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En Seine-Saint-Denis, la section française du Secours islamique organise, tout au long de l’année, trois maraudes sociales par semaine à destination des sans-domicile fixe. Un dispositif fondé sur une équipe essentiellement bénévole et mené en étroite collaboration avec le SAMU social du département.

Deux minarets encerclés par le nom de l’organisation… Le logo du Secours islamique France (SIF) (voir encadré page 40) se veut discret, sur la façade des locaux et de l’épicerie solidaire, boulevard Ornano, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). C’est là que Diane Vioujard, travailleuse sociale – titulaire d’un master gestion de projets de solidarité internationale –, et son équipe de cinq bénévoles se rejoignent, ce mardi vers 19 heures, pour commencer leur tournée des sans-abri.

Depuis un an, été comme hiver, le Secours islamique organise dans le département trois maraudes sociales par semaine, les mardis, vendredis et dimanches. « Une maraude, ça n’est pas que l’hiver. Quand on est seul, on est seul toute l’année », déclare Djilali Benaboura, ancien travailleur social de la Croix-Rouge, chargé à présent des missions sociales du SIF. Et Diane Vioujard de préciser : « Pendant l’été, les SDF sont peu suivis, ils dépérissent. S’il y a des morts dès les premiers grands froids, ce n’est pas uniquement dû à la météo, mais surtout à une accumulation de maladies non soignées, à un état qui se dégrade tout au long de l’année. L’hiver, au contraire, les SDF sont plus vigilants. » Ce suivi dans la durée des sans-abri est particulièrement apprécié par le SAMU social 93, qui travaille en partenariat avec le Secours islamique. « Nous avons formé les bénévoles du SIF à la maraude, ils sont très efficaces et connaissent bien les SDF, puisqu’ils se concentrent sur cette activité. La Croix-Rouge, qui travaille également en partenariat avec nous, participe aux maraudes en période de grand froid, mais se focalise en été sur le secourisme. Elle est sur plusieurs terrains. »

Si le SIF peut assumer un suivi régulier et continu des sans-abri, c’est d’abord parce qu’il dispose des moyens financiers nécessaires. En effet, la zakât – l’aumône – étant l’un des cinq piliers de l’islam, le SIF bénéficie d’un réseau de 75 000 donateurs musulmans « franco-français », selon Djilali Benaboura, qui choisissent le Secours islamique pour faire des dons le jour de l’Aïd el-Fitr ou pour reverser une fois par an 2,5 % du produit de leur épargne, comme le demande la religion. « Nous n’avons pas besoin de Téléthon, l’aumône crée des petits Téléthons tout au long de l’année », explique le responsable des missions sociales France. Résultat, « le SIF reçoit un don moyen de 100 €, contre 40 à 50 € pour les autres associations caritatives ? (1). Là est notre vraie différence, nous fonctionnons uniquement avec des fonds propres, et nous en avons beaucoup. » Pour autant, l’ONG se dit non confessionnelle : « La visée n’est pas religieuse, mais sociale », argumente Djilali Benaboura. A l’instar du Secours catholique, le SIF vient en aide à tous ceux qui en ont besoin, sans distinction, et ses salariés ne sont pas nécessairement musulmans. Les bénévoles, eux, sont presque tous de culture musulmane, qu’ils soient pratiquants ou non. Ils ont choisi de « tendre la main », comme les y invite la religion. Diane Vioujard, elle, n’est pas musulmane. Ce qui l’a menée au Secours islamique, c’est sa passion pour la culture arabe. Elle a en outre été éducatrice de rue au Maroc pendant deux ans.

Premier réflexe : appeler le 115

L’équipe de maraudeurs est maintenant au complet. Reste à charger la camionnette de provisions pour les sans-abri. Les hommes s’occupent de remplir le coffre de Thermos de café et de soupe, de kits d’hygiène et alimentaires, qui contiennent uniquement de la nourriture halal. En attendant, les femmes se penchent sur le cahier de suivi des SDF rencontrés en maraude. « Les vestes sont assez chaudes ? », s’inquiète Djilali Benaboura, le responsable des missions sociales, avant de souhaiter bon courage à l’équipe. Il est vrai, les manteaux beige floqués du logo du Secours islamique ne sont pas de trop ce soir de janvier, alors que le thermomètre affiche à peine 2°C. Une fois la porte coulissante de la camionnette fermée, les bénévoles bombardent la travailleuse sociale de questions, soucieux de prendre des nouvelles des SDF rencontrés lors des précédentes tournées. « Et Raymond (2), il est toujours au même endroit ? » « Vous n’avez plus de nouvelles de Bernard ? C’était un sacré celui-là… » « Rachid est passé te voir, Diane ? » En période de grand froid, Diane Vioujard participe à une ou deux maraudes par semaine et s’occupe de répartir la cinquantaine de bénévoles sur les trois tournées hebdomadaires. Elle consacre de plus une grande partie de son temps à recevoir les sans-abri qui le souhaitent dans les locaux du SIF : « Le but des maraudes, c’est de créer du lien social, d’amener les bénéficiaires à sortir de la rue et à venir nous voir au bureau de Saint-Denis, pour que l’on puisse les orienter vers les différents services sociaux selon leurs problèmes. »

