Ding, ding, ding ! Au tintement de la clochette, la vingtaine de personnes qui circulaient et discutaient entre les tables du bar de quartier Chez Mama’i, à Rennes, se rapprochent. « Le thème d’aujourd’hui : face à la maladie, quelles adaptations possibles ? », annonce l’animatrice. Dans le reste du café, les jeunes attablés devant un verre de bière et la mère qui allaite son bébé regardent à peine le petit groupe aux cheveux gris se former. L’habitude. Depuis janvier 2004, tous les mercredis de 15 heures à 18 heures, se tient le Bistrot Mémoire. Un lieu de discussion, d’information et d’écoute pour les malades atteints d’Alzheimer et pour leurs aidants.
A la source du Bistrot Mémoire se trouvent deux professionnelles : Isabelle Donnio, psychologue chargée d’enseignement à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), anciennement directrice d’un service de soins à domicile pour personnes âgées handicapées, et Irène Sipos, directrice de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) Saint-Cyr, à Rennes. Toutes deux ont dressé le même constat : « Alzheimer a mis les soignants dans l’impasse. Ils sont formés aux modèles biomédicaux. Mais une fois leur diagnostic posé, ils sentaient la nécessité d’offrir aux patients autre chose qu’une réponse médicamenteuse, inefficace. Un accompagnement global, plus humain et moins ciblé sur la maladie », explique Isabelle Donnio. Toutes deux voulaient privilégier une réponse psychosociale qui engloberait surtout les conjoints ou les enfants s’occupant de malades. Car ce sont eux, avant l’aide professionnelle, qui leur apportent l’essentiel des soins. Mais rien de tel n’existait.
Dès 2002, Isabelle Donnio rencontre aussi beaucoup de familles de malades disant souffrir particulièrement de perte de communication. « Dans une culture à prédominance verbale, il y a souvent une confusion entre la perte de parole du malade et la perte de relations, poursuit-elle. Notre idée était donc de créer un lieu pour restituer un environnement favorable à la relation, un lieu de vie sociale et d’interactivité, et qui répondrait aussi au manque de sensibilisation, d’informations et de compréhension de la maladie par les familles. Ce qui augmentait leur isolement. » La curiosité d’Irène Sipos est alors piquée par un article relatant l’initiative des Cafés Alzheimer, en vogue aux Pays-Bas. Avec le Conseil des familles, un groupe de parole et d’entraide entre familles n’ayant pu trouver pour leur proche de place en EHPAD, les deux professionnelles décident d’importer le concept en France.
L’année suivante, en 2003, un comité de pilotage comprenant une quinzaine de partenaires (centre hospitalier, collectivités locales, EHPAD, caisses de retraite, associations ADMR, Aspanord, Psychologie et Vieillissement et France Alzheimer) se crée très facilement. L’initiative semble faire l’unanimité. Un financement des caisses d’assurance maladie et du conseil général au titre du caractère innovant de l’action permet de créer l’association Bistrot Mémoire, qui comprend aujourd’hui 60adhérents et fonctionne avec une psychologue salariée cinq heures par semaine et neufbénévoles. L’équipe convient d’un cadre pour le rendez-vous hebdomadaire : un temps d’accueil et de discussion entre participants, dynamisé par la psychologue et les bénévoles ; l’intervention d’un professionnel sur des thématiques médicales, psychologiques, sensorielles ou informatives ; puis un retour aux conversations libres. « L’information est notre médiation, précise Irène Sipos. Il ne s’agit pas de concurrencer France Alzheimer ou les centres locaux d’information et de coordination, qui la prodiguent déjà. Mais c’est une porte d’entrée au Bistrot. Il est plus facile de se rendre ici en se disant que l’on vient pour y apprendre des choses, plutôt que penser que l’on va parler de soi ou que l’on est malade. »
Devant les tasses de thé fumantes, hommes et femmes écoutent, prennent naturellement la parole, pour parler d’eux devant le groupe ou d’autre chose de membre à membre. Le lieu du bistrot y contribue, même s’il a fallu l’apprivoiser. « Au début, des dames nous disaient qu’elles n’avaient pas leur place dans un bistrot, se souvient Isabelle Donnio. D’autres ne tenaient pas à venir partager leur expérience dans un lieu semi-public ». Pourtant, cet espace public de convivialité est capital. Il permet à la soixantaine d’aidants qui le fréquentent chaque année de sortir de chez eux avec leurs malades, sans être regardés ni jugés. « Je n’allais plus dans les lieux publics avec maman, raconte Christine Thiébaut, présidente de l’association et aidante de sa mère, car j’avais peur qu’elle se conduise mal. Ici, on a tout simplement des visages souriants, de la bonne humeur dans un lieu qui ne change pas ses habitudes quand on vient. Cela dédramatise la maladie. » Pour les organisatrices du Bistrot Mémoire, le lieu public permet aussi d’être visible, de témoigner, « pour que notre société, tellement effrayée par la déchéance cognitive, change son regard sur le vieillissement, comme elle l’a fait sur le handicap ».
