Le recours aux « faisant fonction » dans le secteur social et médico-social est largement connu et dénoncé depuis longtemps. Déjà en 2004, le Conseil économique et social relevait, dans un avis sur « le recrutement, la formation et la professionnalisation des salariés du secteur sanitaire et social » (1), la proportion importante de personnels de bas niveau de qualification et de « faisant fonction » et proposait un plan de résorption de l’emploi non qualifié dans les branches professionnelles : l’objectif était que, d’ici à 2010, il n’y ait plus de poste qualifié et budgété qui soit occupé par un salarié faisant fonction depuis plus de un an.
Les années ont passé et le recours à ces personnels a continué, malgré la mise en place de la validation des acquis de l’expérience, censée y remédier. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté a ainsi dénoncé, en décembre dernier, la présence, au sein des centres éducatifs fermés qu’il a visités, d’éducateurs « faisant fonction », « parfois sans compétences particulières, peu ou pas formés à l’encadrement des mineurs » (2). De son côté, l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES), alertée par de nombreux professionnels de terrain ayant le sentiment d’une tendance générale à une augmentation dans leurs équipes du nombre de « faisant fonction » éducative, met en évidence, à partir d’une enquête lancée en avril dernier par voie électronique, l’importance du phénomène.
Loin d’être marginal, celui-ci touche l’ensemble des établissements et services sociaux, médico-sociaux, affirme-t-elle. En effet, les 150 répondants (59 % sont des éducateurs spécialisés ou des assistants de service social et 13 % des stagiaires en travail social préparant un diplôme de niveau III) exercent dans un service ou un établissement du secteur du handicap (39 %), de la protection de l’enfance (29 %), du secteur social ou médico-social (19 %, en CHRS, CADA, CCAA…) ou autre. Pour la plupart dans le champ associatif (77 %, contre 23 % dans le public).
Selon l’enquête, plus de 50 % des personnels de certaines équipes éducatives, souvent de petite taille (moins de dix personnes), n’auraient aucune formation ou diplôme en travail social. Des foyers éducatifs fonctionnent même avec des équipes où seuls 28 % des membres sont titulaires d’un diplôme d’Etat en travail social (deux personnes sur sept), les autres étant sans qualification. Il arrive alors que des formes de « tutorat formatif » soient assurés par les diplômés en direction des non-diplômés. Ce qui, selon l’étude, induirait entre les acteurs des mécanismes de surveillance et de contrôle, étouffant leur autonomie et leurs capacités d’initiative.
Autre résultat inquiétant : 67 % des répondants rapportent qu’il est d’usage que les « faisant fonction » sur des postes éducatifs ou socio-éducatifs se présentent aux usagers, aux parents et aux partenaires comme « éducateurs ». Et annotent les rapports, projets éducatifs, courriers, de la mention « éducateur », voire parfois « éducateur spécialisé ». Ce qui, pour l’ONES, est une atteinte au respect du consentement libre et éclairé des personnes du fait des informations erronées concernant la qualification des personnels chargés de leur accompagnement.
Quant au travail de nuit dans les internats, il serait effectué, dans la quasi-totalité des cas, par des « faisant fonction » : des personnes sans aucune qualification, des étudiants (parfois en travail social), voire des salariés de sociétés de gardiennage. Alors que « le temps particulier » de la nuit « nécessite de subtils savoir-faire ».
L’ONES dénonce donc deux dérives : d’une part, l’embauche de personnes diplômées en travail social mais à une qualification inférieure au profil du poste – un aide médico-psychologique ou un moniteur-éducateur recruté par exemple à la place d’un éducateur spécialisé ; d’autre part, le recours à des personnes sans aucune qualification ou ayant un diplôme sans rapport avec le travail social. Si le second cas est évidemment plus grave dans ses conséquences, puisque les salariés n’ont aucune compétence relationnelle ni habitude de travailler en équipe, le premier participe tout autant à la déqualification des équipes, relève Jean-Marie Vauchez, président de l’ONES.
