La pauvreté est-elle en augmentation chez les personnes âgées ?
Nous sommes à un moment de basculement par rapport à l’hypothèse qui voulait que, grâce à un meilleur taux d’activité des femmes et à une qualité de l’emploi en hausse, la pauvreté chez les personnes âgées allait disparaître, à peu de choses près. On se rend compte aujourd’hui que le taux de pauvreté chez elles non seulement ne diminue plus, mais au contraire augmente de nouveau. Les derniers chiffres dont nous disposons – issus du rapport au Parlement de 2010 sur le suivi de l’objectif de réduction de la pauvreté (1) – montrent que l’on est passé, entre 2004 et 2008, de 8,6 % à 10,3 % de personnes âgées de plus de 65 ans sous le seuil de pauvreté. Cela fait une augmentation de presque 20 % en cinq ans ! C’est un indicateur d’alerte, et nous pouvons nous interroger sur la capacité de ces personnes à vivre une vie digne et décente avec les retraites qu’elles perçoivent.
Cette pauvreté avait pourtant considérablement reculé entre les années 1970 et 1990…
Cette évolution était liée principalement à l’élévation du niveau de vie et à l’amélioration du taux d’emploi, qui a modifié la pyramide des actifs, en particulier chez les femmes. Car la pauvreté chez les personnes âgées touchait essentiellement les femmes, dont beaucoup n’avaient pas travaillé et se retrouvaient démunies lorsqu’elles devenaient veuves. Par ailleurs, le minimum vieillesse (2), créé en 1956 notamment pour pallier la progressivité de la montée en charge du système de retraite instauré en 1945, avait été un événement politique important. Néanmoins, en dépit des importantes revalorisations discrétionnaires dont il a fait l’objet, surtout entre les années 1970 et le début des années 1980, il n’a que rarement permis à ses bénéficiaires de passer au-dessus du seuil de pauvreté.
Quelles sont les raisons de cette paupérisation accrue des anciens ?
La raison principale est que les femmes comme les hommes font face, depuis une quinzaine d’années, à un marché du travail beaucoup plus segmenté qu’autrefois, avec des emplois souvent à durée limitée, voire intermittents. Le temps de vie productif s’est fractionné de façon accélérée, plus fortement qu’on aurait pu l’imaginer. Une autre explication est que, pour le public féminin, l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale reste pénalisante. Elles sont toujours davantage chargées des enfants, comme elles le seront sans doute demain de leurs propres parents vieillissants et dépendants. Tout cela se traduit par des durées de cotisation plus courtes, et donc des pensions peu élevées. En outre, plus on avance en âge et plus le taux de pauvreté augmente. Les femmes de plus de 75 ans constituent le groupe le plus vulnérable. Elles ont peu cotisé et se retrouvent la plupart du temps avec des retraites très faibles, même complétées par le mécanisme du minimum contributif. Elles basculent souvent dans le minimum vieillesse à 65 ans, avec une espérance de vie de 85 ans. Et la réforme du système de retraite devrait renforcer cette dégradation en allongeant le nombre d’années de cotisation, qui va passer à 42 ans d’ici à 2012, et en reculant de 65 à 67 ans l’âge d’accès à la retraite à taux plein. Or on sait d’avance que beaucoup de gens n’iront pas jusque-là. Ils arrêteront de travailler avant ou n’auront de toute façon pas cotisé suffisamment. Ils subiront donc des décotes sur le montant de leur pension. Nous avons là la trame d’une paupérisation assurée chez les personnes âgées.
Quelles sont les personnes les plus vulnérables ?
Outre les femmes, il s’agit des travailleurs migrants arrivés en France dans les années 1960-1970. Ils ont eu des vies de travail extrêmement dures, avec des niveaux de salaires en général très faibles, et se retrouvent à présent, pour le plus grand nombre, avec des pensions d’un montant peu élevé. Et comme, pour toucher le minimum vieillesse, il leur faut justifier d’au moins six mois de résidence en France par an, ils souffrent aussi de l’isolement. L’autre public en difficulté chez les personnes âgées, ce sont les populations rurales, en particulier les conjointes d’agriculteurs lorsqu’elles se retrouvent seules. Leur situation a fait l’objet de revalorisation dans les années passées, mais leur ressources demeurent toujours très maigres.
La solitude constitue-t-elle un facteur associé ?
