Le 5 janvier, la « Maison des sciences sociales sur le handicap » a été installée à Paris dans les locaux de l’ex-CTNERHI (Centre technique national d’études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations) (1), avant son inauguration au printemps prochain. Cette nouvelle structure consacre la reprise par l’EHESP (Ecole des hautes études en santé publique) des activités et des personnels de l’ancien organisme, mettant fin aux inquiétudes de ces derniers sur leur devenir (2). Mais le projet va bien au-delà. Avec cette « maison », l’école entend jouer un rôle de premier plan en matière de handicap, devenu un enjeu majeur de santé publique, en créant un centre interdisciplinaire et international de recherche, d’expertise et de formation dédié à ces questions.
Ce projet ambitieux n’aurait sans doute pas vu le jour sans la question du devenir du CTNERHI. Estimant que son pilotage dans un cadre associatif n’était plus adapté, la direction générale de l’action sociale (devenue direction générale de la cohésion sociale) a sollicité l’EHESP en 2009 pour envisager une reprise de l’activité du centre. L’établissement y a vu une opportunité pour mener une réflexion sur la place du handicap dans une école de santé publique et présenter « un vrai projet », selon les termes d’Antoine Flahault, son directeur et professeur de santé publique. C’est ainsi qu’à sa demande, Denis Chastenet, chercheur du CNRS, s’appuyant sur le travail déjà réalisé par les équipes de l’école et sur la base de multiples données, a procédé pendant 18 mois à une recherche concernant les enjeux et les défis de la politique du handicap dans notre pays (3).
Au terme de celle-ci, il conclut à la nécessité pour l’EHESP de s’investir dans la structuration de la recherche et de la formation dans le champ du handicap pour accompagner les mutations actuelles, soulignant sa légitimité en tant qu’école de formation des cadres de santé publique. En effet, « un changement considérable de paradigme », selon son expression, s’est produit depuis une dizaine d’années avec la loi « handicap » de 2005, mais aussi la loi 2002-2 et la loi « hôpital, patients, santé et territoires ». « On s’est aperçu que les personnes handicapées ne sont pas simplement l’objet de politiques publiques mais qu’elles sont des citoyens et ont des droits » tels que le droit à l’information et à la liberté de choix face à une proposition de prise en charge, le droit au respect des liens familiaux… La loi de 2005 rappelle aussi que les services doivent répondre aux besoins réels des personnes et favoriser leur autonomie, « alors que l’ancien système était organisé de façon à les protéger du reste du monde », souligne Denis Chastenet. Par ailleurs, les mesures visant à favoriser l’éducation en milieu ordinaire, l’accès aux études, au cadre bâti et à une vie professionnelle participent d’une même philosophie, relève Antoine Flahault : « Tout doit être accessible à tous, autant que possible, et chacun doit pouvoir accéder à autant d’autonomie que possible. » Mais si le mouvement de rénovation de la politique du handicap est engagé au plan des principes, il reste encore à le mettre en œuvre au plan des pratiques. D’autant que la population concernée est importante : on l’estime entre 1,8 million et 5 millions de personnes selon leur degré de handicap en France et à 10 % dans l’Union européenne.
Alors qu’il faut développer de nouveaux services et prendre en compte les progrès scientifiques et technologiques, on manque en effet de données quantitatives et qualitatives permettant de mieux connaître les publics handicapés, leurs attentes et leurs besoins. « De quoi meurt-on dans le système institutionnel aujourd’hui ? De maladies et de souffrances qui n’ont pas été vues. C’est alors un silence complet dans l’établissement, personne ne voulant dire qu’un tel est mort d’une hémorragie dont les signes n’ont pas été détectés », s’indigne Denis Chastenet. A l’inverse de l’intérêt suscité par ce champ dans les pays scandinaves et anglo-saxons, la recherche française sur le handicap est insuffisamment développée. Par exemple, la morbidité des personnes a diminué grâce aux progrès médicaux et leur niveau de vie s’est allongé sans que des données statistiques puissent l’établir avec précision. En fait, malgré la création dès 1975 du CTNERHI, la France n’a pas connu de politique incitative à destination des organismes de recherche ou des universités permettant une structuration de ce champ de recherche. Celle-ci est pourtant indispensable pour conduire des politiques pertinentes, bien utiliser les fonds publics et définir les besoins d’accompagnement. « Ce qui nous manque, c’est l’intelligence pour inventer les nouveaux services à apporter aux personnes », estime Denis Chastenet.
