Voici seulement quatre ou cinq ans, chez ERDF-GRDF (1) Rhône-Alpes-Bourgogne, les risques psychosociaux, on n’en parlait pas. Cette question mettait mal à l’aise les agents et les cadres. L’expression elle-même faisait peur car elle charriait des images de harcèlement, de souffrance et de suicide. D’autant que, longtemps, il a régné au sein de l’entreprise une culture peu propice à la prise en compte de ces troubles liés à l’environnement professionnel. « Dans notre activité, notre culture très technique, cette approche n’était pas naturelle. C’était plutôt “tout va bien, même pas mal” », résume Pascale Champin, cadre ressources humaines (RH) au sein de l’unité réseau électrique, à Lyon. Une forme de déni ou de tabou, qui a néanmoins commencé à se fissurer à la suite des difficultés engendrées par les changements importants survenus à ERDF-GRDF durant la dernière décennie.
En effet, ces deux filiales d’EDF et de GDF Suez se sont vu confier par le législateur un service commun de distribution et se sont réorganisées par métiers. Une petite révolution pour les quelque 6 200 salariés travaillant sur le secteur Rhône-Alpes-Bourgogne. « Les agents se sont sentis plus éloignés de leur hiérarchie, et il y avait une perte des repères, un sentiment d’incompréhension et de peurs, parce qu’ils voyaient en même temps partir l’activité clientèle », explique Marie-Jeanne Dubois, assistante de service social, coordinatrice du service social interne. Du fait de cette nouvelle organisation, certains agents devaient changer de secteur géographique et d’autres évoluer vers un nouveau métier. Au cours de l’année 2006, la direction sent monter un mal-être diffus et décide, dans un premier temps, de renforcer son réseau d’assistantes de service social pour assurer une action de veille auprès des salariés. « On s’est dit à l’époque qu’on devait être vigilants et qu’il fallait développer une écoute sur le terrain pour ne pas être confrontés du jour au lendemain à des difficultés comme celles rencontrées par d’autres entreprises », note Hervé Mourer, adjoint au directeur des ressources humaines. Quelques mois plus tard, l’entreprise ajoute à ce maillage territorial un dispositif de permanence téléphonique. En cas de problème, l’appui social régional (ASR) permet à n’importe quel salarié d’avoir une assistante de service social au téléphone durant les heures de bureau. L’équipe se relaie pour répondre en toute confidentialité – comme le rappelle la plaquette d’information éditée à cette occasion – aux situations de stress, de fatigue ou de détresse exprimées par les agents ou les managers. Les assistantes sociales peuvent également orienter leur interlocuteur vers un médecin ou d’autres intervenants extérieurs. En 2008, une équipe renforcée de 10 assistantes de service social, dont 4 statutaires et 6 assistantes de service social interentreprises, est alors chargée de couvrir les 12 départements que compte le secteur Rhône-Alpes-Bourgogne.
Au cours de l’année 2009, quelque 540 situations ont été prises en compte par les assistantes sociales, soit directement, soit par le biais de l’ASR. Les interventions en lien avec les risques psychosociaux se sont montrées les plus fréquentes (devant la santé, les problèmes familiaux et les questions de budget), avec 22 % de l’ensemble des situations. Le stress et le mal-être ont constitué les premières demandes dans ce domaine, suivis par les problèmes liés aux addictions. Depuis octobre 2007, les salariés en situation de détresse ont également la possibilité d’appeler directement un psychologue, via un numéro Vert national. Le conseiller psychologique peut alors décider, avec l’accord de la personne, de la réorienter vers l’assistante sociale de son unité pour tenter de résoudre les difficultés avec son management.
Parallèlement à ces actions individuelles en matière de veille et de traitement, la direction a ouvert en 2008 un vaste chantier sur la prévention des risques psychosociaux, intitulé « Bien-être au travail ». « La première étape a consisté à définir ce que sont exactement ces risques et à faire en sorte que tout le monde parle le même langage afin d’essayer ensuite de les repérer », explique Hervé Mourer. Responsable du comité de pilotage sur les risques psychosociaux pour le sillon rhodanien, Pascale Champin a pu constater les différences d’interprétation dans ce domaine : « Selon les populations, on ne met pas les mêmes choses derrière les mots. Ainsi, la surcharge de travail ne recouvre pas la même réalité. La perception est différente. »
Pour développer cette action de détection, de traitement et de prévention des risques psychosociaux, un groupe de travail régional est constitué, associant médecins du travail, assistantes de service social, experts en prévention-sécurité et représentants de chaque métier. Ce groupe est chargé de mettre en place une action de sensibilisation des comités de direction et des 250 managers régionaux. L’opération s’achève en mars 2009, puis des réunions et des séminaires sont organisés afin de donner aux groupes de pilotage créés dans chaque unité les outils leur permettant de dresser un diagnostic de la situation. « Il a fallu un temps de maturation assez long pour que les gens s’approprient ce sujet nouveau. On sentait que c’était une question délicate, qu’ils s’inquiétaient parfois de ce qu’ils allaient trouver », se souvient Marie-Jeanne Dubois.