Une fois en route, premier réflexe : appeler le 115 de Seine-Saint-Denis – « pour que le SAMU social sache qu’il peut compter sur nous et pour savoir s’il y a des signalements sur notre secteur à traiter en urgence », indique Hamza Feltane, chauffeur et référent de la maraude ce soir-là. Rien à signaler pour le moment, la camionnette emprunte l’itinéraire habituel. Le mardi, l’équipe couvre les communes de Saint-Ouen, d’Epinay-sur-Seine, de Villetaneuse, de Pierrefitte, de Stains et de L’Ile-Saint-Denis. Elle connaît l’emplacement habituel d’environ 80 sans-abri, répartis sur l’ouest de la Seine-Saint-Denis. Sous le pont de Clignancourt, la travailleuse sociale et les bénévoles collent leur nez aux vitres de la camionnette, dans l’espoir d’apercevoir deux sans-abri qu’ils connaissent bien. « Quand il y avait les puces de Saint-Ouen, ils déplaçaient tout leur bazar et changeaient d’endroit pour quelques jours. Toutes les semaines, ils traînaient derrière eux au moins quatre Caddies ! Mais on ne les voit plus », se désole Amina Benchaouacha, bénévole. Elle s’est renseignée auprès du SAMU social, mais le 115 aussi les a perdus de vue.

Le Secours islamique collabore étroitement avec le SAMU social du département. Toutes les deux semaines, Diane participe à une réunion de coordination avec le 115. Les associations qui assurent les maraudes en Seine-Saint-Denis se retrouvent également tous les trimestres pour organiser la veille sociale départementale. Enfin, le pilotage du plan hivernal demande trois réunions par saison. Peu connue du grand public (3), malgré une première campagne d’affichage dans le métro parisien en plein Ramadan en août dernier, l’ONG commence à l’être du monde associatif et de l’Etat (4). Quand le niveau 2 du plan grand froid a été déclenché cet hiver, la préfecture lui a confié la gestion d’un gymnase, ouvert en catastrophe à Rosny-sous-Bois pour pallier le manque de places en centres d’hébergement d’urgence.

Un public en mouvement

Premier arrêt aux abords du pont de Saint-Ouen. Un sans-abri y a installé un campement en rivage de Seine. Hamza Feltane et David d’Antuono préfèrent partir en éclaireurs – « entre hommes », « parce que ça peut-être dangereux ». « Il n’y a personne, mais les kits que nous avons laissés la dernière fois ne sont plus là, », indiquent-ils à leur retour. « Cela veut dire qu’il y a du mouvement, analyse Diane Vioujard. Le bénéficiaire a dû trouver un hébergement au chaud pour passer les nuits, mais il repasse à son campement de temps en temps. On va lui laisser un kit alimentaire. » Posée sous le pont à quelques mètres de l’eau, la tente reste invisible de la route. « C’est important de comprendre les emplacements des SDF. Plus ils s’enfoncent en dessous du niveau de vie, plus ils s’excluent », précise la travailleuse sociale, énumérant les phases par lesquelles passent les sans-abri. Il y a d’abord celle du déni d’être à la rue, pendant laquelle ils ne s’arrêtent pas de marcher. S’ensuit celle de l’acceptation : les SDF diminuent leurs besoins, notamment alimentaires, d’hygiène, pour s’adapter à la vie dans la rue. Vient ensuite celle de la grande exclusion : ils s’enfouissent sous terre, dans le métro d’abord, puis dans le RER. Là, ils n’ont plus de contact avec les gens, ne voient plus la lumière du jour et deviennent très difficiles d’accès : le niveau de désocialisation est extrême. « Ce qui me frappe, c’est qu’on vit mieux dans la rue au Maroc qu’ici, commente Diane Vioujard. A Casablanca, il n’y a pas de métro, pas de tunnel, aucune infrastructure où les sans-abri pourraient se cacher. Du coup, ils sont en permanence en contact avec les gens et se désocialisent moins. »

