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« Une pichenette copernicienne »

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Noël est passé, mais c’est bel et bien un conte que nous propose Gilles Cervera, formateur et psychothérapeute, ancien directeur de maison d’enfants à caractère social et ancien président du Réseau national des communautés éducatives. Il était une fois, en 2040, un monde éducatif idéal…

« Année 2040. L’Etat a muté, les services publics régaliens ont été cantonnés à la police et à la justice. L’éducation est désormais portée par des délégations de service public territoriales. L’inclusion (Including Education) a gagné nos régions latines.

Jusqu’en 2012 ou 2014, et ce n’est pas si loin, en France, les systèmes coexistaient, les logiques institutionnelles étaient cylindriques : c’est par case et discipline qu’on intervenait. Ainsi l’individu lui-même, son corps et sa psyché étaient-ils découpés en morceaux, ce morcellement correspondant à des guichets. La somme des guichets fréquentés était proportionnelle au malheur des gens. Plus grand était le handicap, plus il y avait de dossiers à constituer pour accéder aux simples droits du citoyen. Cette ostracisation du handicap, de la maladie ou de la misère venait en plus des autres, ghettos urbains et plafond de verre notamment.

Notre degré de sophistication administrative était à l’époque tel que les citoyens fragilisés se trouvaient écrasés et renonçaient. Des enfants autistes restaient en famille, des mères arrêtaient de travailler. Les parcours administratifs, malgré tous les discours à la gloire de la simplification, étaient bel et bien des parcours du combattant, indignes pour toutes les populations qui souffrent. Tel était le tableau général.

Je viens de remettre la main, en triant de vieux papiers, sur une de mes interventions d’octobre 2010 sur l’école et l’accompagnement médico-social des enfants et des jeunes.

“Combien d’offres marchandes, cours particuliers et autres leçons de piano ! Combien d’administrations ? Territoriale pour la garde d’enfant, la protection et le soin maternel et infantile… mais aussi d’Etat : l’Education nationale en premier, la PJJ, l’hôpital public, la Direccte (1). Combien d’associations, pour les loisirs et l’accompagnement social et médico-social, au nombre proportionnel aux soucis qui atteignent l’enfant ? Une jungle de services que les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) sont censées orchestrer, redistribuant des aides selon la quotité de handicap et répartissant les enfants et adolescents dans un nombre d’établissements et services toujours augmenté et toujours insuffisant. Les parents ont un droit opposable à une offre de services mais nul, hormis le médiateur ou le juge, ne peut forcer un établissement ou un service à accueillir. Pour la protection de l’enfance, c’est le magistrat qui est à la manœuvre, même si MDPH et protection de l’enfance ont le même conseil général pour chef de file. Un grand nombre de jeunes handicapés pour qui est notifiée ou ordonnée une mesure ou une prise en charge sont sans solution : moins, évidemment, les enfants et adolescents des familles lisant le droit que ceux des familles aux difficultés socio-économiques majeures.

Depuis 1946, nous fonctionnons sur les mêmes modèles. Ils ont fonctionné, mais ils restent inchangés quand tout de la société alentour mute ou a muté. Les modèles résistent aux lois dont les bonnes intentions sont indéniables mais auxquelles s’oppose une bureaucratisation de la souffrance. Les murs de Berlin invisibles sont à abattre, s’il le faut à la masse : car sont à l’œuvre des pouvoirs exorbitants tant au sein des administrations régaliennes que des fiefs associatifs. Le modèle tourne d’abord pour lui-même, visant à s’auto-conserver.

En 2010, deux constats : l’école échoue et les services sociaux s’épuisent.

Changer de paradigme

Voilà des décennies que le projet scolaire patine. La loi ’Haby’ a marqué une césure. Les uns l’attaquent pour cause de massification insatisfaisante du collège, les autres lui reconnaissent des vertus démocratiques. Pendant le débat, le collège se délite, la fonction publique d’enseignement se paupérise, les professeurs, malgré les revalorisations statutaires, sont délégitimés. L’école surligne les défaillances sociales.

La pente des derniers gouvernements est au tout sécuritaire, qui croit réduire l’agitation des jeunes par des portiques et autres caméras de surveillance. Loin de toute aménité pour sa jeunesse, la société stigmatise sa dangerosité.

Faire société depuis toujours consiste à inclure. La citoyenneté scolaire est aussi une reconnaissance identitaire. A contrario, observons les dégâts causés par la déchéance scolaire, pardon, l’échec scolaire : source incommensurable d’humiliation dont les traces perdurent toute une vie.

Inclure, mais comment l’école peut-elle le faire avec un fonctionnaire sur deux non remplacé. Le découragement est total quand il faudrait remonter ses manches. Au lieu de propos martiaux, il faudrait prioriser l’éducation et l’accompagnement en changeant de paradigme. Doivent contre toute attente et de toute urgence se fondre les logiques instructive, éducative et d’accompagnement.

Les milliers d’éducateurs et de psychologues du social doivent rejoindre institutionnellement les enfants depuis la maternelle jusqu’à la terminale. Là où ils sont, là où ils vivent huit heures par jour, sans oublier les filières professionnelles, les maisons familiales rurales et les centres de formation des apprentis. Au lieu d’un collège bunkerisé avec des check-points et des pédiluves sociaux, il y aura des adultes dans les couloirs avec des horaires plus larges que ceux des professeurs : la communauté éducative sera reconstituée.