Moment de détente, d’abord, mais aussi instant partagé entre l’aidant et le malade, ce qui est beaucoup plus rare. « Les politiques se sont d’abord intéressées aux malades d’Alzheimer. Puis, en 1998, à la souffrance des aidants, chez qui on découvrait une mortalité particulièrement élevée, retrace Isabelle Donnio. Des formules de répit ont été mises en place : accueil de jour pour les malades, hébergement temporaire, accueil renforcé, séjour de vacances. » Mais en pensant toujours le repos de l’aidant par l’éloignement du malade. Or la position de l’aidant est un stress permanent, résume Pierrick-Primault, responsable régional de l’action sociale pour la caisse de retraite complémentaire Malakoff Médéric, partenaire du projet : « Il a envie d’être avec le malade et appréhende d’être avec lui. Le café, où les deux évoluent indépendamment tout en gardant un contact visuel, apporte une réponse à ce tiraillement. » Il existe des groupes de parole d’aidants, mais le Bistrot Mémoire, lui, travaille à restaurer un lien. A transformer l’image dépréciée que l’aidant peut avoir du malade en celle d’un partenaire capable de vivre en société. « A la maison, mon mari était celui qui faisait fuir les amis par ses accès de colère. Au Bistrot, on écoute côte à côte, on cherche d’autres formes de complicité, témoigne une participante. Comme un buvard, il ressent aussi tout simplement ma détente. » Les organisatrices avouent que, professionnellement, l’accueil au même endroit du malade et de son aidant a été pour elles un bond culturel. « On se disait que les malades allaient être confrontés à des réalités trop difficiles à entendre. A trop vouloir protéger, on exclut, admet Irène Sipos. Finalement, les malades filtrent très bien eux-mêmes. Et la psychologue a introduit des thèmes d’intervention sur le corps et les sens, pour qu’ils s’y retrouvent. »
L’intérêt de la forme légère et vivante du Bistrot est de favoriser la libre expression. Il est moins contraignant qu’un groupe de parole, où la démarche est souvent longue et assidue. « Ici, il y a un degré d’intimité moindre. La prise de parole est plus aisée. Mais la soupape est réelle pour les aidants, car parler use le phénomène émotionnel », remarque Marie-Hélène Le Breton, psychologue clinicienne et animatrice du Bistrot Mémoire. Elle accueille personnellement tous les nouveaux arrivants et reçoit toute personne qui le souhaite, en tête à tête, après l’exposé de l’intervenant. « Quand la semaine est difficile, on sait qu’on va pouvoir le dire à quelqu’un, soupire Hélène, aidante de son mari. Je n’ai personne d’autre à qui en parler, je ne vais pas importuner mes enfants avec ça… »
Une femme prend la parole, émue, pour dire sa tristesse de voir son mari oublier qui elle est. Autour d’elle, on opine du chef. Le groupe a une fonction contenante, chacun considérant la parole de l’autre comme plus acceptable que si elle venait d’un soignant extérieur, parce que plus légitime. « Quand un geste agressif de mon mari pourrait gâcher ma journée, l’espace d’un dixième de seconde, je me rappelle une parole apaisante entendue au Bistrot et cela m’aide », poursuit Hélène. Ne pas sermonner, éviter les mises en échec du malade : les participants disent apprendre, grâce à l’expérience des autres, de nouveaux rapports avec le malade. Ils partagent leurs décodages successifs. Une approche qui profiterait aussi au malade. « Avant, par manque d’information, on considérait Alzheimer comme de la folie, constate Isabelle Donnio. La parole du malade était tellement niée, barrée, qu’il pouvait en venir à s’exprimer agressivement. Des décodages communs et des partages de connaissances tels qu’on les voit au Bistrot peuvent prévenir ces impulsions, ou tout au moins les interpréter. »
