Vous présentez votre ouvrage comme une entreprise de démystification. C’est-à-dire ?
A force de travailler sur les quartiers populaires, je me suis rendu compte que leur réalité ne correspondait pas forcément aux caricatures qui en étaient faites. Leur traitement médiatique déforme les dynamiques réellement à l’œuvre. Ainsi, le chômage et la précarité sont très élevés dans les zones urbaines sensibles. Mais il s’agit d’une photo prise à un instant donné qui ne montre pas que ces territoires sont en réalité très dynamiques. Dans les zones sensibles, le taux de mobilité de la population a été de 61 % entre 1990 et 1999, le plus élevé de tout le territoire national. Ces zones sont des sas. Ce qui fait que la photographie sociale est toujours très dégradée. Mais cela ne signifie pas que la politique de la ville a échoué et que les investissements, notamment humains, dans les quartiers ne servent à rien. Au contraire. En outre, le regard que je porte en tant que géographe sur d’autres territoires me permet de relativiser la dimension de la pauvreté ou du chômage dans les banlieues. Si la pauvreté les touche, elle concerne aussi d’autres territoires, en premier lieu les zones rurales et périurbaines, dans lesquelles vivent 20 % de la population et qui sont en train de se repeupler. Les taux de pauvreté record se rencontrent d’ailleurs dans des départements ruraux, comme le Cantal, la Corse ou l’Aude. Et le profil type du pauvre en zone rurale n’est pas le retraité isolé mais le jeune ménage avec enfants.
C’est d’ailleurs au sein de cette classe populaire que réside, selon vous, la véritable fracture française…
S’il y a des spécificités liées à l’immigration et à l’ethnicisation de certains territoires, le vrai problème est en effet surtout la place des catégories populaires dans la société d’aujourd’hui, en banlieue comme dans les zones industrielles et dans le monde rural ouvrier. La France est encore très structurée autour des catégories populaires, immigrées ou non. Il faut rappeler que la population active est composée majoritairement d’ouvriers et d’employés. Vu des grandes métropoles, on imagine que les banlieues sont nos territoires ouvriers et populaires modernes, le reste du territoire étant habité par une vaste classe moyenne. C’est une vision totalement fausse. La société française, notamment les territoires ruraux et périurbains, est structurée autour du petit salariat privé, avec des gens qui gagnent aux alentours de 1 000 € par mois. Même si la question de l’immigration et de l’ethnicisation ne peut être ignorée, la réalité de la société française est là, et pas dans une opposition entre les populations de banlieue issues des minorités ethniques et le reste de la population.
Pour quelle raison cette classe populaire est-elle devenue invisible politiquement et médiatiquement ?
Je date cet oubli des années 1980 et du virage libéral pris par la gauche gouvernementale. Les catégories ouvrières ont alors été oubliées au profit des groupes ethniques et de l’émergence de la question des banlieues. Cette évolution s’est produite à une période où les personnes modestes ont été progressivement chassées des métropoles. La classe ouvrière est passée du logement collectif urbain au logement individuel dispersé, et a été perdue de vue par les politiques, en particulier de gauche, qui sont devenus en quelque sorte les représentants naturels des habitants des grandes villes, du « bobo » à l’immigré sans papiers. Comme si, pour être visible en tant que groupe social, il fallait exister dans l’espace des grandes villes mondialisées. Mais la sociologie urbaine, certes très inégalitaire, ne résume pas la sociologie française dans son ensemble.
Selon vous, il existerait une sorte d’alliance de fait, dans les grandes villes, entre les classes aisées et les populations issues de l’immigration…
La question de l’immigration est en effet perçue différemment dans les métropoles et en dehors. Pour simplifier, je dirai que les « bobos » urbains ne sont pas en concurrence avec les immigrés récents. Ils ne sont pas sur le même marché du travail et n’ont pas les mêmes revenus. La logique économique métropolitaine intègre donc parfaitement les populations immigrées, avec un nivellement par le bas des salaires. Ainsi, dans les grandes villes, qui fait la cuisine dans les restaurants ? Essentiellement des personnes immigrées, parfois sans papiers. En revanche, la concurrence est réelle pour un ouvrier qui perçoit la présence de l’immigré comme un risque de dumping social. De ce point de vue, la question de l’immigration n’est pas purement philosophique. Si le multiculturalisme, dans le principe, est acceptable par tout le monde, sa perception est différente selon que l’on gagne 1 000 ou 10 000 €.