A présent, direction la Plaine Montjoie, à Saint-Denis, où se trouvent de nombreux studios de télévision, notamment de téléréalité. Dans le recoin d’un immeuble désaffecté, c’est une autre réalité qui se joue : celle des deux Michel. Les compères se tiennent compagnie dans leur galère. Un vieux fauteuil sépare leurs matelas. En même temps que le Secours islamique, ils reçoivent la visite des Restos du cœur, puis, un peu plus tard, d’un « voisin », qui semble bien les connaître et leur apporte un repas chaud. Ce soir-là, ils ont de quoi manger, mais alors qu’un des Michel dévore son repas, l’autre se plaint d’avoir du mal à avaler quoi que ce soit, à cause d’un problème de santé. Diane Vioujard l’avait orienté vers la Maison municipale de la solidarité de Saint-Denis, pour qu’il se fasse soigner, mais, selon lui, l’opération « a empiré les choses ». Il profite de la présence du SIF pour parler, blaguer, sans s’arrêter. Peut-être inspiré par l’endroit où il a atterri, il raconte qu’il a travaillé à la télé. « Attention, je ne suis pas un clodo, mais un SDF. Moi je suis propre, je me rase, affirme-t-il en caressant sa joue imberbe. Parfois, ce n’est pas facile de se raser à l’eau froide, après tu es rouge comme une tomate. Je m’arrange pour remplir une petite bouteille d’eau chaude, c’est plus facile pour se raser. » C’est d’ailleurs un cheval de bataille de la travailleuse sociale : « Il est très important de les sensibiliser au maintien de leur corps. C’est pour cela que nous distribuons des kits d’hygiène, avec de la mousse à raser, des rasoirs jetables, du shampoing, des savons et une serviette. » Pas facile, pour Hamza Feltane, de couper Michel dans son élan, mais Diane insiste : le 115 leur a signalé une urgence, il faut s’y rendre au plus vite.

L’atout culturel…

L’urgence s’appelle Leila. Dans un immeuble de la rue des Rosiers, à Saint-Ouen, un voisin a alerté le 115 : une vieille dame passe la nuit dans l’escalier des parties communes. Quand l’équipe du Secours islamique atteint le pas de la porte, elle se fait envoyer balader par la dame, enroulée dans ses couvertures. On ne voit pas son visage, caché par une sorte de taie d’oreiller en laine blanche, bonnet de nuit improvisé. Elle leur demande de s’en aller, mais à son accent Hamza Feltane croit entendre une Maghrébine. Il lui parle en arabe et, d’un coup, l’aïeule s’adoucit, rassurée. Les jeunes bénévoles lui expliquent ce qu’est le Secours islamique, Leila remonte un peu son couvre-chef du soir et laisse entrevoir un sourire. Elle vit habituellement dans un local à poubelles de l’immeuble réaménagé en appartements, mais depuis un an elle n’a plus d’électricité. Comme il fait plus chaud dans le hall de l’immeuble que chez elle, Leila passe la nuit dans l’escalier. Hors de question de rentrer dans « la baraque fantôme », comme elle l’appelle.

De ses deux années passées au Maroc, Diane Vioujard a retenu quelques mots en arabe, qu’elle glisse à Leila. Parler la langue maternelle de cette immigrée est un véritable sésame. Elle accepte une soupe, et même un café. « Choukrane, choukrane, merci beaucoup », répète cette femme âgée de 67 ou 76ans, elle ne sait plus trop. Diane lui propose de l’amener « au chaud » dans un centre d’hébergement d’urgence, mais la vieille dame refuse gentiment : elle doit « garder sa maison ». Deux bénévoles insistent, mais rien à faire. Infirmière au Maroc, Leila est devenue agent d’entretien à l’aéroport de Roissy en arrivant en France. Elle a l’habitude de travailler de nuit et, cette fois encore, elle veillera. Sur un papier, Diane lui donne l’adresse du Secours islamique – en lui indiquant que la prochaine maraude passera le vendredi suivant – ainsi que le numéro 115, que Leila semble découvrir. Vendredi, peut-être, elle préparera ses affaires et ira dormir dans un centre. Diane Vioujard apprécie le travail des bénévoles, qui « ont un très bon contact avec les bénéficiaires. » Mais comme ce ne sont pas des professionnels du social, « il faut leur apporter une compréhension du travail social. Par exemple, quand un sans-abri refuse une prestation, comme une place dans un centre d’hébergement d’urgence, il faut expliquer aux bénévoles que l’on ne doit pas aller à l’encontre de sa dignité. Le seul droit qu’il lui reste est de refuser, il faut le lui laisser. C’est important de travailler sur la distanciation : garder son affect, mais respecter l’autonomie du bénéficiaire. »