Les études menées par les associations après la canicule de 2003 et les travaux réalisés cette année par la Fondation de France montrent en effet que la solitude ressentie croît avec l’âge et est corrélée avec le niveau de ressources. Au quotidien, en tant que bénévole sur le terrain, on ne peut que constater l’existence d’un lien entre le niveau de ressources, le degré d’isolement et le sentiment de solitude et de marginalisation. Les ressources sont-elles le point dominant en générant l’isolement, ou est-ce l’inverse ? On peut dire que c’est souvent à partir d’une question de ressources que se construisent d’autres problématiques, comme l’isolement et la marginalisation. Ainsi, lorsque dans un couple le mari décède, la femme se retrouve seule et doit vivre avec une pension de réversion, actuellement de 54 % de la retraite de son conjoint. Ce facteur déclenchant provoque une forte baisse des ressources et, en même temps, la construction d’une situation d’isolement et d’une certaine souffrance liée à cette solitude.
Le minimum vieillesse était censé prémunir les personnes âgées contre la pauvreté…
Ce dispositif avait été conçu comme un filet de sécurité, sans que l’on ait réellement réfléchi à ses liens avec le salaire minimum ou le seuil de pauvreté. Au fur et à mesure, on s’est rendu compte qu’il ne tenait pas réellement la route. Son niveau se situe aujourd’hui à 709 € par mois. Le gouvernement a décidé il y a un an et demi de l’augmenter de 25 %. Il devrait donc s’établir en 2012 aux alentours de 777 €. C’est une revalorisation importante qui s’appliquera aux personnes isolées, mais pas aux couples, qui bénéficient d’une allocation correspondant à 1,8fois le montant de base. Mais même ainsi cela reste très inférieur au seuil de pauvreté pour une personne seule, de 949 € (valeur 2008). On attribue des prestations, mais on ne sait pas bien à quoi elles servent ni si elles couvrent les besoins réels des personnes.
Comment freiner cette paupérisation ?
Sur le long terme, cela passe par l’amélioration de l’égalité hommes-femmes. Il faut éviter que ces dernières soient pénalisées dans leur parcours professionnel. Ce qui pose entre autres la question de la garde des enfants. Du coup, il s’agit sans doute de redonner un rôle aux grands-parents dans la construction intergénérationnelle de la société. Autrefois les générations vivaient ensemble. Aujourd’hui, elles vivent séparément, avec parfois un éloignement géographique. On pourrait donc s’interroger sur le rôle des grands-parents à l’égard de leurs petits-enfants afin de faciliter l’activité des femmes dans des emplois de meilleure qualité et plus durables. Sur le court terme, je pense qu’il faut se réinterroger sur l’articulation entre le niveau des prestations et l’ensemble des services auxquels les personnes souhaitent accéder. Selon qu’on habite en milieu rural ou urbain, qu’on est proche ou pas des transports collectifs, qu’on a accès à des services de santé ou non, les inégalités sont très fortes. Il faut donc remettre en relation les prestations avec les services qu’elles peuvent couvrir. On se focalise sur un problème monétaire alors que l’enjeu n’est pas que monétaire. C’est pour cette raison que les réseaux associatifs militent pour que se développe une véritable réflexion sur ce que signifie, pour une personne âgée, vivre dignement. Quel est le panier de biens dont elle a besoin et quelles sont les ressources nécessaires pour cela ?
Peut-on imaginer une solidarité familiale ascendante, des enfants vers les parents âgés ?
Il est clair que nous sommes encore dans une logique d’aide financière intergénérationnelle descendante. Les personnes que je rencontre dans mon action bénévole, vivant pour la plupart au minimum vieillesse, me disent toutes que jamais elles ne demanderont à leurs enfants de les aider financièrement. C’est plutôt l’inverse qui se produit. Mais c’est certainement en revivifiant les liens intergénérationnels, monétaires ou non, que l’on pourra créer davantage de cohésion sociale.
Aujourd’hui retraité, Jean-Pierre Bultez représente l’association des Petits Frères des pauvres au sein des réseaux EAPN et AGE Platform Europe. Il est également président de la commission Europe de l’Uniopss, membre du conseil de l’ONPES et vice-président de l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais. Il a codirigé, avec Didier Gelot, Vieillir dans la pauvreté (« Problèmes politiques et sociaux » n° 977, Ed. Documentation française, octobre 2010).
(2) Les deux allocations dont se composait le minimum vieillesse ont été fondues, en 2006, en une prestation unique : l’allocation de solidarité aux personnes âgées.