On manque également, selon lui, de travaux sur les droits des personnes handicapées alors que des contentieux et une jurisprudence se développent. De même juge-t-il nécessaire de mener des recherches sur le cadre juridique des services médico-sociaux, le plus souvent gérés sous le statut associatif, « à la fois très souple et peu contraignant », par anticipation des questions de responsabilités qui vont inévitablement se poser. « Qui est responsable en cas de maltraitance ou d’accident entraînant un préjudice pour un handicapé ? Le professionnel qui n’a pas fait son travail, le directeur qui ne lui a pas donné les moyens de bien le faire, le conseil d’administration de l’association, voire l’autorité de tutelle qui n’a pas accordé de financements suffisants ? Chaque institution y va de sa propre réponse. » Pour permettre de déterminer les responsabilités, le chercheur estime nécessaire que les associations professionnalisent leurs règles de gouvernance (avec notamment des délégations et des responsabilités clairement établies). Il invite aussi à engager des travaux sur les questions éthiques afin que les professionnels aient une écoute respectueuse des personnes et ne se fondent pas sur leurs seules opinions et certitudes. « Le grand défi qui est lancé depuis 2005, c’est de permettre aux personnes handicapées de retourner dans la société, mais aussi d’enrichir la société de la connaissance de la réalité du handicap. »
On le voit donc, le développement de la recherche doit permettre de faire évoluer les compétences et de faire émerger, selon Denis Chastenet, la « nouvelle génération de professionnels » qu’implique la nécessité pour le secteur médico-social de passer de la gestion de places prédéfinies et standardisées à la fourniture de services spécialisés sur mesure. « Aujourd’hui, les professionnels font le maximum avec les formations qui leur ont été données à partir des connaissances du passé, mais ils ignorent encore trop le contexte juridique, éthique, technologique et scientifique dans lequel on est entré il y a une dizaine d’années, analyse-t-il. Le corpus de la formation sur le handicap n’est pas constitué », les formations des professionnels de niveau V à I étant structurées presque exclusivement autour de quelques disciplines administratives et sociales et quasiment sans lien avec l’université. Le chercheur plaide donc pour une formation plus globale et transversale avec des compétences pluridisciplinaires et techniques intégrant la diversité des handicaps, et pour une revalorisation des métiers d’accompagnement (niveaux IV et V).
C’est également la gouvernance des établissements qu’il faut faire évoluer car la veille sur les questions d’éthique, de bonnes pratiques, d’étude et de recherche y est souvent inexistante et les méthodes de management inadaptées. Denis Chastenet estime ainsi nécessaire de former les cadres à la conduite du changement, à l’analyse et à l’évaluation des pratiques professionnelles. Un chantier sur lequel l’EHESP apparaît légitime puisqu’elle forme le corps des directeurs d’établissements publics sanitaires, sociaux et médico-sociaux (D3S) et qu’elle délivre, pour le secteur associatif, le Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ou de service d’intervention sociale) préparé au sein des centres de formation en travail social. Les enjeux de la formation sont, en tout cas, considérables du fait des départs en retraite des cadres et dirigeants du secteur, qui ont déjà commencé, mais aussi des nouveaux métiers à développer (pour l’accessibilité des villes et des transports, l’organisation des services dans les bassins de vie, la conduite des politiques territoriales, etc.).
C’est donc sur la base du rapport du chercheur qu’est né le projet de « Maison des sciences sociales sur le handicap » au sein du département « sciences humaines et sociales et des comportements de santé » de l’EHESP. Objectif ? « Mailler, dans le champ du handicap, l’univers académique de la recherche et de l’enseignement supérieur, le monde des usagers et des associations, les formations sociales et les politiques publiques, un maillage qui a rarement réussi en France », explique Antoine Flahault. Une structure « un peu hors les murs », puisqu’elle abrite des têtes de réseau, « à l’image de l’EHESP, qui développe ses activités en réseau avec les partenaires extérieurs ».