Pendant que deux couples discutent vivement, un homme salue et sort. Une femme entre et prend discrètement une chaise. Ouvert, souple, le Bistrot Mémoire ne demande volontairement aucun engagement. « On l’a voulu très désinstitutionnalisé, souligne Christine Thiébaut. Car l’image de la maison de retraite fait souvent peur aux participants. C’est l’extrême vieillesse et l’enfermement : tout ce qu’ils ne veulent pas se représenter. » Les fondatrices aspiraient à un lieu où chacun pourrait cheminer à sa vitesse dans l’acceptation de la maladie. Car les pathologies Alzheimer ont ceci de particulier que, au départ, elles sont entourées d’une zone de flou. Il faut du temps. Les soignants donnent le diagnostic avec précaution. Quand celui-ci survient, en même temps qu’un flot d’informations sur la maladie longue et difficile, le système institutionnel, le rôle de l’entourage, le risque est que l’aidant se ferme, voyant encore son proche en bonne forme physique et se disant : « Je préfère garder mes habitudes, je vais éviter les embêtements et plutôt me débrouiller par moi-même. » De fait, les aidants de malades d’Alzheimer ont particulièrement du mal à demander du soutien. « Au départ, mon entourage disait : “Ça va être la maison de retraite pour tous les deux, car vous n’allez pas tenir le coup”, déplore Hélène. Mais les maisons de retraite ne sont pas faites pour les malades jeunes ! Et quelle épouse est prête à dire qu’elle ne veut pas ou ne peut pas s’occuper de son conjoint malade ? » Alors les aidants repoussent leurs limites, parfois jusqu’à l’épuisement.
Au Bistrot, dans une ambiance décontractée, au contact des autres, Hélène dit avoir appris beaucoup sur les solutions intermédiaires : prises en charge à la journée, aide à domicile. « Ici, on ne fait aucun choix pour les usagers, précise Isabelle Donnio. Au contraire, on réintroduit souplesse et liberté dans le cheminement avec la maladie, quitte à ce que cela prenne plus de temps. Au Bistrot, chacun trouve ce qu’il y apporte. » C’est pour cela que Michel Gicquel, responsable de l’action sociale pour la caisse de retraite complémentaire Aprionis, partenaire du projet, est très à l’aise pour orienter les assurés. « Quand je sens qu’un aidant s’interroge sur l’avenir, je ne me vois pas lui parler directement d’institution. Trop délicat. Trop intrusif. Cela touche au libre arbitre même de la personne – à quel seuil est-ce que je considère que je ne peux plus m’occuper de mon proche ? Pendant tout ce temps-là, le Bistrot est là pour eux et apporte des outils de soutien sans que cela se voie. Eux tissent le fil que je n’arrive pas à tisser avec ces personnes, parce que notre rencontre est trop courte. »
C’est donc parce que le lieu est désinstitutionnalisé que les partenaires professionnels peuvent s’en saisir facilement. Mutuelles, soignants, EHPAD, travailleurs sociaux, CLIC le proposent dans l’offre d’accompagnement au malade et à l’aidant. Les professionnels y assistent aussi pour s’informer, y interviennent ou y accompagnent des couples et expérimentent un autre regard sur l’usager. « Des gérontologues disent voir ici leur patient différemment. Comme ils ne sont pas en blouse de médecin, derrière un bureau, ils emploient d’autres mots, comprennent d’autres réalités », remarque Irène Sipos. L’équipe a travaillé pour effacer le clivage, fréquent en institution, entre les soignants qui savent, les aidants qui connaissent le malade et les soignés. « C’est une vision déresponsabilisante du malade. Ici, nous visons plus d’harmonie, parce que l’expertise n’est pas seulement liée à la