Vous remettez également en cause la notion de « classe moyenne ». Pour quelle raison ?
Plus personne ne sait ce qu’est la classe moyenne. Où commence-t-elle et où finit-elle ? Son apogée a été les Trente Glorieuses, avec de réelles possibilités d’ascension sociale et des perspectives de progression professionnelles, notamment grâce à l’école. Pendant cette période, on a pensé que les logiques de classes s’estompaient, la classe ouvrière étant alors en régression, et que nous allions tous nous rapprocher socialement. Mais à la fin des années 1980, cela a commencé à capoter. Le chômage s’est mis à augmenter et, avec la mondialisation de l’économie, les salaires se sont bloqués. Aujourd’hui, le salaire médian en France se monte à 1 500 € et la pension de retraite médiane à seulement 1 200 €. Pourtant, cette classe moyenne qui n’existe plus dans les faits persiste culturellement. Beaucoup de gens appartenant aux catégories populaires de par leur niveau de revenus estiment en faire toujours partie, car ils ont intégré l’idée que la classe moyenne se compose de tous ceux qui n’habitent pas dans les banlieues. Il y a un détournement du concept même de classe moyenne.
Allons-nous vers une forme de séparatisme culturel et social qui mettrait en péril le modèle républicain ?
Ce séparatisme me semble évident, même si je ne crois pas qu’il s’enracine dans un racialisme de type américain. C’est davantage le fruit d’une logique sociale et foncière qui, en raison de la désindustrialisation des villes, a provoqué le départ des catégories populaires d’origine européenne vers les espaces périurbains et ruraux. Dans le même temps, les immigrés ont, eux, intégré les métropoles. Ce chassé-croisé a provoqué une séparation presque de fait entre ces deux groupes sans qu’il y ait une logique racialiste. Et maintenant que ce schéma est en place, et en raison de la persistance de l’immigration, on assiste à des phénomènes d’ethnicisation de certains territoires de banlieues. Cette dynamique ne va pas s’arrêter car il n’y a plus de possibilité pour les catégories populaires anciennes de revenir en ville. Les logiques foncières sont telles qu’il est illusoire d’imaginer un renouveau de la mixité sociale dans les quartiers de banlieue. Dans ce contexte, comment faire société ? Et quel discours le politique peut-il tenir à l’ensemble des catégories populaires ?
Ne craignez-vous pas que certains récupèrent votre analyse à des fins politiques ?
Bien sûr, quand on explique que la mondialisation, l’immigration et le multiculturalisme ne vont pas de soi, le risque existe de faire l’objet de tentatives de récupération, comme cela a été le cas par exemple pour Hugues Lagrange (1). Mais je suis un chercheur et, en tant que tel, ma seule exigence est de me fonder sur la réalité et de vérifier que ce que j’avance est pertinent. Après, c’est à chacun de réfléchir. S’il n’est plus possible de parler des catégories populaires au prétexte que ce serait prendre le risque d’être récupéré par le Front national, on prendrait alors acte qu’on les lui abandonne définitivement. Il faut arrêter d’infantiliser les gens et prendre les choses comme elles sont, même si le réel n’est pas forcément comme on voudrait qu’il soit. D’ailleurs, la question multiculturelle est à peine posée. Nous ne sommes pas dans une logique de guerre civile et il est encore possible de réfléchir sereinement. En revanche, si les problèmes ne sont pas posés et si les diagnostics ne sont jamais faits, on ne pourra pas sortir par le haut de cette affaire.
Christophe Guilluy est géographe consultant, directeur du bureau d’études géographiques et urbaines MAPS. Il publie Fractures françaises (Ed. François Bourin, 2010). Il est également coauteur, avec Christophe Noyé, de L’atlas des nouvelles fractures sociales en France (Ed. Autrement, 2004).