… sans prosélytisme

Intervenir au nom du Secours islamique et parler arabe peut représenter un véritable atout pour atteindre les plus exclus et tisser un lien de confiance – « surtout dans le 93, où il y a beaucoup d’immigrés maghrébins », souligne Hamza Feltane. Pourtant, « dans le contexte actuel, le nom est parfois lourd à porter », ajoute la travailleuse sociale. Dernier exemple en date, les équipes du Secours islamique s’occupaient d’un lycéen sans abri, mais un soir ils ne l’ont plus trouvé. Inquiète, Diane a appelé l’assistante de service social du lycée et s’est vu répondre : « Je travaille dans un établissement laïc, vous ne viendrez pas faire de prosélytisme ici. » Elle a eu beau expliquer que l’ONG est non confessionnelle, et que refuser de venir en aide au jeune SDF, « c’est de la non-assistance à personne en danger », il n’y a rien eu à faire. « Nous ne distribuons pas de Coran, c’est de la méconnaissance ! s’énerve la professionnelle. C’est difficile d’obtenir une reconnaissance, d’autant que le secteur social se veut très laïc. »

A force, le Secours islamique parvient néanmoins à faire sa place, comme en témoigne Betty Somé, directrice de la Maison de la solidarité de Saint-Denis : « Au début, on a eu un peu peur, on était méfiants. Avec un nom pareil, on se demandait ce qu’il y avait derrière, mais on a vite été rassurés, à force de travailler avec eux. » Même écho du côté des assistants sociaux du service social de la ville de Saint-Denis, pour qui le SIF est perçu comme une association comme les autres, à l’image du Secours catholique.

La camionnette se gare à l’entrée du parking d’un supermarché. Gérard a du mal à marcher pour ramener la soupe offerte à son emplacement. Diane Vioujard lui donne le bras, et trébuche en l’aidant à atterrir sur son matelas. « Ah, tu dors avec moi ? s’esclaffe le sans-abri, visiblement éméché. Oh, je ne suis pas très bien, mais j’ai encore le droit de rigoler. » Diane enchaîne dans la bonne humeur, en lui tendant une des boîtes de chocolats distribuées pour les fêtes de fin d’année. Cela tombe bien, il a déjà « tout mangé » les autres. La travailleuse sociale se lance dans une interprétation de la chanson Les bêtises et entonne : « J’ai tout mangé le chocolat… » Gérard est hilare. Avant que l’équipe reparte, il lui lance : « Merci de ton amitié et de ton humour, chipie ! »

Il est 23 h 30, et l’équipe doit absolument s’arrêter aux urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis. René a l’habitude de passer ses nuits dans la salle d’attente, immobile au milieu des allers-retours incessants. Poignée de main reconnaissante à tout l’équipage du minibus, une soupe, un café, et il reprend position dans la salle d’attente. Chacun se frottera les mains au gel hydro-alcoolique : entre autres problèmes de peau, René a la gale. Vers minuit et quart, Hamza Feltane accélère le mouvement. Tous travaillent le lendemain matin, alors il aimerait ramener la camionnette au plus vite. Il est tard, et chacun doit rentrer chez soi, au chaud.

PÉRIMÈTRE
De l’international vers la France

Le Secours islamique (Islamic Relief Worldwide) est une organisation non gouvernementale créée en 1984 en Grande-Bretagne. Reconnue par les Nations unies, elle déclare agir dans une stricte neutralité, sans distinction de race, de sexe ou de religion. Le SIF, sa branche française, a été créé en 1991 pour mener à bien des missions humanitaires à l’international, que ce soit dans la bande de Gaza, au Sénégal, aux Philippines ou encore en Haïti. « Comme nous avions des kits d’hygiène et alimentaires pour les situations d’urgence à l’international, nous nous sommes dit que nous pouvions aussi nous en servir pour venir en aide aux SDF français », raconte Djilali Benaboura, chargé des missions sociales en France, qui a mis en place les maraudes durant l’hiver 2009-2010.

Notes

(1) Selon une étude de France générosités, syndicat professionnel des organismes faisant appel aux générosités, dont le SIF fait partie.

(2) A la demande de la travailleuse sociale, tous les prénoms des bénéficiaires ont été modifiés.

(3) Le Secours islamique de France n’est actuellement connu que de 4 % du grand public, selon un barème de France générosités qui mesure la notoriété des ONG françaises.

(4) Il y a un an, le conseil régional d’Ile-de-France a financé à hauteur de 4 382 € une partie de la création d’Epi’sole, l’épicerie solidaire du SIF.

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