Qu’est-ce qui manque pour harmoniser le lien ? Des personnes, tout simplement. Imaginons dans les escaliers du collège, l’ergothérapeute raccompagnant un jeune dans sa classe, un professeur de sourds et un technicien en locomotion se croisant et faisant un petit point tandis qu’un psychologue entre deux rendez-vous taillerait une bavette avec trois jeunes filles ou qu’un chef de service éducatif pousserait un coup de gueule pour que cesse ce vacarme ! L’école, comme lieu de vie ! Le collège comme lieu de liens car le lien prévaut sur le lieu ! La vie scolaire ressemblant à la vie tout court, à la coresponsabilité, à la réunion des mondes qui entre eux s’ignorent alors qu’ils sont l’une et l’autre face de la réponse aux jeunes.

Une pédagogie sociale partagée

Au lieu de tout séparer et catégoriser, si l’on essayait de penser le jeune dans sa totalité ? Pourquoi l’orthophoniste du centre de soins ne réaliserait-elle pas sa séance au bout du couloir où le jeune a ses cours de maths ou de français, comme cela se fait en Suisse ? Les logiques catégorielles ont entraîné des actes totalement artificiels de séparation sur le modèle de la clôture claustrale ou carcérale ! Chacun sa cellule !

Combien d’écoles vides dans les villes, de collèges abandonnés qui pourraient recevoir cette double mission d’instruction et d’accompagnement social ? La normalisation est à ce prix de l’inclusion réelle et égalitaire : pour les jeunes, tous et les professionnels, tous !

Il restera pour les enfants et adolescents polyhandicapés ou grabataires, pour ceux en pleine décompensation psychotique, des centres spécialisés avec leurs plateaux techniques pointus, et les centres de l’enfance pour mettre à l’abri les enfants et ados en danger. Pour le tout-venant des enfants en difficulté, de ceux, les plus nombreux, nomenclaturés en tant que variantes de la normale avec troubles associés, l’école convient si elle est enrichie. Si la communauté éducative est transdisciplinarisée avec les professeurs et les personnels des IME, des ITEP ou autres.

A côté des profs, pas un conseiller d’orientation paumé pour 3 000 jeunes ni un médecin scolaire perdu dans son territoire, mais une pédagogie sociale partagée par des professionnels de l’éducation et du soin ! Le vivier existe, il suffit de le déplacer !

Les placements à domicile (PAD) et les Sessad sont de merveilleux outils sociaux et médico-sociaux qui se sont développés dans les deux dernières décennies : ces services à domicile interviennent dans le lieu de socialisation : la famille pour les PAD, les écoles pour les Sessad. Capitalisons ces expériences que les associations ont contribué à mettre en place. »”

La face contre l’inertie

Fin de citation. Quelle distance parcourue 30 ans après, quand l’ensemble d’une classe d’âge a été ramené dans le droit commun comme la fameuse loi de 2007 sur l’égalité des chances le préconisait. Pas si long, 30 ans ! Hélas, il a fallu non pas la bonne volonté des associations ou des institutions mais les coups de pied au cul, les menaces de fermeture et les regroupements forcés pour y arriver. La force contre l’inertie de l’autosatisfaction ! Il a fallu en passer par l’injonction contre toutes les ruses qui masquaient le droit et niaient l’usager, comme l’inscription administrative dans des écoles de jeunes qui n’y mettaient jamais les pieds ! Les familles n’en pouvaient plus d’être leurrées. Besson faisait des circulaires scélérates contre les migrants et pour les enfants en difficulté, c’étaient les mêmes logiques de rejet aux frontières symboliques de la normalité.

Les logiques financières ont été reconsidérées, car la sécurité sociale, qui finançait le dispositif médico-social, se retirait dès lors que le jeune était intégré sur le long terme : fusil à deux coups que les partenaires sociaux ont dénoncé. Il valait effectivement mieux que l’ARS finançât des postes plutôt que des murs. Nombre d’établissements ont été fermés, ça a fait mal au cœur aux salariés qui y œuvraient depuis de si longues années. L’important, c’est que les plateaux techniques aient été maintenus et que les équipes pluridisciplinaires le soient devenues, réellement. Les diagnostics et les suivis en ont été tellement améliorés ! Le psychiatre a vu l’enfant vivre ou au moins l’a croisé venant au collège, sac à dos sur l’épaule, considérable avancée ! Et la pédagogie différenciée est devenue du même coup une réalité.

Il y a eu beaucoup de casse dans l’encadrement, mais certaines équipes de direction ont inventé des modèles expérimentaux avec double, voire triple tutelle ! Les cultures professionnelles se sont rapprochées. En 2040, oui, on peut oser le bilan, il y avait besoin d’une pichenette pour mettre en musique cette réelle offre sociale : une pichenette copernicienne ! Au service d’une seule logique : instruire, éduquer, soigner les jeunes là où ils sont, dans une communauté éducative capable non plus de mimer la société ou de la suivre en clivant, mais bel et bien de contribuer à réaffilier. »

Contact : gilles.cervera@voila.fr

Notes

(1) Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.

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