Quoi qu’il en soit, et dans les deux cas, l’embauche de « faisant fontion » nuit au travail éducatif. Les répondants à l’enquête mettent ainsi en avant l’augmentation de la souffrance au travail. La présence de personnels peu ou pas qualifiés peut ainsi contribuer, dans certaines équipes, au départ de professionnels diplômés et qualifiés, qui ne supportent pas l’appauvrissement de la réflexion et des pratiques et ont le sentiment d’une perte de sens de leur travail. Quant aux faisant fonction, surtout lorsqu’ils n’ont aucune qualification en travail social, ils peuvent vite se sentir impuissants et être conduits à « faire usage de comportements typiques de coercition, abusifs ou violents ». En effet, souligne l’ONES, « placer des personnes en situation de faire fonction éducative dans des situations d’expériences relationnelles particulièrement difficiles en leur demandant d’y voir clair, c’est leur demander de décrypter des signes ténus sans qu’ils détiennent ou qu’ils soient en mesure de construire les instruments susceptibles de décodages adéquats ». Et les conséquences peuvent être dramatiques avec des décisions de retours en « milieu familial » pour des enfants placés ou d’orientation vers d’autres structures pour des adultes. « L’absence de qualification des personnels a pour conséquence de faire courir le risque aux usagers d’une éviction des dispositifs censés leur venir en aide », renforçant leur sentiment de rejet et de perte de confiance en soi et en les autres, et pérennisant l’instabilité de certaines situations sociales.
Pour l’ONES, les difficultés de recrutement de certaines structures ne peuvent justifier le recours aux « faisant fonction ». Car ce qui est en cause, c’est non seulement la crédibilité des compétences professionnelles des éducateurs et la légitimité de leur formation, mais aussi la qualité des prestations proposées aux usagers, exigée pourtant par la loi 2002-2.
Par conséquent, l’association demande que les critères de l’évaluation externe et interne des établissements et services sociaux et médico-sociaux prennent en compte spécifiquement la qualification (réelle) du personnel et les écarts constatés avec le projet d’établissement. Elle réclame en outre une évaluation nationale quantitative et qualitative, secteur par secteur, des « faisant fonction » et un « véritable accompagnement » des personnels concernés pour entrer en formation. L’objectif à terme étant évidemment, pour l’ONES, d’obtenir l’interdiction de recruter des « faisant fonction » dans les équipes éducatives. Enfin, ce phénomène ne peut perdurer, souligne l’association, que parce que la profession d’éducateur spécialisé n’est pas réglementée. D’où sa demande d’une évolution de la législation en ce sens.
« C’est vrai que les assistants de service social sont moins menacés par le phénomène parce que leur diplôme est un titre protégé – et inscrit comme tel dans l’article L. 411-1 du code de l’action sociale et des familles », relève Laurent Puech, vice-président de l’ANAS. Cependant, précise-t-il, il y a eu des cas isolés, comme une infirmière dans une clinique privée qui se présentait comme une assistante sociale. « Et dans ce cas, un simple rappel du cadre légal suffit à faire cesser la situation. » Laurent Puech se dit toutefois vigilant sur certaines pratiques ambiguës : « Par exemple, certains départements recrutent sur des “postes de polyvalence” des conseillers en éducation sociale et familiale en remplacement d’assistants sociaux. »
De son côté, Geneviève Crespo, déléguée générale de l’Aforts, estime que l’étude de l’ONES, basée sur un simple sondage, doit être nuancée, ne serait-ce que parce qu’il faut connaître très exactement la fiche de poste des « faisant fonction ». Le sujet est complexe, souligne-t-elle, et, rejoignant sur ce point l’ONES, elle estime nécessaire qu’une évaluation nationale permette de mesurer le phénomène – qui, à sa connaissance, n’est pas en expansion. La déléguée générale fait valoir, en outre, que, dans certains secteurs, comme la petite enfance mais aussi les personnes âgées ou handicapées, les difficultés de recrutement obligent les employeurs à recruter sur des postes d’éducateurs non pas des personnels sans qualification, mais des diplômés d’université, par exemple des licenciés en psychologie. « Il est certain, et là la déléguée est à nouveau d’accord avec l’ONES, qu’il faut accompagner par la formation les professionnels qui n’ont pas toutes les compétences requises. Et il y a des progrès à faire pour faciliter l’entrée dans les formations sociales des jeunes, par exemple issus de l’université. »