La maison reprend les activités (et les personnels) de l’ex-CTNERHI, notamment son centre de documentation sur les handicaps, unique en France, désormais couplé avec celui de l’EHESP. Cette dernière a également fait une demande à l’Organisation mondiale de la santé pour être labellisée « centre collaborateur » et poursuivre le travail de l’ancien organisme sur la classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé. La « maison » est, par ailleurs, le siège de la Structure fédérative de recherche sur le handicap, pilotée par Jean-François Ravaud, directeur de recherche à l’Inserm ; celle-ci regroupe une trentaine de laboratoires universitaires et d’organismes de recherche (CNRS, Inserm, etc.) en vue de développer des partenariats et des synergies.
Enfin, la structure abrite sous son toit trois chaires d’enseignement et de recherche complémentaires, dont deux nouvelles, autour des questions sociales soulevées par le handicap et la perte d’autonomie (voir encadré, page 26). Celles-ci vont permettre de lancer, sur ces sujets, des opérations de recherche, de développer l’enseignement supérieur par l’accompagnement de doctorants, d’animer un réseau scientifique grâce à l’organisation de séminaires et de colloques (ouverts aux associations et aux professionnels) et de diffuser les travaux. « Des travaux conçus également pour irriguer les programmes de formation des D3S et du Cafdes », insiste Antoine Flahault, qui espère que les centres de formation en travail social se saisiront des résultats des recherches.
Les contours de la nouvelle structure ne sont toutefois pas complètement arrêtés. « Nous n’avons pas voulu plaquer un projet ficelé, explique le directeur de l’EHESP. C’est plus une vision, une forme de gouvernance que nous avons impulsée. » Les personnels et titulaires de chaires ont donc été invités avec Jean-François Ravaud, qui est également le responsable de la « maison », à définir un projet commun ; ils se sont donnés six mois pour le faire.
La Maison des sciences sociales sur le handicap va bénéficier chaque année de :
1 million d’euros versé par l’EHESP pour la reprise des activités et des personnels de l’ex-CTNERHI ;
650 000 €versés par la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie pour les trois chaires ;
150 000 € versés par la Structure fédérative de recherche sur le handicap.
Auxquels s’ajoutent les salaires des titulaires des chaires versés par le CNRS, l’Inserm et l’Ecole normale supérieure.
La chaire « Lien social et santé » ou « social care », créée par l’EHESP en 2009 avec le CNRS.
Titulaire : Claude Martin, directeur de recherche au CNRS et responsable de l’unité mixte du Centre de recherche sur l’action politique en Europe.
Objet : examiner comment les politiques publiques qui se dessinent en France, en Europe ou dans d’autres pays organisent l’équilibre, dans les prises en charge des personnes vulnérables, entre l’intervention des proches, du secteur associatif, du secteur commercial et de l’action publique.
Un site Web est en cours de construction et une recherche est actuellement menée sur le diagnostic de la maladie d’Alzheimer et les trajectoires de prise en charge des personnes atteintes. La chaire travaille également, depuis plusieurs années, sur la réforme des soins de longue durée en Europe.
La chaire « Participation sociale et situations de handicap », créée en lien avec l’Inserm sur une thématique encore peu investie en France.
Titulaire : Jean-François Ravaud, directeur de recherche à l’Inserm.
Objet : combiner l’apport de l’épidémiologie sociale et des sciences humaines et sociales pour aborder le rapport complexe entre santé et situation sociale.
La chaire devrait orienter ses travaux dans trois directions : l’étude des populations handicapées, l’expérience du handicap et le traitement social du handicap.
La chaire « Handicap psychique et décision pour autrui », créée avec l’Ecole normale supérieure (ENS), sur une thématique où les travaux en sciences sociales sont également peu nombreux.
Titulaire : Florence Weber, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’ENS.
Objet : éclairer la décision publique sur la façon dont on peut concilier, pour les publics concernés, l’assistance à personne en danger et le respect des libertés individuelles.
Il s’agit également, à côté du développement de l’enseignement supérieur, de proposer des améliorations des formations initiales dispensées par l’Education nationale, les centres de formation en travail social ou la fonction publique.
(1) « Maison des sciences sociales sur le handicap » : 236 bis, rue de Tolbiac – 75013 Paris – Contact : Mme Marrière – Tél. 01 45 65 59 09.
(3) Son rapport est publié, avec d’autres contributions, dans l’ouvrage Handicaps et innovations – Le défi de compétence – Sous la direction de Denis Chastenet et d’Antoine Flahault – Presse de l’EHESP – Septembre 2010 – 24 €.