profession, souligne Marie-Hélène Le Breton. C’est pour cela que ce sont les bénévoles, formés à l’écoute, qui accueillent les habitués. Et que j’ai revu certains de mes positionnements un peu rigides, notamment par rapport à la neutralité, pour privilégier l’écoute, la reformulation et la réassurance. » « C’est également un espace salutaire pour les professionnels, qui manquent d’information, pense Elsa Nave, aide à domicile, qui cherche actuellement à monter une entreprise autour des soins à la personne. Si j’avais su, par exemple, que le bruit de l’aspirateur paniquait la personne chez qui j’intervenais, j’aurais fait différemment dès le début. J’ai entendu ici des choses très concrètes sur la façon de mieux interagir avec le malade que personne n’a eu le temps de me dire ailleurs. »
Mais si le Bistrot Mémoire revendique son côté informel et plus souple qu’une institution, les bénévoles et Marie-Hélène Le Breton tiennent à leur analyse de pratique, réalisée avec une psychologue extérieure une fois par mois. « Nous évoquons notre vécu des situations et des questions concrètes que nous nous posons dans notre rapport aux participants, explique Christine Thiébaut. Doit-on leur faire la bise ? Ai-je eu raison de souhaiter son anniversaire à telle dame ? » « Notre relation aux participants ne doit quand même pas devenir copain-copine, renchérit Marie-Hélène Le Breton. Et nous trouvons justement que la supervision du travail relationnel manque souvent aux professionnels qui accompagnent ces malades. »
Le Bistrot Mémoire de Rennes a essaimé : il existe en France une trentaine d’initiatives du genre, rassemblées dans une Union des bistrots mémoire (1) qui se réunit annuellement. Outre ses projets d’améliorer l’accessibilité du Bistrot en développant une offre de minibus ou en travaillant l’itinérance, le café espère surtout être intégré au plan Alzheimer 2008-2012, et pérenniser ainsi son budget (actuellement assumé par la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, le conseil général d’Ille-et-Vilaine, la caisse régionale d’assurance maladie de Bretagne, la ville de Rennes et les caisses de retraite). L’autre grande réflexion qui a travaillé l’association depuis le début de l’aventure est la place des malades au Bistrot. Ils sont minoritaires, jamais plus de cinq par séance. « Au départ, nous avions même pensé embaucher une aide médico-psychologique, pour réaliser une sorte d’accueil de jour itinérant en cas de comportements à contenir, explique Irène Sipos. Au cas aussi où les aidants auraient besoin d’êtres seuls pour pouvoir s’exprimer ou auraient eu peur de ne pas pouvoir avoir l’esprit tranquille. Mais ce n’était pas une bonne idée. La personne malade ne voulait pas être séparée de son aidant. C’est notamment cela qui freine l’accueil de jour. » Quatre journées de sorties thématiques et plus ludiques ont donc été instituées, afin d’aider les malades à trouver leur place dans des moments plus conviviaux. Mais le Bistrot ne veut pas pour autant devenir un seul club de socialisation et de bonne humeur, craignant de perdre ses missions fondamentales : lieu de parole, de soutien psychologique des aidants et de restauration du lien social et familial.
Coupant la parole de l’intervenante, un homme se lève et se tourne vers sa femme : « Mais qu’est-ce qu’on fait ici ? » D’un geste, elle le rassure et lui explique : « On est au Bistrot Mémoire. » « Moi ? interroge-t-il. Moi, je suis mort ! » A sa droite, un autre malade répond, du tac au tac : « Eh bien, pour un mort, tu causes pas mal… » Tout le monde sourit.
(1) Union nationale des bistrots mémoire de France : 59, rue Papu – 35000 Rennes – Tél. 06 78 22 30 68.