Ces diagnostics ont finalement fait remonter une multitude d’informations qu’il a fallu affiner et trier pour essayer d’en tirer des enseignements exploitables. Interrogés de façon anonyme, les agents de l’unité réseau électrique du sillon rhodanien ont, par exemple, mis l’accent sur les difficultés liées à la surcharge de travail et sur le défaut de confiance dans l’avenir, le manque de moyens pour fonctionner se positionnant assez loin derrière. Il a fallu ensuite élaborer des plans d’actions à partir de ces constats. Une ultime étape difficile à franchir, reconnaissent les acteurs de cette action de prévention : « Il n’existe pas d’actions toutes faites, il faut faire preuve d’imagination et de bon sens pour trouver des solutions adaptées à chaque problématique. Pourquoi, par exemple, ne pas remettre en vigueur des rites tombés en désuétude, des moments de convivialité comme ceux qui réunissaient les salariés à l’occasion d’un départ à la retraite ? », suggère Marie-Jeanne Dubois.
L’impulsion donnée par l’entreprise dans ce domaine a modifié sensiblement le rôle et les pratiques des assistantes de service social. En première ligne dans le repérage des risques psychosociaux et l’aide individuelle apportée aux agents de l’entreprise, l’équipe sociale est également très impliquée dans le plan de prévention lancé en 2008, à travers son action de sensibilisation, sa présence dans le comité de pilotage régional et sa participation aux groupes de pilotage locaux. Plus habituées par le passé à intervenir sur les problématiques strictement personnelles et familiales, les assistantes sociales ont dû intégrer des préoccupations liées au travail et répondre à une demande d’action de prévention de la part de la direction. « Auparavant, les assistantes sociales travaillaient de manière plus isolée. Elles traitaient uniquement les difficultés des agents et contribuaient peu à faire partager leur expérience. Aujourd’hui, elles constituent aussi un appui au management comme un autre et doivent se faire connaître des managers pour les aider s’ils en ont besoin », souligne Hervé Mourer.
De leur côté, les assistantes de service social voient dans cette évolution une opportunité de faire valoir la spécificité de leur travail, à la croisée de l’environnement professionnel et du domaine personnel. Une complémentarité indispensable, estime Marie-Jeanne Dubois, qui permet de rendre certaines décisions plus humaines. « On peut, par exemple, faire comprendre à un manager que faire 20 kilomètres de plus pour venir travailler n’est pas si anodin quand ça empêche un agent d’emmener son enfant handicapé à l’école le matin. »
Le rôle accru conféré aux assistantes sociales dans le repérage des risques psychosociaux a également amené l’équipe à rappeler les règles de confidentialité inhérentes à son travail et à être davantage attentive au maintien d’un positionnement équilibré au sein de l’entreprise. Pour rester en accord avec la neutralité de leur métier, les professionnels mettent en avant une déontologie qui leur dicte de ne rien transmettre à la hiérarchie sans l’accord de la personne et de ne communiquer que ce qui est réellement utile à l’évolution positive de sa situation. Il faut aussi savoir sortir d’une approche exclusivement individuelle, comme l’explique Séverine Laperriere, assistante sociale interentreprise d’Actis, implantée à Chambéry, qui intervient au sein d’ERDF-GRDF : « Dans le domaine des risques psychosociaux, on va essayer de comprendre si l’origine du mal-être que l’on constate chez un salarié peut se retrouver chez d’autres. On n’est pas là pour trouver un coupable, mais pour chercher ensemble des solutions. C’est moins “qui souffre ?” que “qu’est-ce qui fait souffrance ?” qui va nous intéresser et que nous allons essayer de faire remonter. »
Du côté de la DRH, on confirme l’importance d’une collaboration bien comprise en matière de prévention des risques psychosociaux et la nécessité de respecter le secret professionnel des assistantes sociales. « Nous leur avons dit que nous avions besoin d’avoir des remontées sur les signaux faibles qui permettent de savoir si un territoire est plus en difficulté qu’un autre, si un métier est en perte de sens, ou encore si la politique de rémunération de l’entreprise n’est pas jugée suffisante. Et nous avons la chance d’avoir des assistantes sociales qui comprennent ces enjeux, savent se positionner et apportent leur savoir-faire », précise Hervé Mourer. L’équipe du service social s’est donc adaptée à cette nouvelle demande de l’entreprise et s’est progressivement inscrite dans une démarche plus collective et multidisciplinaire. Pour la prise en compte des situations individuelles, les assistantes sociales viennent compléter les regards apportés par les autres partenaires, qu’il s’agisse des managers, des médecins et infirmières ou encore des responsables RH.
De l’avis général, les réunions multidisciplinaires vont dans le sens d’une plus grande cohérence d’action et évitent « que les différents acteurs donnent des conseils contradictoires qui risqueraient de déstabiliser encore davantage le salarié en difficulté », note Michèle Charvet, assistante sociale à Lyon. S’il reste encore un bon bout de chemin à faire pour aboutir à la mise en place de plans d’actions concrets sur le terrain, la collaboration développée dans le cadre de l’opération « Bien-être au travail » a au moins permis aux salariés de l’entreprise de réaliser qu’ils n’étaient pas seuls face à la souffrance au travail. « Peu à peu, les choses émergent et les managers n’hésitent plus à dire que quelqu’un dans leur équipe ne va pas bien », assure Pascale Champin. La fin d’un tabou, en somme…
(1) Electricité réseau distribution France – Gaz réseau distribution France.