines personnes poussent en effet sa porte pour faire état de problèmes administratifs, financiers ou de logement, et en viennent à évoquer des souffrances liées au travail. Comme ce collaborateur venu exposer les difficultés engendrées par la maladie de son épouse, et qui a pu finalement parler des problèmes rencontrés avec sa hiérarchie au sujet d’une demande d’absence pour accompagner sa femme dans les soins. Ou comme ces salariés qui, ayant déjà connu d’autres entreprises, expliquent la souffrance que représente l’obligation d’aller travailler quelques kilomètres plus loin, certains effectuant même des repérages avant d’aller suivre une formation à Lyon. Toutes ces préoccupations, l’assistante sociale les fait remonter dans les groupes de pilotage des risques psychosociaux ou auprès de la direction. Passée à plein temps pour pouvoir s’investir davantage dans cette action, Corinne Meunier met néanmoins en avant les avantages de son statut d’assistante sociale externe à l’entreprise : « N’étant pas personnellement concernée par l’arrêt prochain de l’activité du site, je ne suis pas parasitée par des problèmes liés à une incertitude professionnelle, et je peux avoir une écoute totale. »
Dans les prochaines semaines, l’assistante sociale interpellera à nouveau la direction pour évoquer les problèmes liés aux départs des salariés et les éventuelles tensions entre ceux qui restent et les intérimaires. « On lance des messages. Et même si ça peut prendre du temps, les choses avancent », souligne Corinne Meunier.
(1) Actis : 55, rue Baraban – 69003 Lyon – Tél. 04 37 43 40 40 –